Introduction
1. Des
mots et des catégories
2. Du
ténoriste au ténor
3. Du
heldentenor
au tenorino
La voix de ténor
1. Des mots
et des catégories
"(...) la connaissance
de la valeur exacte des mots est
peut-être la clé la
plus importante de toutes les sciences.
Aucune d'entre elles n'a une nomenclature
aussi vicieuse
que celle de la musique."
Framery, préface aux tomes
consacrés à la musique
dans L'encyclopédie méthodique (1791).
Nous connaissons tous des chanteurs
qui échappent aux catégories : celles-ci ont leur utilité,
mais elles sont incapables de rendre compte de la diversité des
voix. D'abord, les tessitures vocales - l'étendue que la voix couvre
avec le plus de facilité - se chevauchent partiellement et c'est
avant tout l'étendu totale (l'ambitus) ainsi que le timbre qui permettent
de différencier un ténor d'un baryton. Par ailleurs, certaines
voix recouvrent parfaitement deux tessitures : le mezzo et le soprano,
par exemple ; d'autres se situent entre deux tessitures, comme le baryton-basse
; il en est aussi qui ont la tessiture du soprano et le timbre, les couleurs
du mezzo, etc. De toute façon, le timbre ou plus globalement le
grain d'une voix, sa corporalité ("le corps dans la voix qui chante"
disait Roland Barthes), sont façonnés par notre subjectivité,
à grands renforts d'épithètes et de métaphores
et leur perception est trop complexe pour que nous les enfermions dans
des catégories définitives. Il va sans dire que la prudence
s'impose davantage encore lorsque nous abordons le passé.
La classification des voix et la tessiture
des chanteurs, la technique vocale demeurent largement étrangères
aux préoccupations des XVII et XVIIIème siècles. D'ailleurs,
les voix médianes - le baryton et le mezzo-soprano - ne seront identifiées
et prises en compte que dans le dernier quart du XVIIIème siècle
(1).
C'est la prononciation, la pureté de l'intonation (V. haute-contre)
et l'art des ornements qui priment dans les traités de chant et
les commentaires de l'époque.
Autant dire qu'il est parfois difficile,
voire impossible, de déterminer la catégorie vocale d'un
interprète mort il y a trois siècles. La partition et la
catégorie dans laquelle le chanteur est rangé ne suffisent
pas. Prenons le rôle-titre de l'Orfeo de Monteverdi : même
en tenant compte de la variabilité du diapason à l'époque
de Monteverdi, le rôle peut être chanté par un ténor
ou par un baryton, comme dans la dernière production de la Monnaie,
où Carlo Allemano (ténor) alternait avec Simon Keenlyside
(baryton). Le créateur du rôle, Francesco Rasi était
appelé "ténor" à l'époque, mais quelle réalité
recouvrait exactement ce mot ? Ses contemporains, le mécène
et musicographe Vincenzo Giustiniani (Discorso sopra la musica)
et le compositeur Severo Bonini (Discorse e regole), louaient la
facilité avec laquelle le chanteur réalisait des ornements
et des diminutions brillantes tant dans le registre du ténor que
dans celui de la basse. A tessiture égale, ne pouvait-il pas être
aussi bien un baryton léger qu'un ténor grave ? Au XVIIème
siècle, les tessitures de la plupart des rôles d'opéra
étaient réduites. Ainsi les rôles de soprano n'excédaient
pratiquement jamais le sol 4, ils peuvent donc être chantés
par un soprano ou un mezzo-soprano ; mais qui les chantait, à l'époque
?
2. Du tenoriste
au ténor
La terminologie vocale trouve son origine,
bien avant les débuts de l'opéra, dans le développement
de la polyphonie. Ce n'est que par glissements successifs que les mots
taille
et haute-contre, abandonnés tardivement au profit du mot
ténor , finiront par désigner la voix d'homme aigüe
et le chanteur qui la possède.
Au début du XIIIème siècle,
Johannes de Garlandia (De mensurabili musica), distingue les deux
lignes de la polyphonie : le primus cantus et le secundus cantus, la première
étant appelée tenor, littéralement "celle qui porte",
qui soutient le contrepoint et à laquelle est confié le "cantus
firmus". Le terme tenor, qui ne désigne encore qu'une
fonction, devient en français la teneur (1373).
A la fin du XIVème et au début
du XVème siècles, les compositeurs prennent l'habitude d'ajouter
une troisième partie, "contre", c'est-à-dire à côté
du tenor, le contra-tenor ( contre-teneur ), qui évolue
dans la même tessiture que le tenor.
Dans la seconde moitié du XVème
siècle, le développement d'une écriture à quatre
voix provoque la subdivision du contra-tenor, dont la tessiture ne se confond
plus avec celle du tenor : le contra-tenor bassus est désormais
la partie la plus grave de la polyphonie tandis que le contra-tenor
altus
(V. haute-contre) oscille entre la tessiture du tenor et une tessiture
plus aigüe, qui deviendra celle du (contr)alto, de la haute-contre,
du countertenor ou de l'alt(us) allemand. C'est à
cette époque que le mot tenor et son doublon français,
teneur,
en viennent à désigner unetessiture plus ou moins
précise.
Durant le XVème siècle,
l'interprète virtuose des parties de tenor et de "contratenor"
est appelé tenoriste (tenorista en italien).
Avec la généralisation de l'écriture à quatre
voix, le vocabulaire se précise : tenorista basso, controriste,
concurrencé par contro alto (issu de contro-tenore alto),
etc. En italien, le vocable tenoriste tend à disparaître,
remplacé par tenore. La forme ténor est bien sûr
un calque de l'italien (1444), employé d'abord au sens de "concert",
d'"harmonie", puis pour désigner la partie de la polyphonie et la
tessiture qui lui correspond. Cependant, son emploi est rare et il est
rapidement supplanté par le mot taille - Richelet (Dictionnaire
de la langue française, 1680) le considère même
comme vieux ! Ce n'est qu'à la fin du XVIIIème siècle
et surtout dans la première moitié du XIXème siècle
que son usage se répandra et qu'il éclipsera, à son
tour, le mot taille. La teneur est, elle aussi, rapidement
concurrencée par la taille et tombe en désuétude au
XVIIème siècle. C'est au gré d'une évolution
assez mystérieuse, que le terme taille est devenu synonyme
de teneur au début du XVIème siècle. Son emploi,
dans cette acception, se généralise aux XVIIème et
XVIIIème siècles, et, par métonymie, le mot en arrive
à désigner l'instrument ou la voix qui évolue dans
cette tessiture.
Alors que la taille, parfois
qualifiée de "naturelle", désigne un ténor plutôt
grave (mi2-fa/sol3), la haute-taille est tantôt synonyme
de haute-contre, c'est-à-dire de ténor aigu, par opposition
à la taille, tantôt synonyme de taille, lorsqu'elle
s'oppose à la basse-taille, tout comme la haute-contre
s'oppose à la basse-contre. La musique française distingue
deux variétés de basse : la basse-taille tout d'abord,
définie par Rousseau comme "la partie [qui] tient le milieu entre
la taille et la basse", équivalent, selon Brossard, de concordant
et de l'italien baritono et qui correspond à la basse
chantante (proche du baryton-basse en tessiture) ou au baryton. La
basse-contre
désigne, sans équivoque possible, la
basse profonde,
la plus grave des parties dans la polyphonie, celle qui côtoie les
contre-basses à la Chapelle Royale.
3. Du heldentenor
au tenorino
"Et il se trouve que
c'est le jeune homme du printemps dernier,
un peu grandi, et de qui l'organe
de ténorino a mué dans ce
court intervalle en un velouté,
clair et chaud baryton."
Verlaine
L'émergence du terme ténor
à la fin du XVIIIème siècle ne laissait guère
présager l'inflation d'épithètes et de nuances dont
la langue allait s'enrichir - ou s'encombrer - durant le XIXème
siècle ! L'internationalisation du monde de l'opéra et la
diversification des styles vont motiver l'élaboration d'une véritable
typologie des voix. Les chanteurs vont se classer selon leurs dispositions
vocales et dramatiques, propres à rencontrer les exigences de certains
rôles plutôt que d'autres.
Préparé par l'opera
buffa et consacré par le romantisme, l'avènement du héros
ténorisant est implacable. Rossini et Bellini font leur deuil du
belcanto
et de ses plus brillants représentants, les castrats. Le ténor,
nouveau divo, triomphe sans partage - ou presque - sur toutes les
scènes du monde. Une terminologie sophistiquée, parfois confuse
et d'ailleurs âprement controversée, rend compte de la multitude
des emplois et de la variété des styles d'écriture
dévolus au ténor. Aucune classification ne fait vraiment
l'unanimité, pas plus au XIXème siècle qu'aujourd'hui
; certains ne seront pas d'accord avec une définition, d'autres
avec un exemple, c'est inévitable, seule la subjectivité
y trouvera son compte. Les mots ont leur importance, mais l'essentiel,
à mon avis, réside ailleurs : dans l'adéquation -
ou plus exactement dans la manière dont chacun percevra l'adéquation
- stylistique, dramatique et musicale entre un interprète et un
rôle, dans la qualité de sa performance. Les définitions
qui suivent sont à prendre comme autant de propositions,
elles n'ont pas d'autre prétention et je ne me risquerais pas à
donner des exemples de chanteurs contemporains afin de les illustrer. Libre
à vous d'étiqueter vos chanteurs préférés...
La première catégorie
est la plus touffue (accrochez-vous !) : le ténor léger,
le plus aigu des ténors, alliant souplesse et clarté, peut
avoir une certaine puissance (Gerald dans Lakmé), il est
proche du tenore di grazia, variante du ténor lyrique dans
les opéras de Rossini et de ses contemporains (Lindoro dans L'Italienne
à Alger, Percy dans Anna Bolena) et dont le ténor
bouffe n'est qu'un emploi particulier, très exigeant quant au jeu
scénique, mais pas nécessairement comique (Mime dans Siegfried,
Goro dans Madama Butterfly), contrairement au ténor trial
(du nom d'un chanteur d'opéra-comique), ténor nasal et à
la projection réduite utilisé dans l'opéra français
(Cochenille, Frantz dans Les Contes d'Hoffmann, Schmidt dans Werther),
enfin le ténor (contr)altino est la forme la plus rare du
ténor léger, puisqu'il atteint des notes extrêmement
aigües sans recourir au fausset (paradoxalement, l'Astrologue du Coq
d'Or de Rimsky-Korsakov, est souvent cité comme exemple alors
que le compositeur requiert le fausset !), mais le terme était aussi
utilisé pour décrire la voix très étendue de
Giovanni Davide, ténor rossinien qui montait, en fausset, jusqu'au
contre-fa et même jusqu'au contre-si bémol (si b 4).
Le ténor lyrique est
doté d'un timbre plus riche que le ténor léger et
d'une voix plus puissante, mais ses rôles privilégient encore
la beauté de la ligne de chant plutôt que la vérité
dramatique (Almaviva dans Il Barbiere di Siviglia, Alfredo dans
La
Traviata, Werther), le ténor de demi-caractère
(di mezzo carattere) occupant une position intermédiaire
entre le ténor léger et le ténor lyrique. Le ténor
lirico-spinto (Le Duc dans Rigoletto, Rodolfo dans La Bohême),
que d'aucuns appellent aussi ténor lyrique-dramatique, possède
une voix essentiellement lyrique, mais large, puissante et incisive surtout
dans les climax dramatiques (Don Alvaro dans La Forza del destino)
; le fort-ténor, ténor dramatique, ténor noble
ou
encore tenore di forza, plus puissant que le ténor lyrique,
mais moins barytonant que le ténor héroïque, est requis
pour les rôles les plus dramatiques de Donizetti et ceux du grand
opéra français, certains l'apparentent aussi au lirico-spinto.
Le plus ample et le plus puissant des ténors, le ténor héroïque
(Samson), appelé aussi ténor robusto (Manrico, Otello
de Verdi) et dont l'équivalent allemand est le Heldentenor
wagnérien (Tristan, Siegfried), se caractérise par la plénitude,
la rondeur et l'égalité du timbre, jusque dans l'aigu. Enfin
les Italiens désignent par le terme baritenore ("ténor
lourd"), un type de ténor grave dont la tessiture ne dépasse
généralement pas le la 3, il se rencontre chez Rossini (Otello
et Iago dans Otello) et chez Mayr. Diminutif de tenore, tenorino
désigne un ténor très léger ou, péjorativement,
une voix de ténor léger, faible et détimbrée,
autrement dit un filet de voix !
Bernard Schreuders
Notes
1. Toutefois, en distinguant la basse-taille
(appelée aussi concordant dans la musique sacrée du XVIIème
siècle) de la basse-contre, plus grave, les Français semblent
avoir déjà identifié la voix de baryton.