Illustration - Académie royale de
musique
"Je suis content de ce que j'ai trouvé dans cette ville… Les premiers musiciens et le premier Opéra du monde" (Frédéric Chopin)
L'avènement du Grand Opéra résultait d'un ensemble de circonstances politiques mais aussi artistiques et si le genre exprimait une époque, il exprimait aussi la grandeur d'un théâtre : l'Opéra de Paris. Celui-ci venait de trouver en la personne du docteur Louis Véron - un homme qui devait sa fortune aux vertus d'une pâte pectorale - le plus avisé des directeurs, qui en avait clairement défini les enjeux : "Quand on peut disposer du plus vaste théâtre ayant quatorze plans de profondeur, d'un orchestre de plus de quatre-vingts musiciens, de près de quatre-vingts choristes, hommes et femmes, de quatre-vingts figurants sans compter les enfants, d'une équipe de soixante machinistes pour manœuvrer les décorations, le public attend et exige de vous de grandes choses. Vous manquez à votre mission si tant de ressources ne vous servent qu'à jouer des opéras-comiques ou des vaudevilles". L'esthétique du Grand Opéra répondait parfaitement à ses attentes avec des ouvrages grandioses exploitant toutes les ressources du théâtre lyrique, non plus en les juxtaposant mais en les combinant pour concourir à l'unité de l'œuvre. C'est d'ailleurs cette combinaison de moyens qui avait attiré à Paris un compositeur comme Meyerbeer, qui écrivait : "Où trouver ailleurs qu'à Paris les moyens immenses qu'offre l'opéra français à un artiste qui désire écrire de la musique véritablement dramatique ?". L'aspect visuel était primordial et sa magnificence risquait même parfois d'accaparer l'attention du public aux dépens de l'aspect musical. Ainsi le chroniqueur du Journal des Débats, rendant compte de la création de La Muette de Portici, saluait avant tout un nouveau genre "qui doit ramener la foule à un théâtre où l'on peut produire de grands effets, avec les moyens puissants que l'administration met à la disposition des auteurs".
"La Muette surprit aussitôt comme quelque chose d'absolument neuf : on n'avait encore jamais vu de sujet d'opéra aussi vivant" (Richard Wagner)
C'est une esthétique nouvelle qui s'imposait dans l'excitation, comme le prouve ce commentaire enthousiaste de Wagner au sujet de la création de La Muette de Portici en février 1828. Le compositeur allemand ajoutait : "C'était le premier véritable drame en cinq actes, tout à fait pourvu des attributs d'une tragédie, et notamment aussi de son dénouement tragique. (…) Chacun de ses cinq actes présentait un tableau d'un relief extraordinairement vivant, dans lequel on distinguait à peine des airs et des duos à la manière traditionnelle de l'opéra ; en tout cas à l'exception d'un air de prima donna au premier acte, ils n'y produisaient plus d'effet dans ce sens ; c'était toujours un acte complet avec tout son ensemble qui vous tenait en haleine et vous transportait". Dans ses souvenirs sur Auber, Wagner insiste encore sur la vigueur inhabituelle de la partition et sur les innovations qu'elle comportait : "Ce sont tout d'abord l'instrumentation brillante, le coloris significatif, la sûreté et la hardiesse des effets d'orchestre, par exemple de sa façon, considérée auparavant comme si osée, de traiter les instruments à cordes, les violons surtout, auxquels il confiait maintenant en masse les passages les plus téméraires". Il ajoute à ces innovations le traitement des chœurs, qui pour la première fois évoluaient comme une foule et prenaient part à l'action. Toutes ces hardiesses conféraient à l'œuvre une force dramatique nouvelle qui explique sans doute l'enthousiasme populaire qu'elle a rencontré. Il ne s'agit peut-être pas de la meilleure partition d'Auber sur le plan purement musical mais la profusion d'éléments héroïques soutenus par des mélodies faciles suffit à lui assurer un immense succès.
"Les productions de ce grand artiste resteront comme des modèles de l'art d'attiser l'émotion, de l'exciter, de la suspendre et de la porter insensiblement à ses dernières limites" (François-Joseph Fétis au sujet de Meyerbeer)
La primauté du drame est plus évidente encore chez Meyerbeer, sans doute autant surestimé par ses contemporains qu'injustement méprisé par la suite. Artisan d'une extrême adresse plus peut-être que véritable créateur, il possédait cependant un savoir-faire incontestable, dont témoigne le jugement porté par Fétis au lendemain de la création du Prophète ainsi que l'interrogation de Wagner qui se demandait à l'écoute des Huguenots comment Meyerbeer parvenait à "développer, sur une étonnante longueur, cette continuelle augmentation des effets, sans jamais faiblir, et qui, après avoir fait éclater tumultueusement la passion la plus sauvage, atteint finalement un sommet encore plus extrême, l'extase du fanatisme religieux". En revanche, on a souvent reproché au compositeur la recherche de l'effet pour l'effet : Reynaldo Hahn constatait ainsi la part immense faite au chant proprement dit et à l'élément mélodramatique, et regrettait l'absence de "l'accent vrai, simple, sincère, la justesse des sentiments, la vie enfin". Il faut pourtant reconnaître que Meyerbeer, dans Robert le Diable, réussit fort habilement à combiner des qualités mélodiques typiquement italiennes témoignant de sa fascination pour la musique de Rossini, un sens de la déclamation spécifiquement français et un traitement des masses chorales, de l'harmonie et du contrepoint qui rappelaient ses origines allemandes. Il sut également utiliser l'instrumentation comme outil d'expression dramatique, créant une relation étroite entre la trame instrumentale et le déroulement de l'action dramatique, exprimant avec une grande fidélité les moindres détails suggérés par le livret. Comme l'a rappelé Hervé Lacombe, Meyerbeer fut un découvreur de timbres ainsi qu'un modèle pour beaucoup de musiciens en termes d'orchestration et d'instrumentation, explorant des voies que Rossini avaient le premier ouvertes dans Guillaume Tell. Berlioz lui-même eut ce commentaire admiratif : "Les effets d'orchestre y sont si habilement combinés et diversifiés que nous n'avons jamais pu assister à une représentation des Huguenots sans un nouveau sentiment de surprise et d'admiration pour l'art du maître qui a su teindre de mille nuances, presque insaisissables dans leur délicatesse, le riche tissu de son poème musical". Le développement de la facture instrumentale contribua à cette évolution, permettant par exemple à Halévy d'introduire deux cors anglais dans l'air d'Eléazar et à Meyerbeer d'utiliser dans Les Huguenots tout un ensemble d'instruments à vent. Dans Robert le Diable, c'est l'orgue qui faisait pour la première fois son entrée à l'opéra. L'orchestre s'élargissait et offrait de nouvelles possibilités en terme de couleur et d'effet ; il jouait par ailleurs un rôle nouveau, loin de cette "énorme guitare accompagnant les chants" dénoncée par Wagner chez la plupart des compositeurs belcantistes. Il faut également rendre hommage ici à Halévy qui a démontré, dans La Reine de Chypre notamment, la maîtrise d'une palette orchestrale très riche en matière de timbres et de couleurs.
"Il faut que les chœurs y jouent un rôle passionné et soient pour ainsi dire un des personnages intéressants de la pièce" (Louis Véron)
Le Grand Opéra se démarquait en premier lieu de tous les autres genres par son aspect monumental : il comportait invariablement quatre ou cinq actes ainsi que l'indispensable ballet. Rappelons à cette occasion qu'à l'Opéra de Paris, on représentait alors Don Giovanni avec ajout d'un intermède dansé, écrit à partir de plusieurs thèmes symphoniques de Mozart et qu'Auber avait été chargé d'orchestrer. Le plus fameux exemple de ballet est sans doute celui de l'acte V de Gustave III d'Auber, gigantesque bal masqué à la cour du roi de Suède auquel se mêlaient pas moins de trois cents figurants. Dans le même temps, le chœur se voyait investi d'un rôle nouveau : il ne se contentait plus de commenter l'action à la manière du chœur antique mais devenait acteur du drame à part entière. La première illustration en fut donnée avec la célèbre scène de la révolte dans La Muette de Portici. Les détracteurs du Grand Opéra noteront ici que Véron avait l'art de flatter le public le moins raffiné en donnant à la figuration, à l'accessoire et à tout ce qui constitue la partie visuelle du spectacle une importance excessive et que le succès reposait désormais moins sur la musique que sur les apparences.
"Tout cela est très beau, mais vous ne croyez pas au succès de ma musique, vous cherchez un succès de décorations" (Giacomo Meyerbeer à Louis Véron)
Ce faste scénique qui inquiétait Meyerbeer durant les représentations de Robert le Diable, fut l'une des constantes de l'administration de Véron. On assistait à une course effrénée au grand spectacle, qui inspira au chroniqueur Castil-Blaze, ancien directeur de l'Odéon, ce commentaire ironique : "Fin connaisseur, le public de Paris juge la musique d'après les décors, les habits, les chevaux caparaçonnés, le satin, les cuirasses et tout le luxe de la représentation ; négligez ces pompeux accessoires et le talent du musicien s'évanouira devant un auditoire incapable de l'apprécier". Berlioz constatait de même dans le Journal des Débats que la plupart des habitués de l'Opéra ne venaient ni pour la pièce, ni pour la musique, mais pour les accessoires seulement. L'exigence musicale n'était pas en effet la préoccupation première du public de la rue Le Peletier durant ces années d'étourdissement et, pour satisfaire son goût du spectaculaire, on n'hésitait pas à dépenser 150.000 francs pour la mise en scène de la Juive et 160.000 pour celle des Huguenots, sommes réellement exorbitantes pour l'époque. On assistait à une profusion de décors, de costumes, de personnages ainsi qu'à de fréquents changements de tableaux. On notera ainsi qu'à sa création en 1867, L'Africaine faisait appel à pas moins de 517 costumes différents. Edmond Duponchel, architecte de formation devenu directeur de la scène, ne reculait devant aucune innovation, amenant l'eau sur le théâtre pour alimenter fontaines et cascades, aménageant les premières "trappes anglaises", imaginant le "rideau de manœuvre" et améliorant considérablement les conditions d'éclairage au gaz. La mise en scène grandiose était incontestablement l'une des composantes majeures du genre et l'une des conditions de son succès. Certains contemporains déploraient cet état de fait, comme en témoigne ce commentaire de L'Illustration à l'occasion de la création de L'Enfant prodigue d'Auber : "Tout ce spectacle est d'un bout à l'autre d'une magnificence inouïe et les yeux sont tellement occupés, du commencement jusqu'à la fin, que les oreilles ont, en vérité, bien de la peine, à une première soirée, à prendre leur part de plaisir". La pompe scénique finissait ainsi parfois par masquer les délicatesses de la musique.
"Qui savait mieux que moi que ce grand théâtre d'Opéra avait renoncé depuis longtemps à toute visée d'art sérieux, que des exigences tout autres que celles de la musique dramatique y avaient prévalu, et que l'opéra même n'y servait plus que de prétexte au ballet" (Richard Wagner)
Les plus grands compositeurs étaient contraints lorsqu'ils venaient à Paris de s'adapter aux codes du Grand Opéra : pour s'en convaincre, il suffit de constater les transformations opérées sur Poliuto pour en faire Les Martyrs. Scribe fut amené à retoucher sérieusement le livret pour le convertir au goût français : il en étoffa le texte et ajouta un indispensable quatrième acte. Sur le plan musical, Donizetti dut non seulement renoncer à certaines cadences mais aussi rajouter des arias et des trios et surtout composer les inévitables intermèdes dansés. Le moindre manquement aux codes du Grand Opéra était impitoyablement sanctionné : l'échec de la création parisienne de Tannhäuser en est la preuve, cabale montée par les membres du Jockey-Club qui ne pardonnaient pas au compositeur d'avoir refusé de déplacer le ballet du Venusberg à l'acte II, moment où ces messieurs, sortant de dîner, avaient l'habitude de venir admirer leurs "protégées" sur scène. Le chahut et les sifflets entraînèrent le retrait de l'ouvrage après trois représentations seulement et Wagner, dans une lettre adressée au directeur de l'Opéra, dut reconnaître : "L'opposition qui s'est manifestée contre Tannhäuser me prouve combien vous aviez raison quand, au début de cette affaire, vous me faisiez des observations sur l'absence du ballet et d'autres conventions scéniques auxquelles les habitués de l'Opéra sont habitués. Je regrette que la nature de mon ouvrage m'ait empêché de le conformer à ces exigences". Le plus intransigeant des compositeurs avait dû battre en retraite devant ces habitués qui, selon le critique Fiorentino, venaient rue Le Peletier "pour se chauffer, pour causer, pour lorgner les danseuses". Verdi connut également quelques déboires dans ses relations avec l'Opéra de Paris. On sait qu'il éprouvait des réticences sérieuses face à des codes qu'il jugeait trop rigides et qu'il se rendit compte lors de la composition des Vêpres siciliennes d'une incompatibilité profonde entre son propre tempérament et les impératifs du genre. N'écrivait-il pas à Camille du Locle en 1869 : "Je ne suis pas un compositeur pour Paris. Je crois à l'inspiration, vous autres à la facture" ?
"Un opéra en cinq actes ne peut vivre qu'avec une action très dramatique, mettant en jeu les grandes passions du cœur humain et de puissants intérêts historiques" (Louis Véron)
Le livret devait impérativement céder à une certaine emphase littéraire, prétexte complaisant à des mises en scène spectaculaires. Ce faste scénographique fut d'ailleurs souvent dénoncé par les adversaires du genre en même temps que le déroulement mécanique et sans véritable souffle dramatique de certains livrets. Il nous paraît indispensable ici d'évoquer la personnalité d'Eugène Scribe, signataire d'une centaine d'opéras et d'autant d'opéras-comiques. Librettiste attitré d' Auber, de Meyerbeer et d'Halévy, dont il partagea tous les succès, il signa également Les Martyrs pour Donizetti et Les Vêpres siciliennes pour Verdi. Auteur prolixe, il possédait un instinct théâtral très sûr et Véron écrivait de lui : "M. Scribe est de tous les auteurs dramatiques celui qui comprend le mieux l'opéra ; il excelle dans le choix des sujets, il excelle à créer des situations intéressantes et musicales selon le génie du compositeur". Scribe délaissa les vieux sujets mythologiques pour exploiter des thèmes historiques, n'hésitant cependant jamais lorsque la dramaturgie l'exigeait à prendre de sérieuses libertés avec l'Histoire. Mettant en scène les grandes passions humaines dans des époques et des lieux contrastés, il était en phase avec le courant romantique triomphant même si lui-même se rattachait à l'école classique. On doit également à Scribe la généralisation de l'usage du rideau de scène, si cher à de nombreux lyricomanes. Figure redoutable et puissante, cet artisan des lettres s'était assuré durant cette période un véritable monopole sur les livrets d'opéra et était en mesure d'en imposer aux plus célèbres compositeurs : Verdi se heurta ainsi à sa "souveraine indifférence" lorsqu'il lui demanda des modifications au 5e acte des Vêpres siciliennes et jugea cette situation désolante et humiliante. Scribe n'était cependant pas à l'abri des critiques puisque certains de ses contemporains dénonçaient déjà les maladresses de ses livrets, relevant notamment d'évidentes fautes de syntaxe. La surabondance de sa production le condamnait de plus très souvent à recourir aux procédés théâtraux les plus usés. Théophile Gautier a porté sur Scribe un jugement sans indulgence : "Scribe est l'homme le plus adroit de ces temps-ci ; mais, pour ce qui nous regarde, nous avouons qu'une œuvre sans portée et sans style nous intéressera toujours fort peu".
"On ne saurait prétendre que le Grand Opéra ait manifesté des exigences morales d'une réelle profondeur. Mais on ne saurait non plus y voir un simple spectacle de cirque" (David Charlton)
En conclusion, nous porterons sur le genre un regard nuancé. A son passif, nous pouvons regretter le recours systématique à certaines facilités ainsi qu'un parti-pris de magnificence scénique qui ne servait parfois qu'à masquer les faiblesses de l'inspiration. En revanche, les réussites du genre sont indiscutables et reposent au moins autant sur les qualités intrinsèquement musicales des oeuvres que sur leur luxueux habillage. Nous avons dit l'apport essentiel du Grand Opéra tant en matière d'instrumentation que dans le développement du rôle de l'orchestre et des chœurs. Pour cela, il constitue une étape incontournable dans l'histoire de la musique lyrique et à ce titre mérite incontestablement une écoute plus attentive de la part de nos oreilles contemporaines.
Vincent Deloge