(photo : Béatrice Uria Monzon
dans Béatrice et Bénédict
en 2000 au grand théâtre
de Tours)
MINUIT DANS UN JARDIN SICILIEN
(Béatrice et Benedict)
Lorsque Berlioz écrit et compose
Béatrice
et Bénédict, et bien qu'il ne soit âgé alors
que de cinquante-huit ans, c'est déjà un homme miné
par la maladie, prématurément vieilli et passablement aigri.
Pourtant, par un de ces paradoxes dont l'histoire de la musique est coutumière,
il signe ici la plus légère et la plus gaie de ses oeuvres
lyriques, "un caprice écrit avec la pointe d'une aiguille" selon
sa propre expression. On ne peut s'empêcher ici de penser à
un Verdi presque octogénaire faisant ses adieux au monde de l'Opéra
avec une autre comédie shakespearienne qui consacre elle aussi le
triomphe de la jeunesse. Berlioz le précède donc dans cette
oeuvre qui allie verve et humour, légèreté, tendresse
et poésie.
En 1860, Berlioz reprend ainsi une
de ses idées anciennes : écrire un opéra comique à
partir d'une comédie de Shakespeare. Il s'inspire en effet de Beaucoup
de bruit pour rien (Much ado about nothing), pièce en cinq actes
publiée en 1599, et à partir de laquelle il avait rédigé
une esquisse de livret dès 1833. Les romantiques avaient permis
la redécouverte en France de l'oeuvre de Shakespeare et il était
aussitôt devenu l'une des principales sources d'inspiration de Berlioz.
Beaucoup de bruit pour rien nous plonge, comme l'a justement écrit
Germaine Landré "au milieu d'une jeunesse gaie et brillante dont
les dialogues sont vifs et spirituels". Le charme de la pièce résulte
en fait du contraste entre une certaine gravité mélancolique
et la plus joyeuse insouciance. Le mal y est incarné par l'odieux
Don Juan qui met tout en oeuvre pour persécuter la jeune et pure
Héro.
Toutefois, de la pièce, le compositeur
n'a retenu qu'une partie : l'intrigue secondaire qui met en scène
les personnages de Béatrice et Bénédict, gais
et spirituels, qui se déchirent dans de brillantes joutes oratoires
alors que tout semble pourtant devoir les rapprocher. Comme le dit Leonato
dans la pièce : "Il y a une espèce de guerre joyeuse entre
le signor Bénédict et elle ; ils ne se rencontrent jamais,
qu'il n'y ait entre eux une escarmouche d'esprit". Berlioz a orienté
cette intrigue selon son propre goût, comme en témoigne une
lettre à son fils : "Je n'ai pris qu'une donnée de la pièce
; tout le reste est de mon invention. Il s'agit tout bonnement de persuader
Béatrice et Bénédict (qui s'entre détestent)
qu'ils sont chacun amoureux l'un de l'autre et de leur inspirer par-là,
l'un pour l'autre, un véritable amour. C'est d'un excellent comique,
tu verras. Il y a en outre des farces de mon invention et des charges musicales
qu'il serait trop long de t'expliquer". Tout le sel du livret provient
donc des hésitations et des querelles entre deux jeunes gens qui
refusent de s'avouer mutuellement leur amour et préfèrent
se réfugier derrière le masque de l'ironie. Dès lors,
la principale représentation théâtrale n'est pas offerte
par le maître de chapelle Somarone, mais bien par Béatrice
et Bénédict qui ont besoin d'un public pour donner son sel
à leurs joutes. Comme l'a écrit Pierre Constant, auteur,
récemment, d'une remarquable mise en scène de l'ouvrage :
"Il leur faut une assistance ravie de leurs assauts répétés
et nourris". Béatrice et Bénédict étaient maintenus
chez Shakespeare à l'écart de l'action principale, centrée
sur les amours de Héro et Claudio et les manigances d'un demi-frère
jaloux ; ils sont ici les moteurs de la pièce et c'est à
"un des travaux d'Hercule" que Don Pedro s'attaque lorsqu'il entreprend
d'amener "le signor Bénédict et la dame Béatrice à
une montagne d'affection réciproque". On l'a compris également,
c'est en vain qu'on chercherait un quelconque élément tragique
dans ce livret : l'emphase et le sérieux en sont absolument bannis.
Berlioz a ajouté les parties
chantées, qui apparaissent, ainsi que l'a écrit Claude Ballif,
comme "de grandes parenthèses sur le texte", mais aussi le personnage
bouffe du maître de chapelle Somarone, qui lui donne l'occasion d'une
charge cruelle contre le maniérisme et l'académisme musical
(scène 11). Il faut cependant noter que la pièce possède
un intermède assez similaire avec la chanson de Balthazar à
l'acte II ("Si un chien avait hurlé ainsi, on l'aurait pendu").
De Claudio, Berlioz n'a fait qu'une silhouette, dont la fonction principale
semble être de compléter le trio masculin de la raillerie
(n° 5 : "Me marier ? Dieu me pardonne !"). En revanche, le compositeur
confie à Héro un rôle important, car elle présente
en quelque sorte l'antithèse de Béatrice en incarnant l'amour
calme, la douceur et la simple joie de vivre. Pour corser la situation,
Berlioz engage les personnages secondaires à s'entretenir à
voix très haute de l'amour dissimulé en la présence
de chacun des protagonistes principaux : cela suffit à les décomplexer
et permet l'heureux dénouement.
Berlioz n'ignorait pas les difficultés,
essentiellement vocales, posées par la représentation de
l'oeuvre, écrivant dans ses Mémoires : "Cette partition
est difficile à bien exécuter, pour les rôles d'hommes
surtout. A mon sens, c'est une des plus vives et des plus originales que
j'aie produites". L'ouvrage exige des interprètes autant de talent
pour les parties parlées que pour les numéros chantés
et c'est ici que se pose le principal obstacle à la reconnaissance
de l'oeuvre dont la musique, personne n'en disconviendra, est superbe de
bout en bout. Les textes parlés font en effet parfois modeste figure.
Sans affirmer, comme Henry Barraud, qu'ils ne composent qu'un "petit digest
miteux" de l'oeuvre de Shakespeare, nous en reconnaissons la relative indigence.
Dans ces conditions, les personnages ont souvent du mal à exister,
faute de caractérisation franche, d'autant que l'action est ici
réduite au minimum. D'autres difficultés se posent au niveau
de l'orchestre, qui doit tantôt sonner comme un grand orchestre lyrique
et tantôt comme un petit ensemble de musique de chambre (n°9
: "Le Vin de Syracuse"). Ces difficultés sont toutefois peu de choses
au regard de l'exquise poésie de la partition. De plus, nous ne
sommes pas au Shakespeare Theatre, mais à l'Opéra Comique
où un certain rapport entre les parties musicales et le texte parlé
doit être respecté et il était impossible de retracer
dans leur intégralité ces dialogues pleins de verve, de virtuosité
et de causticité, sans prendre le risque de donner naissance à
une oeuvre étrangement hybride.
L'ouvrage fut achevé au mois
de février 1862. Ce fut le seul des opéras de Berlioz qui
ne connut aucune difficulté à être représenté
puisqu'il répondait à une commande de Bénazet, impresario
enrichi par la roulette et devenu directeur musical du théâtre
de Baden-Baden, pour l'inauguration du somptueux bâtiment qui venait
d'être construit dans la cité badoise. La création
eut lieu avec un succès certain le 9 août de la même
année, sous la direction du compositeur lui-même. La créatrice
du rôle de Bénédicte n'était autre que Anne
Charton-Demeur qui allait créer le rôle de Didon l'année
suivante à Paris. La presse internationale fit aussitôt écho
à ce succès, mais l'ouvrage dut attendre 1890 pour être
enfin créé à Paris.
Avant d'entrer dans le détail
de la partition, qui comporte une ouverture et quinze numéros, rappelons
l'argument :
Acte I. La scène se passe
en Sicile où l'on attend le retour imminent de l'armée victorieuse
des Maures et en particulier de deux jeunes et vaillants officiers : Bénédict
et Claudio. Héro, fiancée de ce dernier, laisse éclater
sa joie (Je vais le voir). Béatrice, sa cousine, n'affiche
en revanche que du mépris pour Bénédict et leur rencontre
se révèle électrique (Comment le dédain).
Leonato annonce le mariage de Héro et Claudio pour le soir même,
ce qui entraîne un réquisitoire de Bénédict
contre le mariage (Me marier ? Dieu me pardonne !). Don Pedro et
Claudio décident de le faire changer d'avis. Survient un intermède
burlesque avec l' "épithalame grotesque" dirigé par Somarone
(Mourrez tendres époux). Sachant que Bénédict
les écoute, Don Pedro, Claudio et Leonato discutent des mérites
de Béatrice et de l'amour qu'elle nourrit secrètement pour
Bénédict. Leur stratagème fonctionne puisque celui-ci
sent naître en lui des sentiments nouveaux (Ah ! je vais l'aimer,
mon coeur me l'annonce). Par un effet de symétrie, Héro
et Ursule, complices des hommes, vantent à Béatrice l'amour
que le jeune officier nourrit pour elle. L'acte s'achève alors que
les deux femmes rêvent à la douceur d'aimer (Nuit paisible
et sereine).
Acte II. Somarone improvise
une chanson à boire pour égayer le festin des valets (Le
vin de Syracuse). Béatrice, convaincue que Bénédict
l'aime, découvre à son tour de nouveaux sentiments (Je
sens un feu secret dans mon coeur se répandre). Préparant
sa cousine à la cérémonie, elle rêve à
son propre mariage (Etre la joie et le bonheur suprême). Dans
le jardin, les invités fredonnent (Viens, viens, l'heureux époux
attend). Bénédict cherche Béatrice pour un ultime
affrontement. Deux contrats ont été préparés
et ils acceptent "malgré eux" le mariage (Oui pour aujourd'hui,
nous redeviendrons ennemis demain).
Revenons maintenant sur quelques unes
des plus belles pages de la partition. L'ouverture est remarquable : à
un piquant allegro succède un émouvant andante dominé
par la clarinette puis un allegro final qui intègre et combine
les deux thèmes précédents, mais avec une liberté
de forme qui exclut toute monotonie. Il ne s'agit pas ici d'un raccourci
des thèmes de l'opéra, mais bien d'un morceau de musique
pure, propice à créer le climat de légèreté
et de divertissement voulu par le compositeur. Aussitôt après
le choeur d'entrée, Berlioz nous propose une sicilienne orchestrale
très raffinée. Puis vient le grand air d'Héro, peut-être
le seul grand air au sens strict de la partition, avec vocalises et roulades.
Curieusement, alors que Béatrice a peu à chanter au premier
acte, Héro se voit offrir la part du lion avec ce grand air suivi
d'un long et superbe duo avec sa suivante, qui constitue également
l'un des sommets de la partition. Comme l'a écrit Henry Barraud,
Héro célèbre l'amour et le retour de l'être
aimé "avec une ardeur prometteuse pour la nuit qui suivra leur mariage".
Mais cet air représente également un adieu car, en se mariant,
la jeune femme sait qu'elle renonce au monde immaculé de sa jeunesse.
Cet aspect nostalgique est souligné par le hautbois qui apporte
à l'air des réminiscences mozartiennes fort bien venues.
Le trio bouffe qui réunit Bénédict, Claudio et Don
Pedro, constitue l'un des joyaux de la partition avec un orchestre bondissant
et une écriture vocale pleine de fantaisie. Puis vient l'épisode
comique entièrement inventé par Berlioz qui, nous l'avons
écrit, constitue le prétexte à une charge contre la
musique académique que le compositeur n'a cessé de dénoncer.
Suit l'air de Bénédict qui vient d'entendre ses amis évoquer
la passion de Béatrice à son égard, un air que les
ténors continuent d'inscrire au programme de leurs récitals
et qu'Henry Barraud a décrit comme "un air admirablement adapté
à la situation et au caractère du personnage impétueux,
avec sa grande escalade fougueuse sur une octave et demie". L'acte s'achève
avec une véritable merveille, qui dure près de douze minutes,
et dans lequel Héro et Ursule chantent le bonheur d'aimer. Au second
acte, Somarone improvise une assez conventionnelle chanson à boire,
puis vient enfin le seul grand air dévolu à Béatrice,
bâti sur l'un des motifs de l'ouverture, en deux parties : la première
plutôt dépressive, la seconde enflammée. Lui succède
aussitôt un autre sommet de la partition, le trio des femmes, lui
aussi d'une structure très mozartienne, partagé entre la
douceur et l'agitation. Le choeur nuptial et le final nous apparaissent
ensuite d'un moindre mérite musical.
En définitive, Béatrice
et Bénédict est un opéra comique au charme irrésistible,
mais qui se révèle tout à fait inclassable, peut-être
comme l'a exprimé un critique "parce que le rire qui le parcourt
a trop souvent l'amertume des larmes". Mais nous laisserons à Pierre
Constant le soin de tirer la morale de l'histoire : "Héro, nocturne,
sage, annonce peut-être l'ennui du mariage, le destin glacé.
Béatrice, fille du soleil, mettra le feu aux poudres et attisera
toujours l'incendie" et nous-mêmes garderons toujours les yeux de
l'amour pour cette Béatrice "née pour ne dire que des folies
sans conséquence".
Vincent Deloge