Jean-Philippe Rameau,
auquel on doit certaines des plus
belles pages écrites pour la haute-contre.
La haute-contre
1. L'exception
française
2. Le répertoire
3. Les artistes
4. Une
tessiture problématique
4.1. Défense
et illustration de la langue française
4.2. Des
voix forcées
4.3. La voix
mixte
5. La
confusion entre haute-contre et contre-ténor
6. Falsettistes
et hautes-contre féminines
La haute-contre (1)
1. L'exception
française
"Castrato. Musicien
qui chante le dessus. Hélas ! "
Dictionnaire de la musique
de Meude-Monpas (1787)
Alors que partout en Europe, l'opera
seria consacre le triomphe des castrats, la France choisit la voix
de ténor pour incarner le héros de ses tragédies en
musique. C'est pour des raisons avant tout politiques et culturelles que
les castrats sont exclus de l'opéra français, ne nous leurrons
pas : les motivations humanitaires ne s'exprimeront que tardivement, avec
les Lumières.
Invités par Mazarin avec d'autres
chanteurs italiens, quelques castrats se sont produits à Paris dans
des ouvrages de Marazolli, Strozzi (La Finta Pazza), Rossi (L'Orfeo)
et Cavalli (Egisto, Xerse, Ercole amante). Dès 1645, lors
de la production de La Finta Pazza, le public s'émerveille
en découvrant les machineries de Torelli, mais critique déjà
le travestissement et la distribution des rôles. Plus que la voix,
c'est la personne même du castrat qui dérange. Les compositeurs
italiens privilégient les voix de soprani et contralti,
voix de castrat ou de femme, plus brillantes et plus travaillées
et le travestissement s'inscrit dans une dramaturgie stylisée où
le réalisme n'a absolument pas sa place. L'identification entre
l'interprète et le personnage ne repose absolument pas sur la ressemblance
physique. Cependant, la majorité des Français semblent incapables
d'imaginer des conventions musico-dramatiques différentes de celles
en vigueur dans la tragédie en musique. L'opera seria semble
porter atteinte à leur conception de la sexualité. Cette
apparente confusion des sexes les scandalise : c'est comme si les hommes
se sentaient outragés dans leur virilité et les femmes, ridiculisées.
A la mort de Mazarin, les chanteurs
italiens sont congédiés. Le belcanto n'aura pas sa
place dans la tragédie en musique, conçue par Louis XIV et
Lully comme un art français et un acte politique fondateur. Une
soixantaine de castrats seront importés, en plusieurs vagues, mais
pour chanter les dessus à la Chapelle royale, sous les règnes
successifs de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI. Même Napoléon,
qui a pourtant éradiqué la castration en Europe, engagera
Crescentini pour sa Chapelle consulaire. Mais les castrats n'apparaîtront
jamais plus sur les scènes d'opéra. C'est à peine
s'ils feront des apparitions occasionnelles dans les choeurs, notamment
dans ceux de La Naissance d'Osiris, d'Anacréon et
de Pygmalion de Rameau. Antonio Bagniera ( 1638-1740) est la seule
exception : Lully tire parti de sa voix angélique et de son physique
enfantin (1m 20 !) pour le personnage de l'Amour dans Cadmus
et Hermione ou celui d'un faune dans le prologue de Bellérophon.
Choristes et solistes appréciés à la Chapelle royale
(même si d'aucuns aimeraient les voir remplacés par des femmes),
les sopranistes profitent du succès croissant de la musique italienne
au XVIIIème siècle et apparaissent souvent aux Tuileries
(Concert-Spirituel) ou dans des concerts privés. Toutefois, Annibali,
Albanese, Potenza - qui remporte un vif succès dans le Stabat
Mater de Pergolèse - Savoi et Amantini ne se produisent pas
l'Opéra et les vedettes de passage en France, comme Cafarelli ou
Guadagni, doivent se contenter de quelques récitals.
2. Le répertoire
Dans l'opéra français,
la voix de ténor grave, appelée taille ou taille
naturelle (mi 2 - sol 3) doit se contenter de rôles secondaires.
Admetus dans Alceste et Thésée dans la tragédie
éponyme de Lully sont les exceptions qui confirment la règle.
Louis Cuvillier (mort en 1752), une des meilleures tailles de son temps,
campe volontiers des personnages de vieilles femmes - il crée le
rôle-titre des Amours de Ragonde de Mouret en 1742 - ou d'impressionnantes
allégories (une des Parques dans les superbes trios d'Hippolyte
et Aricie de Rameau). Cuvillier interpréta également
la partie de Momus dans l'opéra-comique de Rameau, Platée.
En fait, le rôle se partage entre la tessiture de basse-taille (dans
le prologue) et la tessiture de taille (le reste de l'ouvrage), or, pour
la reprise, Cuvillier chanta l'intégralité du rôle,
ce qui ne peut que nous inciter à relativiser la pertinence et la
précision du vocabulaire.
Nous sommes même parfois carrément
induits en erreur par une nomenclature "vicieuse" (Framery) ou employée
de manière tout à fait anarchique. Alors qu'il est encore
page à la Chapelle royale, Louis Augustin Richer (1740-1819) débute
dès l'âge de onze ans au Concert-Spirituel. Il s'y produit
régulièrement entre 1763 et 1780, notamment dans le Stabat
Mater de Pergolèse. Or, en 1765, Le Mercure de France le présente
en ces termes : "Superbe voix de taille [sic], Richer a conservé
la faculté de chanter le dessus sans l'aigreur du fausset, sans
l'aridité des voix conservées contre l'ordre de la nature."
Une taille, soit un ténor, qui chante le dessus : avouez qu'il y
a de quoi perdre son français ! Quelle partie chantait-il dans le
Stabat
Mater de Pergolèse ? Celle d'alto ou de soprano ? Un ténor
aigu qui chante en voix mixte pourrait tenir la partie d'alto, mais pas
celle de soprano (jusqu'au si b 4 !), sauf à user d'un fausset particulièrement
étendu, mais la chose est, esthétiquement, impensable en
France (V. faussets
et hautes-contre féminines).
C'est pour la voix de haute-contre
(mi 2 - do 4/ré 4), déjà prisée dans les ballets
et les airs de cour dès la fin du XVIème siècle, que
seront écrits la plupart des premiers rôles masculins, souvent
caractérisés par la jeunesse et l'héroïsme. Dans
les ouvrages de Lully, d'abord, les rôles-titres de ses tragédies
: Atys (1676), Bellérophon (1679), Persée
(1682), Phaéton (1683), Amadis (1684), mais aussi
Acis dans sa pastorale Acis et Galatée (1686), ainsi que
les rôles d'Alphée dans Proserpine (1680), Amour dans
Psyché
(1678) et Renaud dans Armide (1686).
Principal haute-contre de la maison
des Guises, Marc-Antoine Charpentier a composé de nombreuses pièces
parmi les plus belles et les plus expressives jamais écrites pour
cette voix : à côté des nobles et bouleversants Airs
sur les Stances du Cid (1637), pour haute-contre et basse continue,
le rôle d'Orphée dans son opéra de chambre La descente
d'Orphée aux Enfers (1686-1687), David dans sa tragédie
biblique David et Jonathas (1688) et Jason dans Médée
(1693), son chef-d'oeuvre.
Les successeurs de Lully privilégient
également la voix de haute-contre, notamment Desmarest (Enée
dans Didon, 1693), Marin Marais (Ceix dans Alcyone, 1706),
André Cardinal Destouches ( Agenor dans Callirhoé,
1712), ou Jean-Marie Leclair (Scylla dans Scylla et Glaucus, 1746).
C'est la voix extraordinaire de Jélyotte (V. Les
artistes) qui inspire à Rameau ses plus grands rôles masculins
: les rôles-titres dans Hippolyte et Aricie (1733), Castor
et Pollux (1733/1754), Dardanus (1745) et Zoroastre (1756), mais aussi
Abaris dans Abaris ou les Boréades (1764) alors que de nombreuses
parties sont encore écrites pour haute-contre dans ses ballets et
opéras-ballets : Valère, Don Carlos, Tacmas et Damon dans
Les
Indes galantes (1735) ; Momus, Thélème, Lycurgue et Mercure
dans Les Fêtes d'Hébé ou les Talens liriques
(1739) ou le rôle-titre de Pygmalion (1748).
Gluck ne s'y trompe pas : pour la création
parisienne d'Orphée et Eurydice (1774) il transpose le rôle-titre,
écrit pour le contralto Guadagni, en tessiture de haute-contre et
le confie à Joseph Legros, qui chantera aussi pour lui les rôles
d'Achille (Iphigénie en Aulide,1774), Renaud (Armide,
1777), Pylade (Iphigénie en Tauride, 1779) et Cynire (Echo
et Narcisse, 1779).
La haute-contre tient aussi la deuxième
voix dans les choeurs, beaucoup plus développés dans la musique
de scène française que dans l'opéra italien. On ne
peut pas vraiment dire qu'il chante la partie d'alto car la voix féminine
(dessus) est souvent divisée. La partie de choeur intermédiaire
tenue par les hautes-contre évolue dans une tessiture similaire
à celle des rôles solistes, mais son ambitus est une tierce,
voire une quarte plus haut, ce qui donne à penser qu'à l'époque,
la partie de haute-contre de choeur était assumée par de
vrais ténors aigus, mais aussi par des falsettistes évoluant
dans le bas de leur tessiture.
Cette particularité a souvent
servi le propos des compositeurs : en témoignent l'utilisation de
choeurs d'hommes (haute-contre, taille, basse) où la voix supérieure
est très aigüe, donc forcée et nasale et constitue un
artifice des scènes infernales (Thésée de Lully,
acte III ; Hippolyte et Aricie de Rameau, acte II, etc.), mais aussi
l'utilisation dans le choeur féminin de hautes-contres travesties
qui rendent les choeurs de prêtresses plus solennels.
Il est à noter, enfin, que cette
tradition d'une voix de ténor très aigüe dans les choeurs
d'opéra français a perduré jusqu'au XIX ème
siècle. En effet, la plupart des compositeurs français, contrairement
à leurs collègues européens, n'écrivaient pas
de partie d'alto dans leurs choeurs d'opéra, mais deux voix de soprano
et deux voix de ténor, dont la plus aigüe se rapproche, dans
sa tessiture, d'une voix de haute-contre (c'est particulièrement
flagrant chez Gounod, Bizet et surtout Offenbach).
3. Les artistes
"La voix de ce divin
chanteur [ Jélyotte ]
Est tantôt un zéphir,
qui vole dans la plaine,
Et tantôt un volcan,
qui part, enlève, entraîne,
Et dispute de force avec
l'art de l'auteur. "
Anecdotes dramatiques, 1775,
article "Indes galantes"
Dans l' "opéra" baroque français,
il n'y a pas de place pour les stars du chant : le vedettariat des artistes
lyriques ne se développera vraiment qu'avec Rossini, lorsque l'opera
seria jettera ses derniers feux. La tragédie en musique exige avant
tout de bons acteurs et même si Rameau enrichit la partie vocale,
l'esthétique du belcanto heurte les habitudes du public généralement
réfractaire aux ouvrages italiens. Le chant reste subordonné
au drame, au texte (V. Défense et illustration de la langue française)
et le public, qui s'enthousiasme autant, sinon davantage, pour le spectacle
des machines et pour les ballets, est dérangé par la vocalité
débridée de l'opéra italien.
Dumesnil (mort vers 1715) fut
sans doute la plus célèbre haute-contre du Grand Siècle.
Remarqué par Lully alors qu'il n'était encore que marmiton
chez l'intendant de Montauban, il débuta à l'Académie
royale en créant le rôle de Triton dans Isis (1677).
Son répertoire inclut de nombreuses créations du Florentin,
d'Amadis à Acis en passant par Médor dans Roland,
mais aussi des oeuvres de Charpentier (Jason dans Médée),
de Campra (Octavio dans L'Europe Galante), d'André Cardinal
Destouches (Amadis dans Amadis de Grèce), de Pascal Collasse (Pélée
dans Thétis et Pélée) et Marin Marais (Bacchus
dans Arianne et Bacchus). Partenaire habituel de Marthe [Marie]
Le Rochois, qui créa les grandes héroïnes de la tragédie
en musique, d'Armide à Médée, Dumesnil était
décrit comme une "haute-taille des plus hautes" (Parfaict,
1741).
Antoine Boutelou (env. 1665-1740),
particulièrement doué pour les emplois comiques, a fait carrière
sous les règnes de Louis XIV et Louis XV, apparaissant entre autres
dans des reprises du Bourgeois Gentilhomme du tandem Molière-Lully
(1707/1729) et dans Les Elémens de Lalande et Destouches
(1721). De sa voix, Jean de Laborde écrivait que "le son en était
si plein, si beau et si touchant qu'on ne pouvait l'entendre sans en avoir
l'âme affectée" (Essai sur la musique ancienne et moderne,
1780), celle du Roi Soleil était bouleversée au point qu'il
ne pouvait retenir ses larmes.
Avant d'être une grande haute-contre,
Pierre
de Jélyotte (1713-1797) fut surtout LE chanteur français
le plus célèbre de son époque. Le trio exceptionnel
qu'il formait avec le dessus Marie Fel et la basse-taille Claude Chassé
fut pour beaucoup dans le succès que devaient rencontrer les ouvrages
de Rameau. Jélyotte fit des débuts remarqués à
l'opéra dans Dardanus (1739), un drame que le compositeur
remettra sur le métier cinq ans plus tard en destinant au rôle-titre
un lamento ("Lieux funestes... ") que Marc Minkowski n'hésite
pas à considérer comme le "plus bel air de haute-contre jamais
écrit". C'est probablement une des scènes de désespoir
les plus sombres et les plus émouvantes de toute l'histoire de l'opéra.
Certes, le rôle de Castor (Castor et Pollux, 1737), lui aussi
révisé en 1754, ou la redoutable ariette de Zaïs
(1748) : "Règne, Amour", nous donnent une idée de l'aisance
et de la souplesse de la voix (fa #2- ré 4) et ses contemporains
décrivent un timbre argentin et ne tarissent pas d'éloges
sur la noblesse de son jeu, mais nous sommes malheureusement condamnés
à imaginer, à rêver la singularité des accents,
des inflexions qui ont inspiré Rameau. C'est dans une oeuvre aujourd'hui
méconnue, mais qu'il chanta dans son dialecte natal, la pastorale
occitane Daphnis et Alcimadure de Mondonville (1754-5), que Jélyotte
connut sans doute son plus grand succès. Il interprétait
également des motets et chansons de sa composition qui, pour la
plupart, ont disparu.
Recruté par Francoeur et Rebel,
Joseph
Legros (1739-1793) fit ses débuts à l'Académie
royale en 1764, dans Titon et l'Aurore de Mondonville et ne quittera
cette maison qu'à sa retraite, en 1784. Legros s'est lui aussi illustré
dans les tragédies de Rameau et a participé à plus
d'une trentaine de créations : les principaux opéras en français
de Gluck, Roland ( Medor, 1778), Atys (rôle-titre,
1780) et Iphigénie en Tauride (Pylade, 1781) de Piccini,
Renaud de Sacchini (1783) constituant sa dernière prise de rôle.
Il chantait également au Concert-Spirituel, qu'il dirigea entre
1777 et 1790, offrant au public de nombreux airs italiens dont il devenait
friand - lui-même s'était facilement adapté au style
italianisant de Philidor (Sandomir dans Ermelinde, 1767) -, mais
aussi des oeuvres de Haydn et Mozart.
4. Une tessiture
problématique
"Les femmes semblent
avoir décidé,
on ne sait pourquoi, que
la haute-contre doit être l'amant favorisé,
elles disent que c'est la voix
du coeur :
des sons mâles et forts alarment
sans doute leur délicatesse."
Encyclopédie de Diderot et
D'Alembert, article "basse-taille "
L'interprétation du répertoire
de haute-contre pose aujourd'hui de réelles difficultés :
les tessitures sont parfois très élevées - c'est notamment
le cas de David dans David et Jonathas de Charpentier (2)et
surtout de plusieurs rôles créés par Jélyotte
(Castor, Platée, Pygmalion, Zoroastre) ou Legros (l'Orphée
de Gluck abonde en si 3, do et ré 4) - et requièrent des
voix de ténor naturellement très aigües, souples et
agiles et en même temps suffisamment puissantes, sonores pour ne
pas être couvertes dans les passages accompagnés par les chpeurs
ou l'orchestre tout en demeurant compréhensibles.
4.1. Défense et illustration
de la langue française
"La liquidité
de la voix, signe d'une âme languie,
avait été une fois
pour toutes identifiée au stupre
de Néron, dont les plaisirs
modifiaient l'élocution."
Père de Cressoles, Vocationes
Autumnales
Tragédie en musique : l'expression
est transparente, elle ancre l'"opéra français" dans le théâtre,
qui connaît alors son apogée. Il est impossible de comprendre
l'esthétique française sans tenir compte de cette dimension
fondamentale. La France entend rivaliser avec l'opéra italien en
offrant au monde un véritable théâtre musical dans
lequel la musique et le chant sont au service du texte, ce qui doit en
assurer la supériorité. L'intelligibilité du texte
est donc primordiale et le chant fleuri, voluptueux, brillant des Italiens
est contraire au bon goût.
De la Renaissance à la Révolution,
le chant français s'inspire d'un seul modèle : le théâtre
parlé. Lecerf de la Viéville ne se trompe probablement pas
lorsqu'il affirme que le récitatif lullyste s'inspire de la déclamation
de la Champmêlé, célèbre actrice : les interprètes
des premières tragédies de Lully travaillent la déclamation
lyrique, mais ne sont pas entraînés par des professeurs de
chant. Celui-ci est considéré comme une variante de la parole
et les deux formes d'expression sont envisagées sous l'angle de
la déclamation. Les ouvrages destinés aux chanteurs traitent
essentiellement de règles rhétoriques, visent la perfection
de l'intonation et modèlent la vitesse de la déclamation
sur le débit de la déclamation théâtrale. En
fait, les arts du chant sont plutôt des traités de diction
que des manuels de technique vocale.
L'âge classique et une période
capitale dans l'histoire de la langue. Une armée de théoriciens,
de grammairiens et de linguistes avant l'heure en réglementent l'usage
: ils fixent la prononciation, l'orthographe et le mythe du génie
de la langue française que la nouvelle Académie fondée
par Richelieu gardera jalousement. "En France, la tradition de la diction
théâtrale est une norme qui offre le modèle opératoire
à la langue. [...] la langue française parlée
qui servira de base au chant est liée à un dressage social
et physiologique de la diction. (3)".
Autant dire que l'intelligibilité du texte est capitale.
La langue est précisément
le premier obstacle que pose l'interprétation du répertoire
français. Au XVIIème siècle, les diphtongues et de
nombreuses consonnes implosives et finales disparaissent et l'articulation
revêt un caractère de plus en plus antérieur, la transition
de consonne à voyelle est nette, sans diffusion entre les sons.
C'est l'apparition du mode tendu, croissant et antérieur, caractéristique
du français et qui se prête difficilement au chant. Au fur
et à mesure que la voix s'élève dans l'aigu et gagne
en puissance, le chant menace la compréhension du texte, notamment
des voyelles nasales. Ce n'est pas un hasard si la tessiture des rôles
écrits à l'âge classique est généralement
réduite, plus proche de la voix parlée. A fortiori, une voix
opératique précarise davantage encore la diction. Sous l'influence
de l'opéra italien, Rameau écrira pour des voix plus longues,
plus puissantes, souples et brillantes. Il disposait, nous l'avons vu,
d'interprètes d'exception (Fel, Jélyotte et Chassé),
de chanteurs à part entière et non d'acteurs. Aujourd'hui,
certains chanteurs sont confrontés à un vrai dilemme : s'ils
chantent assez fort pour que leur voix passe l'orchestre ou se détache
des chpeurs, les spectateurs risquent de ne plus comprendre les paroles
; en, revanche, s'ils privilégient la prononciation, leur voix risque
d'être couverte par les autres musiciens. Il est encore plus difficile
de concilier la diction et la beauté du chant dans une tessiture
aigüe ; c'est tout le défi qui se pose aujourd'hui aux hautes-contre.
4.2. Des voix forcées
Il est possible de trouver des ténors
ultra-légers et souples, notamment les "high tenors" britanniques
(Roger Covey-Crump, Simon Berridge...), qui décrochent facilement
en voix de tête et passent très bien au disque dans certaines
oeuvres (par exemple Charles Daniels ou Rodrigo del Pozzo dans les motets
solistes de Mondonville). Par contre, même en rétablissant
le diapason, plus bas, en usage aux XVIIème et XVIIIème siècles,
en utilisant des instruments d'époque (ou des copies) et en respectant
les effectifs originaux, ces chanteurs n'auraient pas l'étoffe vocale,
la puissance requise pour incarner les rôles héroïques
de certaines tragédies. On recourt le plus souvent à des
ténors qui maîtrisent la technique de la voix mixte et le
style déclamatoire très particulier en vigueur dans l' "opéra"
français. Bien sûr, chaque rôle est à considérer
individuellement.
Jean-Paul Fouchécourt, doué
d'une voix naturellement très légère, s'est spécialisé
dans les emplois de haute-contre et a développé cette voix
mixte, combinaison habile des registres de poitrine et de fausset, en prenant
exemple sur le ténor mozartien Léopold Simoneau. Parmi les
artistes qui se sont illustrés avec succès dans ce répertoire
exigeant, citons : Michael Goldthorpe, Guy de Mey (Atys), Bruce Brewer
(Platée), John Elwes (Pygmalion, Zaïs, Zoroastre), Howard Crook
(Atys, Castor, Renaud), Gilles Ragon (inoubliable Platée), Mark
Padmore (très bel Hippolyte) et Paul Agnew, une des plus belles
hautes-contre actuelles. François-Nicolas Geslot et Cyril Auvity
figurent parmi les artistes les plus prometteurs de leur génération.
Le jury du Concours International de Chant Baroque de Chimay (septembre
2001), présidé par William Christie, vient de révéler
un talentueux jeune ténor américain : Jeffrey B Thompson
(23 ans), déjà très à l'aise dans la tessiture
de haute-contre (rayonnant "Objet qui règne dans mon âme"
des Fêtes d'Hébé de Rameau). Parmi les vétérans,
il serait injuste de ne pas mentionner Jean-Claude Orliac, André
Malabrera et Zeger Vandersteene ainsi que le Platée légendaire
de Michel Sénéchal (Aix, 1956 !). L'Abaris de Philippe Langridge
ou le récent Dardanus de John Mark Ainsley démontrent que
ce répertoire n'est pas l'apanage de spécialistes. Richard
Croft, superbe ténor haendélien, chantera cette saison le
rôle-titre de l'Orphée de Gluck sous la direction de
Marc Minkowski. Quelques falsettistes se sont aussi aventurés en
terres françaises (René Jacobs et même James Bowman),
trois d'entre eux s'attaquant même avec plus (Henri Ledroit, Gérard
Lesne) ou moins (Paul Esswood) de bonheur au rôle-titre de David
et Jonathas.
En réalité, les critiques
dont les hautes-contre furent la cible, surtout au XVIIIème siècle,
prouvent que les interprètes rencontraient déjà des
difficultés avec cette tessiture. Même si Rousseau a le goût
de l'exagération et de la polémique, son opinion n'est pas
isolée lorsqu'il affirme que "la Haute-Contre en voix d'homme
n'est point naturelle ; il faut la forcer pour la porter à ce diapason
; quoiqu'on fasse elle a toujours de l'aigreur et rarement de la justesse."
(Dictionnaire de la musique, 1768) Framery observe également
que "plusieurs, pour parvenir aux sons les plus aigus sont obligés
de forcer leurs moyens naturels en se resserrant le gosier ; mais ils perdent
ainsi en agréments ce qu'ils gagnent en étendue, car ces
sons étranglés manquent de douceur et de pureté."
(Encyclopédie méthodique, 1791). Certaines hautes-contre
auraient donc tendance à forcer la voix, à essayer de monter
le plus haut possible en registre de poitrine, plutôt que de passer
en fausset.
En lisant ces critiques, il est difficile
de ne pas songer à l'urlo francese, le chant français,
tel qu'on le brocardait en Europe. Habitués aux suavités
du chant italien, les étrangers sont horrifiés par les cris
des chanteurs français. "Chanter, terme honteusement profané
en France, écrivait Grimm, et appliqué à une façon
de pousser avec effort les sons hors du gosier et de les fracasser sur
les dents avec un mouvement de menton convulsif ; c'est qu'on appelle chez
nous crier." (Lettre sur Omphale). Dans sa Lulliade,
Calzabigi explique que "celui qui hurle le plus, l'emporte : ainsi en
est-il de l'opéra en France. De nos Caffarelli, Giziello, Marchesini,
etc., ils ont l'habitude de dire qu'ils "jouent de la flûte" avec
leurs voix ; je crois vraiment qu'ils ne les entendent pas. J'observai
plusieurs fois à ce spectacle qu'ils appellent "concert spirituel",
quand Cafarelli, la Mingotti, la Frasi, etc. y chantaient, que ceux qui
par hasard étaient assis très près du chanteur, ne
donnaient pas signe de mécontentement, mais au contraire de satisfaction
; à mesure que les places s'éloignaient, ils appréciaient
de moins en moins et au fond de la salle ils auraient volontiers sifflé
ou lancé des tomates."
Bien sûr La lulliade a
des accents pamphlétaires et la Lettre sur Omphale amorce
la "Querelle des Bouffons", mais de nombreux témoignages convergent
dans le même sens. Dans ses mémoires (4),
le sopraniste Filippo Balatri rapporte comment, lors d'un séjour
à Lyon, les rires de l'assemblée l'interrompirent alors qu'il
avait à peine commencé son air. Interloqué, il se
fit expliquer que le public n'était pas habitué à
entendre des "ahah" : les passages élaborés sont pour les
violons, les mots pour la voix. Un passage de huit notes suffit largement
aux meilleurs chanteurs. En fait, les "ahah" du castrat n'étaient
que la vocalise initiale de l'aria ! Balatri demande à entendre
le chant français, une jeune fille se met au clavecin. Après
avoir subi des hurlements "qu'on aurait pu entendre de Lyon jusqu'à
Londres", Balatri propose de chanter à son tour dans le style
français. Bien qu'il exagère à l'envi les stridences
du chant français, sa prestation, loin d'être ressentie comme
une plaisanterie, suscite l'admiration du public ! Moins d'un siècle
plus tard Mozart réitère le même constat, désolant.
Les Français ne sont évidemment
pas sourds, contrairement à ce que conclut Calzabigi, mais leur
chant est plus guttural, issu de la déclamation théâtrale,
aux antipodes de la vocalité italienne. Il faudra attendre le XIXème
pour qu'apparaisse une véritable école de chant française.
En 1819, un journaliste allemand, encore habitué à cette
"mode de l'aboiement", s'étonne de découvrir une artiste
française au chant harmonieux et très musical : "Les sons
émis par cette femme ressemblaient encore jusqu'à présent
à ce que les Allemands ou les Italiens s'accordent depuis des siècles
à nommer chant ; mais en France, particulièrement au grand
opéra, cela passe pour un gazouillement d'oiseau insignifiant."
(Allgemeine musikalische Zeitung de Leipzig, 28 avril 1819).
Maintenant, faut-il nécessairement
incriminer la médiocrité du chant français lorsque
nous découvrons que bon nombre de hautes-contre forçaient
leur voix ? En examinant la tessiture extrêmement tendue dans laquelle
évolue la partie de haute-contre des grands motets lorrains d'Henry
Desmarest, nous pouvons imaginer les difficultés auxquelles étaient
confrontés les chanteurs de l'époque. D'ailleurs, le Studio
de Musique Ancienne de Montréal, qui a enregistré ces oeuvres
en première mondiale, n'a pu réunir suffisamment de ténors
aguerris pour affronter cette partie de haute-contre et leur a joint des
falsettistes ! Les créateurs de ces motets n'étaient pas
forcément plus à l'aise. Toutes les hautes-contre ne chantaient
pas avec aisance dans une tessiture suraigüe, à l'instar de
Jélyotte ou Legros. En fait, l'évolution de l'écriture
musicale au cours du XVIIIème siècle ne s'est pas accompagnée
d'une amélioration rapide et sensible du niveau des chanteurs. Quelques
artistes particulièrement doués ne doivent pas nous faire
oublier que des générations d'acteurs-chanteurs, à
la technique rudimentaire, plus soucieux de déclamation que de beau
chant, se sont succédé sur les scènes françaises.
Il est permis de se demander dans quelle mesure les exigences des compositeurs
ne manquaient de pas réalisme. Castil-Blaze dénonce avec
vigueur ce qu'il considère comme une tendance typiquement française
: "Ce n'est qu'en France que l'on a la manie de porter les voix au-delà
de leur diapason. Je voudrais, au contraire, les resserrer dans leur bornes
les plus étroites, pour n'en obtenir que des sons purs et nourris.
La nature, l'art et le goût ont dicté des lois à ce
sujet, on ne devrait jamais s'en écarter." (De l'opéra
en France, 1820). Mais lorsqu'il aspire à "des sons purs et
nourris", l'auteur n'adresse-t-il pas, allusivement, une critique au mélange
des sons de poitrine et de fausset, à cet artifice que constitue
la voix mixte ? Une dizaine d'années plus tard, Gilbert Duprez mettra
un terme au clair-obscur baroque et lancera la mode du contre-ut de poitrine,
éclatant et "viril".
4.3 La voix mixte
Faute d'une voix naturellement longue
et facile, les meilleures hautes-contre devaient maîtriser le fameux
passage des registres grâce à la voix mixte. Rétrospectivement,
les témoignages concernant la voix de Nourrit le donnent à
penser (V. plus bas). Par contre, si elle ne possède pas cette technique,
la haute-contre préfère encore forcer sa voix, quitte à
hurler, plutôt que d'exposer son fausset, un timbre détestable
aux oreilles françaises (V. Faussets
et hautes-contre féminines). Lecerf de la Viéville reflète
le goût majoritaire en France lorsqu'il interroge ironiquement François
Raguenet, conquis par les voix "nettes et touchantes" des "incommodés"
(Parallèle des Italiens et des Français, 1702) : "Mais
ne sembleroit-il pas que nous avons sur nos Théâtres que des
voix grosses et mâles ? Lorsqu'il faut remplir les rôles d'Amans
préférés, n'avons-nous ni hautes-contre ni tailles,
dont les voix sont aussi douces, aussi fléxibles [sic] et
aussi hautes qu'elles le doivent être, pour dire tendrement les douceurs
? D'abord il est naturel et vraisemblable que tous les hommes aient la
voix mâle. Ainsi, quand les voix des Amoureux, des premiers rôles,
sont si perçantes et si en faucet [castrats], outre que cela
devient aigre aux oreilles et incommode pour les airs en parties : cela
a encore le défaut d'être trop féminin, trop Damoiseau."
(Comparaison de la Musique Italienne et de la Musique Françoise,
1705-6, je souligne la phrase-clé). Et pour avoir l'air mâle,
la haute-contre doit absolument éviter que le passage en fausset
s'entende.
Jélyotte et Legros étaient-ils
passés maîtres dans l'art de fusionner les registres ou la
Nature leur avait-elle offert un organe exceptionnel ? Joseph de Lalande
nous a laissé un témoignage précieux, mais délicat
à interpréter :
"J'ai dit que le tenore des Italiens
étoit la haute-contre des François ; du moins les tenori
n'en différeroient presque pas s'ils voulaient chanter sans faire
les singes des castrats, par la quantité de roulades et de broderies,
qui défigurent l'ouvrage des compositeurs. Le tenore va de ut à
sol en pleine voix, et jusqu'à re en falzetto [sic] ou fausset
; mais cela n'est pas sans exception ; Babbi montoit jusqu'à ut
en pleine voix, de même que Caribaldi, jusqu'à l'âge
de quarante-huit ans. Amorevoli, qui étoit un peu plus ancien, alloit
jusqu'à re. A Paris, Geliot avoit la même étendue
que Amorevoli, et Legros avait celle des deux premiers ; ces qualités
de voix, dans tous les pays, sont très-rares ; Lainez va jusqu'au
la forcé, Dufrenoy jusqu'au sol forcé ; tous ceux qui ont
succédé à Legros, sont obligés de crier pour
arriver au ton de la haute-contre, excepté Rousseau ; mais il a
le timbre plus petit." (Voyage en Italie, 1786).
Trois choses semblent sûres :
d'abord, Jélyotte et Legros ne forçaient pas ; d'autre part,
les hautes-contre ne chantaient pas en fausset, elles n'isolaient pas ce
registre ; enfin, il se confirme que les successeurs de Jélyotte
et Legros éprouvaient de sérieuses difficultés à
chanter dans la même tessiture. Une lecture au pied de la lettre
nous amène également à conclure que les deux meilleures
hautes-contre de leur temps chantaient les notes les plus aigües avec
leur registre de poitrine ("en pleine voix " (5)).
Mais si, en parlant de "pleine voix", Lalande traduisait ses impressions
plutôt que la réalité ? S'il était trompé
par une voix naturellement homogène, égale et sonore du grave
à l'aigu, qu'il croit produite en registre de poitrine ? Nous pourrions
alors supposer, avec René Jacobs et Stéphane Van Dyck, que
Jélyotte et Legros maîtrisaient à la perfection la
technique de la voix mixte.
Les témoignages concernant la
voix et la technique d'Adolphe Nourrit (1802-1839) tendent à conforter
cette lecture. Le ténor dramatique Gilbert Duprez (1806-1896), qui
connaissait bien Nourrit, écrivait que "sa voix tenait de ce
qu'on appelait jadis la haute-contre, s'étendant très haut
dans un registre mixte." (Souvenirs d'un chanteur, 1880). Rossini
lui avait écrit les rôles de Neocles (Le Siège de
Corinthe), du Comte Ory, d'Amenophis (Moise et Pharaon) et d'Arnold
(Guillaume Tell). Entre 1826 et 1836, Nourrit élargit son
répertoire avec Masaniello (La Muette de Portici d'Auber),
Robert et Raoul (Robert le Diable et Les Huguenots de Meyerbeer)
et Eleazar (La juive d'Halévy). Nous imaginons mal un tenorino
venir à bout de ces rôles dramatiques, affronter la dynamique
et la densité de l'orchestre rossinien ! A la fin de sa vie, Nourrit
essaya d'adopter la technique de la "voix sombrée" ainsi nommée
et développée par Duprez : mal lui en prit. "En gagnant
certaines qualités ... j'en avais perdu d'autres essentielles ...
J'espérais toujours qu'avec le temps je pourrais retrouver ces nuances
fines qui étaient le propre de mon talent, et cette variété
d'inflexions auxquelles j'avais dû renoncer pour me conformer aux
exigences du chant italien comme on l'entend aujourd'hui... Mon ancienne
voix n'était plus à ma disposition... ma voix mixte et ma
voix de tête avaient disparu." (Lettre à Eugène
Duverger, Naples, 13 octobre 1838, je souligne cette précision
capitale). Nourrit fut donc un des derniers représentants de cette
voix de haute-contre, jugée, selon Castil-Blaze, "claire et flûtée"
par les nouvelles générations et peu apte à exprimer
les passions.
5. La confusion
entre haute-contre et contre-ténor
Quand Alfred Deller a ressuscité
le contre-ténor en tant que soliste, sa voix a bien sûr fasciné,
mais aussi profondément troublé ses contemporains et suscité
pas mal de confusions et d'erreurs. Deller était un falsettiste
: un baryton qui, pour l'essentiel, utilisait son registre de fausset.
Il renouait avec la tradition, longtemps vivace en Angleterre, des countertenors.
Le mot trouve son origine dans la partie de la polyphonie apparue au XVème
siècle à côté du tenor, mais évoluant
dans une tessiture plus aigüe : le contratenor altus. Countertenor
désignait donc cette partie nommée contralto en italien,
alt(us)
en allemand et haute-contre en français. C'est pourquoi,
au XXème siècle, le mot countertenor a été
traduit par haute-contre (6).
Mais s'ils désignent tous deux la partie d'alto, en revanche, ils
ne recouvrent pas exactement la même tessiture et ne sont donc pas
forcément interprétés par le même type de voix.
C'est évidemment ici que les choses se corsent.
En réalité, l'ambitus
du countertenor est assez extensible et le mot désigne deux
catégories vocales : tout d'abord un ténor élevé
(high tenor), comparable à la haute-contre, que l'on pourrait qualifier
de "contre-ténor grave", qui dépasse d'environ une tierce
la tessiture du ténor. De William Turner (1651-1759), dont la voix
naturelle atteint le diapason du countertenor, Burney dit "qu'il
s'agit d'une circonstance si rare que s'il travaille sa voix, celui qui
la possède est sûr de trouver un emploi." Damascène
et Bowcher (Boucher), lequel monte jusqu'au do 4, sont des countertenors
d'origine française, vraisemblablement des hautes-contre. Mais le
countertenor
désigne aussi le falsettiste, que l'on pourrait qualifier de "contre-ténor
aigu", et dont la voix peut s'étendre jusqu'au fa 4 (David dans
l'oratorio Saül de Haendel, certains contre-ténors évoluent
aujoud'hui dans la tessiture du mezzo - David Daniels ou Flavio Oliver),
mais qui n'exclut pas l'usage du registre de poitrine pour les notes les
plus graves. Walter Powell remplaçait le castrat contralto Senesino
dans les productions de Haendel (Athalie ou Deborah). Basse
à la Chapelle royale, Purcell était aussi countertenor
et chanta l'air Tis Natures's voice (Ode à sainte Cécile)
lors de la fête de sainte Cécile en 1692. Haute-contre et
countertenor ne sont donc pas des synonymes parfaits. En somme, une haute-contre
était un countertenor, mais un countertenor n'était
pas forcément une haute-contre.
Bien que le terme countertenor
ait été traduit en français par contre-ténor
(kontratenor en allemand, controtenore en italien et contratenor
en espagnol), ce néologisme n'a pas empêché l'usage
anarchique du mot haute-contre pour désigner la plupart des
émules d'Alfred Deller : de purs falsettistes comme James Bowman,
Paul Eswwood, Charles Brett ou des falsettistes qui utilisent également
leur registre de poitrine pour les notes graves (René Jacobs, Jeffrey
Gall, Derek Lee Ragin, etc.). En fait, les termes haute-contre et
contre-ténor
sont employés indifféremment pour désigner les falsettistes
et les ténors hautes-contre. La réapparition du falsettiste
a tellement troublé mélomanes et musiciens que Roland Mancini,
dans un Larousse de la Musique, explique correctement la différence
entre un falsettiste et une haute-contre, mais cite le même Alfred
Deller comme parfait exemple de l'une et l'autre voix ! D'autres ont enseigné
que le terme haute-contre désignait le falsettiste - croyant
sans doute que Rousseau évoquait le fausset lorsqu'il évoquait
une voix forcée - et le contre-ténor une voix de ténor,
naturelle et très aigüe...
Aujourd'hui encore, l'erreur est fréquente
et certains chanteurs entretiennent la confusion : Gérard Lesne,
après s'être fait appeler contralto, se nomme haute-contre
et justifie ainsi le choix de son répertoire (récemment des
oeuvres de Charpentier) alors qu'il est un baryton falsettiste, contraint,
dans le répertoire de haute-contre, à multiplier les changements
de registre. Précisons encore qu'à l'instar du mot contre-ténor,
le mot haute-contre est aussi employé abusivement pour désigner
les sopranistes. Ceux-ci n'ont bien sûr rien à voir
avec les ténors hautes-contres : il s'agit, la plupart du temps,
de falsettistes dont le fausset est exceptionnellement étendu et
se déploie dans la tessiture du soprano et, beaucoup plus rarement,
de sopranos qui n'ont pas - ou presque pas - mué (par exemple suite
à un déficit hormonal nommé syndrome de Morcier-Kallman)
; en aucun cas, il ne s'agit de castrats, ceux-ci ont fort heureusement
disparu !
6. Faussets
et hautes-contres féminines
L'emploi précoce du mot falsettiste,
calque moderne de l'italien, aurait évité bien des problèmes,
à commencer par des erreurs de distribution. En revanche, la confusion
était impossible aux XVIIème et XVIIIème siècles
: les falsettistes sont très peu prisés en France. Bénigne
de Bacilly (Remarques curieuses sur l'art de bien chanter (1679))
relate que "ceux qui ont la voix naturelle méprisent les voix
de fausset, comme fausses et glapissantes ; et ceux-cy tiennent que la
fin du chant paroist bien plus dans une voix de taille naturelle, qui pour
l'ordinaire n'a pas tant d'éclat, bien qu'elle ait de justesse".
L'auteur confirme certains griefs : "les voix de fausset [...] ont
de l'aigreur et manquent souvent de justesse, à moins que d'estre
si bien cultivées qu'elles semblent estre passées en nature",
mais, fait rare, concède aux falsettistes certains avantages : "[...]
si
l'on y faisoit bien réflexion, on remarqueroit qu'ils doivent tout
ce qu'ils ont de particulier dans la manière de chanter à
leur voix ainsi élevée en fausset, qui fait paroistre certains
ports de voix, certains intervalles, et autres charmes du chant tout autrement
que dans la voix de taille." Toutefois, malgré son goût
pour l'exagération, Rousseau se fait l'écho d'une opinion
majoritaire lorsqu'il écrit que le fausset est "le plus désagréable
de tous les timbres de la voix humaine" (Dictionnaire de musique,
1768).
Appelés faussets ou dessus
muets/és, les falsettistes ne chantent guère que le dessus
(soprano) à la Chapelle Royale, où ils soutiennent les voix
des pages : "Sous le règne de Louis XIV et Louis XV, on leur
a adjoint quelquefois des personnes qui chantaient le fausset, mais très
peu. Cela est un très mauvaise usage et les Italiens valent mieux
parce que les voix de fausset ne sont ni agréables ni si durables
que les leurs." (7).
Les Italiens en question sont bien sûr les castrats, que les Italiens
qualifient paradoxalement de "falsettistes naturels" par opposition aux
"falsettistes artificiels", les falsettistes ou contre-ténors. Nous
avons sans doute du mal à comprendre qu'on puisse mélanger
ainsi des voix de garçons, de falsettistes et de castrats au sein
d'un même pupitre, mais la notion de "pureté de timbre "n'existait
pas à l'époque. Autant dire que les falsettistes ne se produisaient
jamais à l'opéra où le registre de fausset n'était
employé que de manière exceptionnelle, dans un but comique,
pour contrefaire la voix de femme.
Si un falsettiste ne pouvait pas être
confondu avec une haute-contre, en revanche, certaines chanteuses
portaient ce nom. Charpentier destinait ses Leçons de Ténèbres
aux religieuses de l'Abbaye-aux-Bois : "Mère Ste Cécile,
dessus, Mère Camille, bas-dessus, et Mère Desnos, haute-contre",
sans doute un vrai contralto. De même, en Angleterre, Mrs Turner-Robinson,
créatrice du rôle de Daniel dans l'oratorio Belshazzar
de Haendel (1745), est appelée countertenor, ce qui prouve
que ces termes désignaient avant tout une tessiture plutôt
qu'un type de voix bien précis. Jérôme-Joseph de Momigny,
théoricien et compositeur belge, rapporte une anecdote fort curieuse
(Encyclopédie méthodique de Framery et Guinguené,
Paris, Panckoucke, 1791) : "Il existe quelques hautes-contre en voix
de femme qui n'ont pas la rondeur des bas-dessus [mezzo], mais une
force bien supérieure, avec un timbre qui est celui de la vraie
haute-contre [sic]. J'ai connu une dame religieuse qui, avec une
telle voix, en couvrait facilement trente autres, et se faisait entendre
à une distance extraordinaire." Voilà qui laisse rêveurÖ
Bernard Schreuders
Notes
1. Le mot connaît les deux genres.
2. L'oeuvre, baptisée "tragédie
biblique", ressortit à la musique religieuse, dans laquelle la tessiture
de haute-contre est alors souvent plus aigüe que dans la musique de
scène.
3. Vincent Vivès, "Raison et
déraison de la voix à l'âge classique" in Ostinato
rigore, revue internationale d'études musicales, n°8/9,
1997, Les musiciens au temps de Louis XIV, p. 41-2.
4. Largement citées dans A.
Herriot, The Castrati in opera. Londres, Secker and Warburg, 1956,
pp. 200-24 (ch. VI : The story of one castrato).
5. C'est le sens habituel de cette
expression. Dans le "Mémoire sur la voix humaine présenté
à l'Académie des Sciences" qui sert d'introduction au traité
de chant de Manuel Garcia, nous pouvons lire : " [...] nous avons entendu
le même chanteur produire à volonté et alternativement
la même note avec la voix pleine et avec la voix de fausset en sorte
que les sons produits par les deux voix se trouvaient ainsi mis en parallèle."
6. Traduction littérale du latin
contratenor
altus contracté en contraltus, le mot
contre haute
(1556) a été rapidement remplacé par la forme inversée,
haute-contre,
alors que contre basse (< contratenor bassus) a connu
une spécialisation instrumentale, la forme basse-contre désignant
uniquement la voix. Il est à noter que le mot haute-contre
désigne aussi le second registre de chaque famille instrumentale.
Les formes contre-teneur
et contre-taille ont été
rapidement concurrencées par haute-contre et haute-taille.
En anglais, le contratenor altus a été traduit en
contra,
counter ou countertenor, ces trois formes étant encore
concurrencées par mean.
Countertenor s'est finalement
imposé.
7. Recueil des Frères Bêches,
tous trois hautes-contre à la Chapelle royale [Bibliothèque
Nationale, Rés. F.1661], cité par P. Barbier, La maison
des Italiens. Paris, Grasset, 1998, p.113.