A l’époque où les premiers castrats apparaissent
en Italie, les médecins de la péninsule découvrent les dispositions vocales de
certains enfants opérés de hernies bilatérales avec orchidectomie.
La castration est alors pratiquée couramment et la
Faculté de Médecine la prescrit de manière
préventive ou curative, le plus souvent à tort, pour
soigner la lèpre, l’épilepsie,
l’hydrocèle, l’éléphantiasis, la
goutte et certaines maladies inflammatoires. Ne condamnons pas trop
vite ces physiopathes barbares : au début du vingtième
siècle, des médecins ont suggéré la
castration des débiles, hystériques, fous, asociaux,
homosexuels, etc. Ces propositions furent partiellement suivies dans
certains états américains et
généralisées par le régime nazi aux
tziganes.
Scandalisé, un lecteur moderne se demandera peut-être si
aucune voix ne s’est élevée, au sein du corps médical, pour condamner la
mutilation des enfants aux seules fins du chant. Des historiens de la médecine,
de savants dix-septiémistes ou dix-huitiémistes, pourront sans doute leur
répondre. Une chose est sûre : même si, en Italie comme ailleurs, certains
médecins ont sans doute protesté, leur appel devait rester isolé.
Du reste, ce souci humaniste est anachronique :
non seulement les Droits de l’Enfance sont, alors, inconcevables, mais la
castration bénéficie de multiples formes de légitimation (religieuses, sociales,
etc.).
Les chirurgiens sont d’ailleurs rémunérés pour cette opération, comme pour
n’importe quelle autre.
La Faculté de Médecine délivre facilement aux pères de familles nombreuses et
d’origine modeste une prescription certifiant l’opération nécessaire, les
prétextes allant de la morsure de canard à la chute de cheval.
Un exemple illustrera l’attitude des médecins
italiens. Dans son traité sur l’anatomie et les défauts de la voix, Giovanni
Battista Codronchi souligne d’abord l’impérieuse nécessité de « veiller à la
santé et à la vigueur du corps, pour éviter comme les femmes, les eunuques et
les malades, la ténuité de la voix. »
Un peu plus loin, après avoir constaté que l’abstinence conserve la voix,
Codronchi évoque, sans la moindre réprobation, les coutumes cruelles des Anciens
: « Cornelius Celse (liv.7, ch.25) rappelle que chez de nombreux peuples on
avait coutume d’infibuler les garçons pubères pour le bien de leur voix », avant
d’ajouter « de nos jours s’est établi l’usage de castrer les enfants pour que,
même parvenus à l’âge adulte, ils conservent une voix aiguë et de grande
ampleur : ils sont auprès des princes tenus pour très précieux. »
Manifestement, un fossé sépare les eunuques des
castrats : la mutilation des enfants semble tout à fait justifiée, elle est déjà
passée dans les moeurs au point que le docteur Codronchi ne s’attarde pas
davantage sur le sujet, seule la préservation de la voix le préoccupe et il
enchaîne, d’ailleurs, avec les racines de nénuphar, censées dissiper les
insomnies érotiques. Comme l’explique P. Dandrey,
le médecin considère le castrat comme n’importe quel chanteur doué : le travail
et une santé florissante peuvent garantir une belle voix, dès lors, ses
principes d’hygiène, ses recommandations s’appliquent aux castrats. Les Italiens
n’hésitent d’ailleurs pas à regrouper les voix d’enfants et de castrats et à les
opposer en tant que « falsettistes naturels » aux voix de contre-ténor, baptisés
« falsettistes artificiels »...
Mais au-delà du geste, banalisé, le corps du
castrat suscite moins l’indifférence que la gêne : souvent le médecin redevient
un homme, en proie à la répulsion, voire au mépris, et son agressivité prend
pour cible la personne même du castrat. « L’eunuque, écrit Withof, parce que son
sang n’a pas reçu toute l’élaboration nécessaire en passant par les vaisseaux
spermatiques s’éloigne des qualités de l’homme, participe des inclinations de la
femme et son esprit même est d’un sexe mitoyen : il est timide, irrésolu,
craintif, soupçonneux, inconstant, il est plus gras que les autres hommes, il
prend un embonpoint dégoûtant. »
Souvent assimilés aux femmes, les castrats sont victimes des mêmes préjugés.
Ainsi, la misogynie attise la défiance et la haine dont ils font l’objet.
Sous l’influence des idéaux maçonniques et avec
l’avènement des Lumières, le discours va radicalement changer : la castration
sera systématiquement et vigoureusement condamnée. Cependant, c’est moins le
sort des gamins d’Italie qui préoccupe médecins ou philosophes que celui des
prisonniers réduits en esclavage, des peuples qui s’auto-mutilent pour se
soustraire à la dictature coloniale, des hommes châtrés et engraissés par des
cannibales
! Même lorsqu’il s’agit d’aborder la question des castrats, les vieux arguments
esthétiques resurgissent au coeur du débat et la verve des pourfendeurs sert
moins à fustiger l’Église qu’à frapper les malheureux castrats des tares les
plus fantaisistes.
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