Propos choisis
Roberto Alagna revendique la
versatilité, la pluralité, l’universalité même : par nature, il est
ouvert et réceptif à toutes sortes d’expression artistiques. Rien ne
l’irrite davantage que les cloisonnements qui limitent voire
empoisonnent sa liberté. Les polémiques malveillantes, les clichés
stériles et les jugements aigres, très peu pour lui. Alagna fait
partie de ceux qui aiment et savent admirer, et le font sans
ambages, avec une jubilation entraînante.
Berlioz
« C’est mon compositeur favori. Il peut tout, il sait tout faire, il
n’est jamais le même. Il change de style à la demande, on ne le
reconnaît plus. C’est de cela que j’ai voulu rendre compte dans mon
disque Berlioz– un vrai défi, on ne l’a pas assez remarqué. Dans ce
disque, tous les extraits sont magnifiques, bien que très éloignés
les uns des autres – comparez Lélio, Enée, Benvenuto ! La
Marseillaise fut un grand moment ! »
Jeune génération
« Nombre de jeunes ténors viennent me voir. Ils sont pleins
d’entrain, d’ambition, très bien formés. Ils sont notamment de très
bons acteurs. Je suis très content de pouvoir leur parler, les
orienter. Je leur demande surtout de ne pas se laisser intimider par
les limites qu’on cherche à leur poser. L’académisme est un écueil
majeur dans l’opéra aujourd’hui. L’autre écueil, c’est l’imitation :
je peux vous dire après quelques secondes quel chanteur tel ou tel
jeune ténor cherche à imiter. C’est frappant. A vrai dire, nous
sommes tous capables d’imiter la position vocale de tel ou tel
chanteur. Parfois, dans une représentation, je m’amuse à dire une
phrase à la Gigli, à la Corelli, à la Pavarotti. Mais il ne faut pas
que ça devienne l’alpha et l’oméga de la technique vocale. Lorsqu’un
problème vocal se pose à ces chanteurs-imitateurs, ils le résolvent
en revenant aux disques de leur modèle. D’autres appellent leur
professeur. Je pense qu’il faut oser être soi-même, même si ce n’est
pas facile. La différence entre les grands et les très grands est là
: dans l’affirmation de sa propre personnalité, de ses propres
moyens, de sa propre sensibilité. J’ai l’impression que mon exemple
sert : beaucoup de jeunes ténors se disent « Puisque Roberto a fait
ça, je veux le tenter aussi », et cela me réjouit. »
Fans
« On dit souvent : le public de New York est différent du public de
Paris ou Moscou. Ce n’est pas si vrai qu’on le croit. Les passionnés
sont les mêmes partout. Un certain nombre d’entre eux me suit à
travers le monde. Ainsi, je vais chaque année à Porto Rico, un
endroit que j’adore, où je suis accueilli à bras ouverts – on m’a
même proposé de m’y offrir une maison pour que j’en fasse mon port
d’attache ! Un jour que j’étais parti en excursion dans la jungle
portoricaine, j’entends des voix qui m’appellent : « Roberto !
Roberto ! » C’était des fans qui m’avaient suivi jusque-là ! Au-delà
de cette dimension un peu particulière, j’ai à cœur de ne pas lasser
le public. Le public s’habitue très vite à vous, et on risque de ne
plus le surprendre… Tourner dans le monde entier permet de se faire
oublier un temps, puis de revenir – c’est un dosage très subtil !
Cela permet aussi de prendre des risques dans des théâtres de
moindre taille : Otello à Moscou, Radamès à Copenhague… J’ai été
pris à mon propre piège lorsque j’ai fait Cyrano à Montpellier. Je
m’étais dit : théâtre de province, production un peu à part – et la
couverture presse a été énorme, au-delà de tout ce que j’imaginais !
»
Autocritique
« J’ai souvent dit que je détestais mes disques, et c’est vrai que
je ne suis pas content de la façon dont ma voix est captée. Les
captations publiques sont plus à mon goût. Avec le temps, mon
insatisfaction s’efface et je prends les choses avec plus de recul.
Par exemple, je suis certain que si j’avais vu la captation de la
Carmen d’Orange sur le coup, j’en aurais été très mécontent. Mais je
l’ai vue ces derniers jours, et avec le recul, je me rends compte
que j’ai atteint le but que je recherchais : une émission haute et
claire, une vraie ligne de chant éloignée du vérisme qu’on prête
souvent à Don José. Sur ce coup-là, je me suis dit : « voilà, tu y
es arrivé ».. »
DVD
« L’avenir de l’opéra enregistré, c’est le DVD, pas le disque. Mais
j’ai toujours été mécontent des captations d’opéra. Prenez Les
Troyens au Châtelet : très belle production ! Mais à la
télévision, quel ennui ! Tout était plongé dans le noir, affligé de
plans fixes – assommant ! Le problème, c’est que le traitement de
l’image aujourd’hui n’a plus rien à voir avec cela… Mais on reste
très timide, notamment dans la disposition des caméras : on fait
tout pour ne pas gêner le public, on les dispose dans des angles
morts, d’où une prise de vue peu intéressante. De même, on modifie
pour la captation les éclairages du spectacle, ce qui gêne les
chanteurs et modifie leurs repères. Il y a des solutions à tout
cela. Pour commencer, pourquoi ne pas filmer sur scène ? On dit : ça
gêne le public. Mais je suis convaincu que le public a le sentiment
d’assister à une représentation historique lorsqu’il voit les
cameramen au travail. Techniquement, on dispose de moyens de
captation extrêmement sophistiqués, totalement inemployés à l’opéra.
Résultat : j’ai décidé de créer avec Levon Sayan ma propre société
de production, pour filmer comme je l’entends. Mes frères sont
peintres et musiciens : ils ont un sens aigu de la qualité
esthétique d’un spectacle et connaissent par cœur le répertoire –
ils mettent en scène les spectacles captés. Pour la prise de vue,
j’ai fait appel à des équipes spécialisées dans les captations
d’événements sportifs. Ils ont un savoir-faire phénoménal, qu’ils
n’utilisent pas forcément dans leur spécialité : une balle qui passe
et repasse par-dessus un filet pendant trois heures ne sollicite pas
beaucoup de technique visuelle. Ils étaient ravis du défi nouveau
que je leur ai lancé, et y ont apporté des réponses techniques
époustouflantes. Nous avons mis Paillasse et Cyrano en
boîte. Avec cette technique de captation, on peut multiplier les
points de vue, ajouter des bonus passionnants, etc. Werther
suivra. Un autre élément qui me paraît essentiel, c’est de rendre la
représentation à sa vraie vie, de rendre palpables les étoffes, de
capter les visages, et même, pourquoi pas ? la transpiration –
lorsque j’étais adolescent, j’étais fasciné par la transpiration de
Johnny Hallyday : ça faisait bête de scène ! même chose à l’opéra :
c’est une performance physique, il faut que cela se voie. C’est une
entreprise salutaire : Levon et moi sommes persuadés de son succès,
car c’est le seul moyen de redonner un peu de vitalité au marché du
disque d’opéra. Peut-être un jour bénéficierons-nous de la force de
frappe publicitaire des disques de variété – restons optimistes. Le
but de tout cela, c’est de faire bouger les choses, qui en ont
grandement besoin… »
Universal
« J’étais bien chez EMI. J’y étais très bien traité. Les gens
étaient charmants et travaillaient bien. Mais après toutes ces
années, je ne me sentais plus en risque. J’étais un peu dans mes
pantoufles, on m’apportait sur un plateau tout ce que je voulais. Et
au fond, je n’avais plus personne à convaincre. C’est une situation
confortable, et même privilégiée, mais dangereuse. Donc, j’ai
changé. Je n’ai pas signé avec Deutsche Grammophon, même si c’est
sous ce label que sortiront les disques. J’ai signé avec Universal
en tant que tel, c’est-à-dire avec Pascal Nègre. Le grand projet,
c’est la distribution des DVD que je produis. Il y aura aussi des
disques, mais pas forcément de nouvelles intégrales. Est-ce si
regrettable ? Je suis à la tête d’une discographie que Corelli et
Del Monaco auraient rêvé d’avoir. Je n’ai vraiment pas le droit de
me plaindre. Seule ombre au tableau : Angela est encore chez Emi, et
nous ne pourrons plus enregistrer ensemble. Mais c’est une
parenthèse dans nos carrières. Les projets avec Universal vont me
permettre d’explorer de nouveaux territoires, à ma manière. Le
premier disque, ce sera un récital d’airs de Luis Mariano. On l’a
beaucoup imité, jamais égalé. On s’est cru obligé de copier son
accent espagnol. Je vais chanter cela à ma manière, et montrer qu’il
est possible d’apporter autre chose, notamment dans des airs moins
célèbres, où il peut être possible d’apporter davantage. C’était un
très grand chanteur, que j’adore : il ouvrait la bouche, et c’était
le bonheur ! D’autres projets suivront, et pourquoi pas un jour
aller vers Brel, Ferré, Brassens ? C’est un projet qui me tient
beaucoup à cœur. »
La voix au jour le jour
« La première chose que fait un chanteur au réveil, c’est de
vérifier si la voix est bien là. Une simple vibration suffit à dire
ce qu’il en est. Beaucoup de chanteurs ont leurs bons et leurs
mauvais jours. Les mauvais jours, ils les attribuent à la fatigue,
au voyage, au manque de sommeil… Cela joue un rôle, mais ce n’est
pas la raison première : la vérité est que chaque jour nous
vieillissons. Des cellules meurent, et cela affecte nécessairement
l’instrument de haute précision qu’est la voix d’opéra. La technique
vocale est là pour ralentir ce processus purement physiologique. A
cela s’ajoute l’état psychologique – tristesse, gaieté, anxiété ont
un impact immédiat sur la voix. Je prends souvent un exemple sportif
: Lance Armstrong. Voilà quelqu’un qui est entouré d’une équipe, et
qui connaît par cœur la moindre réaction de son organisme à des
conditions données. Si le monde de l’opéra n’était pas aussi à part,
les chanteurs d’opéra bénéficieraient de ce même entraînement. Il y
a des choses simples qu’il faut prendre en compte. Par exemple, le
rythme cardiaque. Le fait de n’être pas en grande forme est
anxiogène. Le rythme cardiaque s’accélère. Or le premier effet de
cette accélération, c’est de créer un afflux sanguin qui bouche les
oreilles. Résultat : on s’entend moins, et on force sur
l’instrument. La méforme fait boule de neige ! Il faut s’obliger à
des exercices de ralentissement cardiaque, ce que je fais. De même,
Armstrong sait exactement quel braquet il va utiliser dans telle
côte, en fonction de son mélange sanguin : il peut préférer un
braquet plus petit pour oxygéner son sang dans des côtes difficiles.
A l’opéra, c’est pareil, il y a des cols à franchir. Si le chef n’y
est pas attentif, s’il impose un tempo qui n’est pas organiquement
adéquat, on force, on se fatigue. C’est presque purement
physiologique : il y a des tempi qui nuisent à l’organisme, et il y
a des chefs qui imposent de franchir trente-six cols dans la soirée,
parce qu’ils ne tiennent pas compte de la nature physiologique des
chanteurs. D’autres paramètres sont essentiels. Ainsi, il faut tenir
compte de l’acoustique de la salle pour adapter sa fréquence vocale.
C’est une donnée rarement prise en compte, mais majeure : il est
possible et nécessaire de moduler sa fréquence d’émission selon les
lieux. Tant de choses restent mystérieuses dans le domaine de la
voix ! J’ai un jour surpris un phoniatre en lui prouvant qu’on
pouvait chanter sans que les cordes vocales se touchent : ce n’est
pas la vibration des cordes qui fait le son, c’est la musculature
même qui prend le relais. Laryngoscopie à l’appui, il n’a pu qu’en
convenir ! Lorsque la voix ne va pas, il faut en analyser le moindre
détail – ou s’en remettre à un professeur qui, par nature, ne
ressent pas précisément tout ce que le chanteur ressent. »
Jouvence
« Plus jeune, j’ai cherché à assombrir ma voix, à lui prêter une
maturité qu’elle n’avait pas, histoire de donner le change. C’est un
réflexe bien connu : quand on est jeune, on se met de fausses
moustaches ; quand l’âge arrive, on s’habille à la dernière mode !
C’était aussi une réponse à une certaine pression. J’ai complètement
dépassé ce stade, et je reviens à la source : je gomme les effets,
je retourne à une grande simplicité. Ce qui m’intéresse maintenant,
c’est d’oser cette voix jeune voire juvénile que j’ai toujours eue,
et qu’on entend dans certains disques (par exemple, les Masnadieri,
Dom Sébastien, Maistre Pathelin). Aujourd’hui, je pourrais refaire
une grande partie de mes enregistrements dans cet esprit. C’est
l’esprit qui a présidé à mon Don José, à Orange l’été dernier.
Réussir ce pari m’a donné une grande satisfaction. »
Mise en scène
« C’est étonnant comme certains metteurs en scène peuvent être
ignorants de la musique, du texte, de l’œuvre. Ils sont entourés
d’assistants qui les guident plus ou moins. Le scandale et les
sifflets les réjouissent. Ils demandent des semaines de répétition
non pas pour que les représentations soient parfaites, mais tout
simplement parce que c’est le temps qu’il leur faut pour concevoir
une mise en scène qui tienne à peu près la route – ils arrivent sans
préparation et travaillent sur le tas. J’aime encore mieux les
metteurs en scène qui disent simplement : « allez-y, faites ce que
vous savez faire ». Et je ris lorsque je lis des critiques qui
disent : « le jeu de Roberto Alagna a été très bien dirigé dans
cette œuvre » alors que je me suis dirigé tout seul. Pour moi, le
dimension physique et plastique de la représentation est
essentielle. Dans Paillasse, au moment où Canio surprend Silvio et
Nedda et veut se jeter sur Silvio, il est possible d’inventer une
mise en scène pleine de gesticulations. Mes frères ont voulu cela
différemment : au moment de bondir, Canio se ramasse comme un félin,
mais reste immobile. Il y a une grande puissance dans cette
immobilité de prédateur. Voilà le genre de trouvailles que j’attends
des metteurs en scène. C’est rare. »
Et demain ?
« Pour chanter, j’ai besoin de tomber amoureux des rôles que
j’interprète. D’où mon enthousiasme à chanter Cyrano, qui est depuis
toujours le personnage que je préfère. Adolescent, j’étais fasciné
par Cyrano, mais je pensais ne jamais pouvoir l’interpréter – je
pensais ne pas avoir le physique du rôle, ça me désolait ! En
réalité, lorsqu’un rôle me plaît, je fais tout pour l’interpréter.
Le poids vocal n’est rien, c’est le poids verbal qui compte, c’est
l’émotion qu’on ressent et qu’on transmet par les mots. Et puis,
physiquement, il n’y a pas de limites : je suis capable de modifier
totalement mon attitude, mon physique, pour interpréter le plus
justement possible. Au-delà même de l’opéra, je suis passionné par
la voix, et par le mélange entre paroles et musiques. J’ai composé
des chansons, mes frères en ont composé pour moi, qui dorment dans
les tiroirs et qu’il sera temps un jour de publier, d’interpréter ;
je reviendrai doucement, progressivement à la variété, dont je suis
un adepte absolu. D’ores et déjà, je crois que le phénomène Star
Academy a montré à tout le monde que chanter, même de la variété,
n’est pas si simple qu’il y paraît : être Aznavour, Johnny, Ferré,
ce n’est pas si facile ! Du coup, de nombreux chanteurs m’appellent
pour travailler avec moi. C’est le retour en force des chanteurs à
voix, et j’en suis ravi, car c’est la vraie source de mon amour pour
la musique. J’espère le montrer à l’avenir. »
Sylvain
Fort