Catherine Scholler

Au début, il n'y avait rien…le néant…des madrigaux, des divertissements avec intermèdes chantés, des pièces liturgiques…mais pas d'opéra !

Alors arriva Jacopo Peri, avec sa Dafne (1598), son Euridice (1600), et puis, et puis, Monteverdi vint, et avec lui, l'Orfeo !

Orfeo, créé en 1607, sur un texte d'Alessandro Striggio, ne s'appelle encore que favola in musica, et non pas opéra. Opéra, au sens littéral : l'œuvre, donc l'œuvre totale, l'œuvre absolue, celle qui réunit musique, théâtre, danse, décor et machinerie, viendra plus tard…

Dans l'Orfeo, sont déjà présents tous les éléments constitutifs du genre en éclosion : alternance de récits et d'airs, recherche de timbres et interludes instrumentaux, danses, quête de l'expression dramatique à travers les différentes formes du chant…

 

Sujet

A l'origine, les livrets des opéras faisaient tous appels à des sujets mythologiques et usaient largement de thèmes pastoraux et d'allégories, le tout entrecoupé d'épisodes comiques.

Les premiers théâtres payants apparaissent peu à peu: en 1637 c'est l'ouverture du premier de ce genre, le San Cassiano à Venise. En 1641, dans cette même ville, ils sont quatre. L'opéra qui était jusqu'alors considéré comme un spectacle occasionnel se transforme en un divertissement public. C'est pourquoi des règles s'établissent, un type standardisé de répertoire apparaît.

Le réalisme, plus proche des spectateurs des théâtres publics vénitiens, devient une préoccupation. La première intrigue mettant en jeu des grands noms de l'histoire, en 1642, nous vient encore une fois de Monteverdi, il s'agit de l'incoronazione di Poppea, sur un poème de Busenello. Puis l'opéra se libère des épisodes burlesques et devient un véritable drame. Les sujets sont de préférence tirés de l'histoire antique, plutôt que de la mythologie.

Apostolo Zeno (1668-1750) dont les ouvrages furent pour la plupart mis en musique par Antonio Caldara, contribua à donner plus de gravité aux livrets d'où sera désormais banni le mélange des genres tragiques et comiques.

Métastase (1698-1782), considéré comme l'un des plus grands poètes de son époque, poursuit cette réforme et impose au livret un retour à la tragédie antique, en essayant d'en tirer des exemples de vertu. Il codifie irrémédiablement le sujet de l'opéra seria, qui doit avoir un thème moral, ou moralisant, et une fin " morale ", c'est à dire heureuse, exaltant les justice des dieux ou des souverains. En bon humaniste, les personnages qu'il crée se doivent d'être gagnés par la magnanimité et la raison. Métastase prétend à l'édification du spectateur.

 

Livret

Les auteurs des premiers textes d'opéra se nommaient poètes, mais l'écriture n'était pas obligatoirement leur profession : Striggio (l'Orfeo) était chanteur et violiste, Busenello (le couronnement de Poppée) magistrat, le futur pape Clément IX écrivit des livrets pour Landi et Rossi…

Librettiste devient un mot et un métier à partir de la démocratisation du théâtre lyrique. Depuis Zeno et jusqu'au XIXème siècle, le librettiste sera considéré comme plus important, plus " créatif " que le compositeur.

De la même façon qu' " opéra " désigne l'œuvre suprême, qu'une partie de cette œuvre s'appelle " acte ", c'est à dire action par excellence, le support du texte de la partie chantée va se nommer " libretto ", petit livre.

Bien que le terme de libretto ait déjà été utilisé au XVIème siècle pour des divertissements avec partie chantées, le premier poème d'opéra qui porte vraiment ce nom date de 1724 : c'est " l'impresario delle canarie " de Métastase, mis en musique par Domenico Sarro et représenté à Naples comme intermède de la Didone abbandonata des mêmes auteurs. Auparavant étaient indiqués les termes : dramma, ou favola, ou poesia per musica.

Pas si petit que ça le petit livre ! il était en fait souvent d'un format imposant, et selon les circonstances, fournissait en plus du texte de la partie chantée un avertissement définissant les intentions de l'auteur, son éthique, ses sources, une mise en garde auprès des autorités religieuses ou de la censure si le sujet est païen ou " immoral ", un " ce qu'il faut savoir " avant le lever de rideau, un résumé de l'action, la liste des rôles, accompagnée ou pas du nom des interprètes…

Il était vendu quelquefois à un bon nombre d'exemplaires, et était soigneusement lu avant la représentation par les spectateurs lettrés et les aristocrates.

Quel était l'intérêt d'imprimer le libretto ? il était double : d'une part il donnait la possibilité à l'auditoire de suivre la parole chantée, souvent difficile à comprendre, d'autre part il permettait à l'œuvre, et de là, à son créateur, de se faire connaître.

Le libretto était le plus souvent en vers mais pouvait être en prose. L'originalité de l'action comptait peu : ainsi 27 poèmes de Métastase serviront à environ 800 partitions, et certains d'entre eux seront utilisés entre 70 (Didone abbandonata) et 80 fois (Ataserse). Le compositeur était libre d'utiliser le livret en totalité ou seulement en partie. Il était également courant qu'il y inclut des extraits d'autres drames, et qu'on aboutisse ainsi à un texte composé d'une douzaine de poèmes différents.

Les drames de Métastase sont construits sur un schéma très précis, qui facilite la tâche du compositeur : dans un souci de clarté, peu de personnages, aux caractères bien dessinés, s'exprimant en vers libres, en monologues ou en dialogues ; un processus symétrique d'augmentation et de diminution du nombre de personnages en scène, qui ne doit jamais rester vide ; un chœur final réunissant tous les acteurs en conclusion de l'ouvrage . Ses textes avaient des qualité esthétiques propre : Métastase les faisaient parfois déclamer sans musique, et les faisaient éditer en recueil.

A cette époque, la fameuse question qui hante tout opéraphile ne se pose même pas, quoiqu'il advienne, la réponse est : prima la parole. On connaît mieux les 27 livrets de Métastase que le millier d'opéras qu'ils inspirèrent. Métastase le premier considère que la musique est faite pour servir son texte. La discussion arrivera bien plus tard, avec Mozart, qui fera pencher la balance du coté de prima la musica.

Malheureusement, cette normalisation conduit petit à petit à un appauvrissement du genre : les œuvres ne présentent plus qu'une succession de récitatifs, qui exposent l'action, et d'airs, où s'expriment les sentiments des personnages, sentiments abstraits, dans lesquels dieux, princes et bergers parlent dans un même langage.

Au cours de la deuxième moitié du XVIIIème siècle l'opéra italien penche de plus en plus vers la facilité, et devient une forme d'art entièrement asservie à la virtuosité, il se réduit, tout du moins dans l'esprit des spectateurs, à quelques airs de bravoure et à de grands récitatifs. Le public ne voyait, et même ne réclamait, qu'un spectacle fastueux et une suite de performances de chanteurs. Les ensembles ont quasiment disparu, les arie da capo sont reines : ce sont des airs en trois parties, dans lesquels le chanteur, et principalement le castrat, embellit la reprise de la première section (le da capo) par l'improvisation de cadences. Le compositeur s'efface derrière l'interprète-roi.

Parfaitement conscient de cet état de fait, Métastase lui même s'élève contre les excès de l'opéra seria. Dans des lettres à Chastellux, il estime que ses poèmes sont détournés de leur but de noblesse, de beauté et d'élévation de l'âme, à la fois par les compositeurs qui négligent le récitatif et par les chanteurs qui abusent de la virtuosité.

C'est plus contre la sclérose de l'opéra seria et les abus des chanteurs que contre le carcan des normes métastasiennes que réagiront notamment Gluck et son librettiste Calzabigi, à partir de 1755. Une deuxième réforme va refuser la soumission exclusive à la virtuosité des chanteurs, remettre en cause l'aria da capo, affirmer une volonté de cohérence, de simplicité et de naturel sur le plan musical et dramatique, tout en assurant la primauté du drame sur la musique. En fait, elle revint aux principes de base de Métastase plus qu'elle ne les combattit.

 

Décor et mise en scène

Au tout début, la scène n'est pas séparée du public. L'utilisation du proscenium fut un premier pas.

Les premiers décors datent des années 1630. Leur conception est jusqu'au XIXème siècle complètement indépendante du reste de la production, et leur splendeur est souvent un des motifs principaux de l'intérêt du public, et du succès de l'œuvre. La notion d'œuvre complète est encore inconnue : ainsi une reprise peut-elle avoir des décors différents. Les premières tentatives écrites pour conserver l'ensemble d'une scénographie datent du XIXème siècle.

On faisait un peu tout dans les salles d'opéra : on mangeait, on discutait, en attendant le grand air du castrat. A ce seul moment régnait un minimum d'attention et de silence. Les lumières étaient grandes allumées dans la salle. On retrouve en France en 1809 un traité suggérant entre autres d'éteindre les lumières dans la salle, pour ne laisser que la seule scène éclairée.

En ce qui concerne la mise en scène proprement dite, il faut se souvenir que ce concept ne date que de la fin du XIXème siècle. Auparavant, il était superflu, dans la mesure où la notion d'œuvres de répertoire était inexistante, le public voyait régulièrement des opéras nouveaux, et que le compositeur était présent et donnait sa vision de son œuvre. En cette époque bénie, nul besoin de relecture, de transposition dans une autre époque, de vision personnelle, de relookage…

Les premiers compositeurs d'opéra furent les premiers metteurs en scène: ils demandaient aux chanteurs d'accorder leurs gestes à la musique, et au chœur de participer à l'action, même lorsqu'il ne chantait pas. Mais dès lors que le merveilleux et le spectaculaire devinrent prépondérants, la mise en scène fut assurée par le responsable de la scénographie, machiniste ou décorateur, et le problème de la direction d'acteurs passa le plus souvent au second plan. Une mise en scène était réussie quand la machinerie faisait de l'effet sur le public.

Dans l'optique de Métastase, dans laquelle le poème prime, la réalisation scénique ne peut être que l'expression visuelle des idées et des images contenues dans le texte. Les indications (didascalies) contenues dans ses livrets sont d'une grande importance, et vont quelquefois jusqu'à la description du décor. Il donne également des indications très précises de mise en scène dans certains de ses courriers.

De leur coté, les chanteurs s'entendaient entre eux pendant les répétitions pour accorder leurs gestes. On répétait la scénographie et la musique en même temps, d'ailleurs bien souvent le compositeur n'avait pas terminé lors des premières répétitions, et la musique arrivait au fur et à mesure. On décidait alors de ce que l'on faisait, et musicalement, et scéniquement. Les chanteurs vedettes avaient bien sûr droit aux meilleurs emplacements sur scènes, et dictaient leurs prétentions à l'ensemble du plateau.

Ainsi, la hiérarchie des protagonistes : couple principal, couple secondaire, comparse, qui correspond à un ordre social idéal, se retrouve par l'emplacement sur la scène, le personnage le plus élevé en dignité devant au centre, les autres plus ou moins proche en fonction de leur rang.

Et puis, les chanteurs préféraient être face au public, pour des raisons de projection de la voix, mais aussi pour des raisons d'étiquette : ils étaient face aux personnages importants, et pour des raisons de lumière : même si les décors étaient somptueux, l'éclairage en était souvent négligé, et la seule partie toujours bien éclairée était l'avant scène.

Au bout du compte, les solistes livrés à eux même se retrouvent debout et raides, faisant des gestes stéréotypés. Le jeu de scène ne compte plus, raison supplémentaire qui conduisit à l'appauvrissement progressif de l'opéra seria.

Le terme d'opéra seria disparut définitivement vers 1850.

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