Dans une nouvelle éblouissante, subtile et encore largement
méconnue du public, Sarrasine, Balzac raconte les malheurs d’un jeune
sculpteur français installé à Rome et qui s’éprend follement de la prima
donna du théâtre Argentina, un castrat bien sûr. Le chanteur et ses amis
décident de s’amuser à ses dépens et entretiennent l’illusion : Zambinella
transpose à la ville son rôle de scène et attise la passion du sculpteur en se
refusant longuement. Sarrasine finit par enlever la belle qui, terrorisée,
avoue. Dans un accès de rage, le Français veut détruire la vénusté que son amour
lui avait inspirée, mais meurt, assassiné par les sbires du cardinal Cicognara,
protecteur du castrat. L’ecclésiastique demande au peintre Vien de copier la
sculpture, la femme idéale devient un Adonis dont, précise le Narrateur,
nous pouvons retrouver le type dans le Sommeil d’Endymion de Girodet.
Curieusement, le corps décrit dans la nouvelle et celui peint par Girodet sont
en tous points dissemblables. Ceci dit, malgré sa pose alanguie, l’Endymion
est moins efféminé et surtout moins provocant que certains dessins du Parmigiano
ou du Sodoma, mais il faut bien admettre qu’il ne dégage pas non plus la mâle
sensualité des nus de David. Balzac partage les goûts mièvres de la bourgeoisie
qui porte aux nues les sculptures de Canova et les figures blafardes de Girodet.
Zambinella est bien le pivot du récit, mais la
critique se focalise étrangement sur le personnage du sculpteur, idéaliste
forcené, pour les uns, double homosexuel de Balzac pour les autres, victime de
la castration dans la très décevante lecture freudienne de Roland Barthes.
L’auteur de S/Z s’intéresse moins à la richesse de l’oeuvre qu’à
l’élaboration d’une grille d’écriture du texte pluriel, mais il a le mérite de
remarquer l’originalité de Balzac, qui évite le cliché de l’eunuque empâté, et
il prend bien garde de ne pas oublier le rôle essentiel du travestissement là où
tant d’autres s’égarent et réécrivent la nouvelle.
Au mutisme de la majorité, qui oblitère Zambinella,
s’oppose la légèreté, l’inconséquence avec laquelle certains traitent et
féminisent le personnage : comment peuvent-ils aborder la nouvelle en ignorant
tout de l’opera seria, en ne sachant rien de la condition physique du
castrat ? Balzac ne laisse pourtant subsister aucun doute sur la silhouette du
chanteur : à quatre-vingt ans, la sveltesse de ses formes nous rappelle qu’il a
conservé un physique de garçon pré-pubère, qu’il n’a jamais souffert de
gynécomastie ni d’embonpoint. La manière dont le personnage est maltraité en dit
long sur le statut anthropologique du castrat dans la société contemporaine :
« créature bisexuée »,
« homme-femme »,
« transvesti »,
Zambinella est ravalé au rang de concept ludique par Michel Serres : « femelle,
Eurydice, mâle, homosexuelle [sic], avec ou sans sexe, androgyne, panharmonique »
ou encore « putain princière intersexuelle et internationale »,
avant d’inspirer à l’étourdie, mais sans doute charmante Chloé Radiguet cette
phrase consternante : « Notre époque ne ‘fabrique’ plus de castrats, même si
elle accueille bon gré mal gré les transsexuels ».
Même les Lumières n’y avaient pas pensé !
Bernard Schreuders
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