Roberto
Alagna, à la recherche du temps perdu, celui des cabarets de sa
jeunesse, distend les frontières lyriques et braque les projecteurs
de l'actualité sur une figure souvent méconnue, sinon méprisée,
des amateurs d'opéra : Luis Mariano. A l'heure de "C'est magnifique
!", l'album en forme d'hommage que le ténor français consacre
à son homologue espagnol, un pèlerinage en terre marianiste
s'impose .Cinquante années après, est-il convenable d'aimer
le chanteur de Mexico ?
"Il est un coin de France où
le bonheur fleurit" (1).
Le voyageur égaré au fond de l'Aquitaine, une fois passé
le désert des Landes, l'Adour franchi, ne cédera pas aux
sirènes de La Grande Plage à Biarritz.
Plus au sud, à Bidart, il conjurera
l'ombre de Wagner qui hante toujours le Château d'Ilbaritz, édifié
spécialement pour abriter un orgue fantastique sur lequel, éperdu,
les soirs de tempête, Albert de l'Espée reproduisait les accords
funestes du maître de Bayreuth. L'instrument, signé Cavaillé-Coll,
expie aujourd'hui dans la basilique du Sacré-Coeur de Montmartre
son passé sulfureux.
Il n'invoquera pas plus les mannes
de Ravel à Ciboure mais tournant le dos à l'océan
sauvage, s'enfoncera dans les terres vertes, pas trop loin, sur les contreforts
des montagnes, jusqu'à trouver l'un de ces villages dont le décor
est encore d'opérette et qu'un fronton couronne. Le plus charmant
d'entre eux s'appelle Arcangues.
Dans le cimetière, au pied de
l'église, Luis Mariano repose désormais. Trente cinq ans
après sa mort, sa tombe, sempiternellement fleurie, reste un lieu
de pèlerinage. Sa demeure, construite un peu plus bas sur un terrain
acquis dans les années 60, abrite les gardiens du temple, son chauffeur
et complice Patchi Lacan et le fils de celui-ci, son filleul et son héritier,
Mariano. L'endroit est désormais sacré, cette terre bénie.
Car tout au long de sa carrière,
Luis Mariano, suivant l'exemple des vedettes hollywoodiennes de l'époque,
s'est fabriqué une image absolue qu'aujourd'hui encore les fidèles
vénèrent. Le culte repose sur des fondements simples, quelques
figures classiques qui adroitement combinées composent un portrait
idyllique, trop parfait pour être simplement celui d'un homme : le
prince charmant vêtu d'or et de blanc, le séducteur couvert
de femmes mais au coeur irrémédiablement brisé par
un premier amour malheureux, le fils dévoué à sa Maman,
"la plus belle du Monde", le bon copain, gai, jovial, le croyant sincère
au coeur généreux, bref un saint tel que le consacre la biographie
de Christophe Mirambeau (2).
Mais attention, toute béatification
se justifie par un miracle et si ces archétypes parviennent à
rester crédibles, c'est parce qu'il s'expriment au travers d'une
voix naturelle qui, pour le coup, relève véritablement du
divin, voix qu'il faut écouter (3)
(www.marianoluis.com/luisait.html)
aujourd'hui d'une oreille neuve, débarrassée des espagnolades
qui trop souvent la masquent.
" Soudain, la vie est là qui
vous prend par le bras" (4).
Mariano Eusebio Gonzalez y Garcia est né à Irun le 13 Août
1914. Au coeur d'un pays définitivement basque où le chant
coule de source, il cherche sa voie, artistique sans hésitation.
Un coup de crayon assuré le conduit jusqu'à l'Ecole des Beaux-arts
de Bordeaux mais, là, plusieurs rencontres décident de sa
véritable vocation. A l'heure des vendanges, un vigneron mélomane,
d'abord, lui révèle que sa voix est celle d'un ténor
lyrique. Passons sur l'adjectif, léger serait mieux convenu, mais
l'idée fait son chemin. André Varon ensuite, un ami passionné
d'opéra, le loge, l'habille et le pousse vers le Conservatoire.
Janine Micheau, de passage dans la ville en 1940, le remarque. Enfin et
surtout, Jeanne Lagiscarde, gérante d'une maison de disques bordelaise,
lui vend des microsillons de Beniamino Gigli, tombe sous le charme, devient
son mentor et, en 1942, l'amène à Paris.
Sa formation vocale est alors prise
en main par Miguel Fontecha. Professeur réputé, il lui forge
une technique italienne. Il le prive de notes élevées durant
une année, consolide pendant ce temps les registres inférieurs,
adoucit les passages. Au final surgit telle Athéna triomphante de
la tête de Jupiter cette voix souple, onctueuse, égale, au
son délié, à l'aigu facile et fier mais à l'assise
rendue suffisamment solide pour affronter le répertoire lyrique.
Donizetti lui offre l'occasion de fourbir
ces jeunes armes. Ernesto de Don Pasquale, présenté
au Palais de Chaillot en 1943 aux cotés de Charles Cotta (Malatesta),
Vina Bovy (Norina) et Gilbert Maurin (Don Pasquale), sera sa première
(et malheureusement dernière) incursion dans le domaine de l'opéra.
La critique se montre plutôt favorable. Luis Mariano frappe dans
la foulée aux portes de l'Opéra de Paris et auditionne à
l'Opéra Comique. Il brandit alors comme fers de lance les airs deWerther,
La Bohème, Madame Butterfly, Tosca, dont les titres délicieusement
traduits, "adieu, séjour fleuri", "Le ciel luisait d'étoiles",
donnent de l'époque une image trompeuse. Car les temps sont rudes,
le pays en guerre et dans ce contexte hostile, les décisions difficiles
à prendre et les réponses longues à venir.
A presque trente ans, Luis Mariano ne
peut pas attendre, il déborde d'énergie, d'ambition et surtout
il n'a pas le choix. Il multiplie les spectacles de variété,
les émissions de radio, recherche des chansons, des compositeurs
jusqu'à rencontrer Francis Lopez et Raymond Vinci.
Ensemble, ils créent, le 19
septembre 1945 au théâtre du Casino Montparnasse, La belle
de Cadix qui décidera de sa carrière. Prévue pour
quelques dizaines de représentations, la dame aux yeux de velours
tiendra l'affiche pendant deux ans. Mais l'homme est définitivement
perdu à la cause lyrique.
" D'où vient le pouvoir que
tu possèdes" (5).
A ce moment de l'histoire, le mélomane ne peut empêcher les
regrets d'affluer. Les témoignages confirment ce que le disque laisse
pressentir. Au-delà de sa beauté et de sa technique, la voix
possédait une puissance qui l'autorisait à chanter sans micro
dans de grandes salles. Les opérettes du Châtelet n'étaient
pas sonorisées.
A l'âge d'or, Luis Mariano se
produisait 30 à 40 fois par mois dans des spectacles d'une durée
de deux à trois heures où il lui fallait aussi danser, jouer,
parler. Et une fois, la pièce terminée, il prolongeait souvent
la soirée en poussant la chansonnette avec ses amis. Il ne s'astreignait
pas pour autant à une discipline sévère. Certes, il
ne fumait pas, ou rarement, et ne consommait pas d'alcools. Il ne vocalisait
quasiment pas avant de rentrer en scène. Une telle vaillance provoque
l'admiration.
La diction, entachée au début
d'un fort accent espagnol, s'éclaircit avec le temps pour devenir
irréprochable.
L'intégrité faisait aussi
partie du personnage. Lors des séances matinales d'enregistrement,
il refusait de céder à la facilité et préférait
reprendre intégralement un air plutôt que d'accepter la moindre
manipulation sonore.
La musicalité, remarquable aussi,
s'exerce au-delà de l'interprétation. Plusieurs fois, elle
secondera l'inspiration défaillante de Francis Lopez. Ainsi, Luis
Mariano est l'inventeur du célèbre "Tchicatchicatchic ! Ay
ay ay" qui contribua à immortaliser "La belle de Cadix" ; tout simplement
parce qu'il voulait éviter de rester trop longtemps la bouche fermée.
Il remédie à la banalité de la chanson de Mexico en
ajoutant les fameux cris tyroliens auxquels elle doit son succès.
Il veille aussi soigneusement aux textes, demande des rimes qui flattent
le velours de son timbre, des mots en a ou o pour lancer les notes aiguës.
Toutes ces qualités auraient
sans doute gagné à s'exercer dans un répertoire plus
imposant. Maria Callas qu'il admirait et rencontra en Italie, l'engagea
à
retrouver le chemin de l'opéra. Il s'ensuivit un album dirigé
par Georges Prêtre qui ne fut jamais commercialisé. Le rôle
du Duc de Mantoue fut plusieurs fois évoqué, Alfredo aurait
pu lui succéder, et aussi Nadir qu'il affectionnait tout particulièrement,
Nemorino bien sûr pour ne pas laisser Ernesto orphelin. Don José,
souvent suggéré en raison de sa nationalité espagnole,
Cavaradossi qu'il aurait dû chanter à Bayonne en 1970 si sa
maladie ne l'en avait empêché, et plus largement les grands
héros pucciniens, semblent moins conformes à son tempérament
car trop dramatiques.
Sans parler de la zarzuela, le monde
de Jacques Offenbach serait également convenu de manière
idéale à la combinaison de son charme, de sa gaîté
et de sa fantaisie. Piquillo de La Perichole s'inscrit exactement, par
ses origines latines et sa vocalité, dans les cordes du ténor
; le brésilien de La vie parisienne avec son accent sud-américain
et ses "hourrah, hourrah" aussi et puis, le comte de Gloria Cassis des
Brigands, fièrement drapé dans le désopilant "Y'a
des gens qui se disent espagnols". Quittant la péninsule ibérique,
comment ne pas songer à Fritz de La grande Duchesse de Gerolstein
ou Paris de La belle Hélène et à la manière
dont il aurait couronné les couplets du Mont Ida, exhalé
le doux rêve d'amour. Malheureusement à l'époque, ce
répertoire ne faisait pas recette. Là encore, le rendez-vous
est irrémédiablement manqué.
"Quand ton chant s'élèvera,
mon chagrin s'envolera" (6).
Après La belle de Cadix, la popularité de Luis-Mariano
atteint rapidement des sommets. Sa vie se transforme un tourbillon. De
1946 à 1958, de l'escalier sans fin à Sérénade
au Texas en passant par le célèbre Violettes impériales,
il tourne une vingtaine de films, musicaux pour la grande majorité.
Il enchaîne les tournées, se produit un peu partout, de l'autre
côté de l'Atlantique, en Amérique du Nord, du Sud,
accompagne même en 1957 et 1959 la caravane du cirque Pinder le long
des routes de France.
Sur scène, il poursuit sa collaboration
avec Francis Lopez et triomphe dans Andalousie (1947), Le chanteur
de Mexico (1951), Chevalier du ciel (1955), La cancion del
amor mio (1958), Le secret de Marco-Polo (1959), Visa pour
l'amour (1961). Puis surviennent les yéyés. Les roucoulades
hispanisantes sur fond de brocart doré passent de mode. L'année
1967 le consacre pourtant prince de Madrid et roi de l'opérette
à grand spectacle, cette forme héritière des grandes
féeries du XIXème siècle qui utilise avant tout l'intrigue
et la musique comme prétextes à déploiement de décors
et de costumes magnifiques. La maladie l'oblige en 1970 à quitter
La
Caravelle d'or, dernier avatar d'un genre qui ne lui survivra pas.
Il meurt le 14 juillet.
Mais la passion subsiste. Les marianistes
organisent le rite et continuent aujourd'hui encore de veiller religieusement
sur sa mémoire. Le développement de la toile Internet favorise
la dévotion. Le site officiel, www.luismariano.com,
assez sommaire par ailleurs, comprend une discographie détaillée.
Plus convivial, celui de Christophe
Mirambeau, présente l'avantage de proposer un forum structuré
où communient et communiquent régulièrement les aficionados.
Sans se soucier des querelles de chapelle, le voyageur nostalgique, de
retour à la ville, y viendra soigner son mal d'Euskadi. A défaut
se convertir, le lyricomane frileux, quant à lui, abandonnera ses
dernières réserves pour se réchauffer, les jours de
grand froid, au soleil de cette voix.
Christophe RIZOUD
Notes
(1) "Il est un coin
de France", Le Chanteur de Mexico, Paroles de Raymond Vincy et Henri Wernert,
Musique de Francis Lopez. (1957)
(2) Saint-Luis par
Christophe Mirambeau, Editions Flammarion (http://www.saint-luis.com)
(3) "Le ciel luisait
d'étoiles", extrait de Tosca, opéra de G. Puccini. Cet enregistrement
est le seul air qui subsiste d'un disque de 12 titres que réalisa
Luis Mariano à la fin des années 1950 sous la direction d'André
Cluytens et Pierre Dervaux. Les autres morceaux furent malheureusement
égarés lors du déménagement des usines Pathé-Marconi.
(4) "C'est magnifique",
Paroles de François Lienas, musique Cole Porter (1953)
(5) "Amapola", Paroles:
A.Gamse. Musique: Joseph M Lacalle. Cette chanson a été créée
par Tino Rossi (1935)
(6) "Rossignol", Paroles
de Raymond Vincy, Musique de Francis Lopez. (1951)