Portrait de l'artiste en
ténor
Par les hautes fenêtres
resplendissent les colonnes du Panthéon, éblouissantes au soleil
d’hiver. Roberto Alagna est assis là, souriant, chaleureux. Le
journaliste consciencieux affecte en ces circonstances une
décontraction de commande. Ne pas s’y tromper : on ne reçoit pas
sans quelque ébranlement un artiste que l’on a passé des heures
entières à écouter, regarder, détailler, comprendre – heures
radieuses, qui commandent pour le moins la gratitude.
Cela faisait quelque temps que nous n’avions pas rencontré le ténor.
La quarantaine est passée par là : il a rajeuni.
C’est autre chose encore que la quarantaine a apporté. Quelque chose
comme une victoire. Ces rôles dramatiques qui mettent les amateurs
et critiques d’opéra dans la position infiniment plaisante et
confortable d’augures (« vous y laisserez votre voix ! votre peau !
votre honneur ! »), Roberto Alagna les a chantés. Et sur scène ! Et
plus que jamais, sa place au sein du monde lyrique est prééminente.
Mieux : la tentative de mettre du bronze dans l’or liquide du
timbre, qui caractérisa sa voix l’espace de quelques mois, ne
s’entend plus. En fait de crépuscule, c’est une nouvelle aurore. La
voix ressort de ces confrontations plus pleine, plus lumineuse et
plus franche que jamais.
A la joie de la victoire s’ajoute la malice du pied-de-nez. Les
sceptiques et les détracteurs en sont pour leurs frais : ils
prédisaient avec gourmandise la chute d’Alagna dans ses Trouvère
parisiens ; chute qui serait rendue plus éclatante par la
performance attendue d’un valeureux rival sur la scène marseillaise.
Les comptes furent simples : triomphe à Paris, à toutes les
représentations, avec reprise de la cabalette, cependant qu’à
Marseille, on barytonnait, puis annulait. Les Cassandre froncèrent
le nez.
Roberto Alagna et Luciana d'Intino
dans Il Trovatore à Palerme (décembre 2002)
A-t-on bien mesuré cependant le sens
de ce renversement des pronostics ? Le mécompte n’est-il pas plus
grave qu’il n’y paraît ? En réalité, il semble qu’on ne sache plus
très bien ce que c’est qu’un ténor. Tant de voix outrageusement
blindées et trompettantes, tant de timbres aux harmoniques
suicidairement métalliques, tant de forçages destructeurs et
assourdissants ne nous auraient-ils pas fait oublier que notre ténor
de répertoire, avant d’être léger, di grazia, drammatico, lirico,
lirico spinto, est d’abord la voix du héros ? Oui, l’on sait bien
que le héros, dans l’imagerie contemporaine, ne se passe que très
mal de biceps saillants et d’un cou de taureau. Mais une autre
vision jadis l’emporta, où le héros était d’abord jeunesse et
lumière. Et insolent, avec ça : lorsqu’il chante, on n’entend que
lui. N’est-ce pas cela que Roberto Alagna, représentation après
représentation, disque après disque, cherche à nous rappeler ? Ne
cherche-t-il pas, par là-même, à nous restaurer l’oreille, au lieu
de continuer à la faire vrombir et bourdonner ?
Car on ne prendra pas ce ténor-là en flagrant délit de trafic vocal.
A la première note, on sait qui chante, que le rôle soit Manrico,
Werther ou Faust. Le grain de la voix est là. Ne varient que les
couleurs et l’épaisseur. De là, ce sentiment, à l’écoute d’Alagna,
d’entrer toujours de plain-pied dans la musique, dans le personnage,
dans l’œuvre, dans le récit, et non dans un show vocal pour
anthologies de commande. Il n’est pas si fréquent d’entendre des
ténors suffisamment humbles pour rendre l’œuvre à sa nécessité même,
au lieu de la mettre au service d’une inutile autocélébration.
C’est bien pourquoi Roberto Alagna n’a pas une voix, mais plusieurs
voix. Comme Christa Ludwig, comme Callas, comme Fischer-Dieskau,
comme Rosvaenge, comme Tauber, comme Erb, comme Slezak. Plusieurs
voix pour plusieurs œuvres, plusieurs compositeurs, plusieurs
siècles, plusieurs personnages, plusieurs situations. « Je chante
chaque rôle avec une voix différente, disait en substance Christa
Ludwig, mais c’est toujours la même voix ! » Ce grand art-là –
changer de masque, voiler ou dévoiler, faire briller ou noircir –
serait-il par extraordinaire interdit aux ténors ?
Au-delà de ses mérites proprement artistiques, il n’est pas douteux
que le mérite de Roberto Alagna est, pour ainsi dire, historique. Il
rappelle le monde de l’opéra à quelques principes salutaires qui ont
toujours fait loi. Ainsi, que l’excès de voyages, les chefs
impatients, l’insuffisance du temps de repos, les metteurs en scène
dévoreurs de temps, les obligations officielles… sont bien plus
destructeurs pour la voix que passer du duc de Mantoue à Werther –
passage dont la difficulté est essentiellement émotionnelle. Il
rappelle que le chanteur n’est pas le matériau inerte dont on fait
les opéras, mais la matière noble de cette production : « un metteur
en scène qu’on siffle en est toujours très satisfait ; un chanteur
qu’on siffle en est toujours meurtri », remarque-t-il. Cherchez
l’erreur ! Il rappelle encore qu’un chanteur ignorant son texte est
limogé, qu’un metteur en scène ignorant tout de l’œuvre reste en
grâce – son ignorance portât-elle sur le Brindisi de La Traviata («
Le Brindisi ? Mais qu’est-ce que c’est ça, le Brindisi ? ») ; qu’un
chanteur ne devrait pas endurer les invectives gratuites de quelque
chef, directeur, régisseur que ce soit ; qu’il ne saurait non plus
accepter de voir les captations de spectacles être diffusées sans
toucher le premier sou de royalties – quitte pour cela à refuser
tout net la captation, comme Alagna le fit plusieurs fois déjà.
Il y a chez Alagna une certitude de la prééminence du chanteur au
sein de toute production d’opéra (« il y a l’écrin et il y a le
bijou ») qui est réconfortante : d’abord, parce qu’elle répond au
sentiment et à l’expérience de tout spectateur d’opéra ; ensuite,
parce qu’elle est de nature à faire revenir dans l’autre sens le
balancier parti loin dans la direction d’un opéra conceptuel et
désincarné.
Les audaces de Roberto Alagna sont dictées par le souci non de
prolonger encore le mouvement de déracinement de l’opéra, mais par
celui de revenir à l’essentiel, et d’une certaine manière à la
tradition même du genre. C’est cette foi dans la valeur et le sens
de cette tradition qui lui donne une si parfaite liberté de
répertoire et une telle confiance en sa propre versatilité. Car
c’est dans l’exploration des possibilités du répertoire que se
trouve le vrai travail d’approfondissement artistique ; c’est dans
la curiosité artistique que les chanteurs ont de tout temps trouvé
la source de leur expression et de leur épanouissement, et non dans
un malthusianisme de répertoire ou dans l’entretien douloureux d’une
frustration devenant sécheresse ; c’est dans la pluralité que se
donne l’identité. Cette confiance est un instinct, à quoi s’ajoute
un mélange d’érudition du chant, d’insatiable curiosité et sans
doute d’atavisme – chez les Alagna, le chant n’était pas seulement
un passe-temps, mais une affaire de première importance.
Ces audaces témoignent aussi d’une foi dans le chant qui dépasse le
simple amour du travail bien fait. Après tout, personne n’a demandé
à Roberto Alagna de retrouver dans la tradition de l’opéra la part
la plus féconde et de s’en faire le porte-étendard. Cependant, son
parcours même suffit à montrer que cette foi est depuis le début un
moteur puissant.
Ainsi, il a fallu, au sein d’une famille adepte de beau chant,
imposer sa vocation ; il a fallu ensuite, venant du monde de la
variété, se faire admettre par le monde de l’opéra, quitte à chanter
pour cela six rôles différents dans la même semaine ; il a fallu
aller chercher le Prix du concours Pavarotti, s’en offrant l’habit
requis en remportant un moindre concours ; puis il a fallu rappeler
à un monde forcément installé dans des routines confondues avec une
tradition essoufflée que l’art lyrique est précisément le contraire
de la norme et du préjugé.
Le jeune Roberto Alagna dans
Roméo et Juliette
Long parcours, long combat, et goût
certain du jeu et de l’irrévérence. Victoire, disions-nous ? Le
Radamès d’Alagna, en janvier à Copenhague, est désormais attendu non
comme une infraction de plus à Dieu sait quelle sagesse vocale, mais
comme l’occasion d’entendre ce rôle dans les couleurs juvéniles
voire chambristes qu’il requiert. Satisfaction supplémentaire : le
ténor fait école. Les jeunes ténors montants, prenant exemple, se
risquent à des rôles réputés lourds, bien décidés à ne pas s’y
brûler, mais y apportant leurs moyens, leur art, leur sensibilité –
tout cela pour simplement apprendre, mûrir, avancer. La liberté
d’Alagna est contagieuse.
Raviver la tradition dans ce qu’elle a de plus pérenne, de plus
vrai, de plus précieux, c’est aussi se donner le droit de trouver au
sein de cette tradition les germes de l’avenir. De là une série de
réalisations ou de projets destinés à restaurer la concordance entre
le spectacle d’opéra et la sensibilité contemporaine en matière de
représentation, si profondément modifiée par l’évolution de la
télévision et du cinéma. La technique de l’image télévisuelle et
cinématographique est aujourd’hui structurée par la rapidité des
séquences, le mouvement de caméra, la proximité avec l’événement. La
captation d’opéra, au rebours, est fixe et lointaine. Les efforts
des réalisateurs se heurtent aux données intangibles de la
représentation publique (discrétion des caméras, éclairages
inadéquats, etc.). S’il est vrai que l’opéra a toujours été un art à
grand spectacle, il convient de réduire le retard accumulé et de lui
offrir de nouvelles méthodes de captation.
Autre projet, lié toujours au spectaculaire : composer un opéra
directement pour le cinéma – chose que les frères Alagna sont en
train de concevoir. Le public qui, depuis des années, doit supporter
des productions à la laideur et à la prétention anti-théâtrales,
devrait suivre le chanteur dans sa tentative de retrouver les voies
d’un opéra rendu à son sex-appeal premier.
Il y aurait encore beaucoup à dire des projets, des envies, de la
personnalité même de Roberto Alagna. Mais il faut laisser ses
mystères et ses zones d’ombre à l’artiste.
Toutefois, l’écoute attentive d’une discographie aujourd’hui assez
riche permet de risquer une clef de compréhension, une clef,
pensons-nous, d’importance, jamais suggérée à notre connaissance, et
que l’on peut schématiser ainsi : bien que de tradition
franco-italienne, Roberto Alagna se rapproche artistiquement d’une
certaine école germanique.
En quoi ? En ce que l’alchimie qu’il découvre pour chaque personnage
explore comme prioritairement toute la virtualité expressive du mot.
Contrairement à ce qu’on croit souvent, Alagna ne s’en remet pas au
pur hédonisme vocal. Il n’a jamais joué sur la seule capacité
solaire de sa voix. Le fruit de sa recherche, c’est une puissance
d’incarnation absolument unique chez les ténors de sa génération, et
même de bien des générations antérieures. A bien des égards, Roberto
Alagna est comparable non pas à Pavarotti ou à Lauri Volpi, mais
bien à Erb, Slezak et surtout à Helge Rosvaenge. De ce dernier, il
possède à l’évidence l’impact physique, la générosité et le sens de
la démesure mais aussi, pour ainsi dire, l’ascèse, c’est-à-dire
cette manière de jouer dans chaque note, dans chaque mot,
l’existence même du personnage, et son urgence propre. Dans la
première note de Florestan , Rosvaenge mettait déjà tout le
personnage. C’est exactement ce que parvient à faire Alagna dans la
moindre de ses incarnations. L’écouter, ce n’est pas, ou pas
seulement, se donner quelques quarts d’heure de plaisir sonore et
théâtral : c’est se vouer immanquablement à la vérité d’un
personnage – vérité qui ouvre l’âme et y résonne longtemps après,
faisant parfois retour quand on ne l’attend pas, comme une présence
fantomatique qui s’est subrepticement instillée en nous, et qui nous
hante.
Chanter un personnage d’opéra, c’est vouloir, c’est accepter d’être
le médiateur d’une pensée, d’une expérience, d’une vérité de vie –
celles-là même du compositeur. Rôle périlleux, et exposé. Roberto
Alagna est de ceux, si rares, qui savent le tenir avec une énergie,
une intelligence et un instinct qui ne cessent de nous ouvrir des
horizons.
Sylvain
Fort