(Photo : Chris Merritt en Benvenuto
Cellini)
BENVENUTO CELLINI
ou le triomphe de l'artiste
La création de Benvenuto Cellini
le 10 septembre 1838 à l'Opéra de Paris restera comme l'un
des fours les plus mémorables de l'Histoire, à l'instar de
ceux, célèbres aussi, de La Traviata ou de Madame Butterfly.
Mais, contrairement à ces deux derniers, celui de Berlioz ne s'en
remit jamais et n'est encore, de nos jours, que rarement repris. Il n'en
existe que deux enregistrements. L'incompréhension du public parisien,
décontenancé, pourrait éventuellement, non se justifier,
mais se comprendre, par la nouveauté du livret, la difficulté
d'une musique neuve et originale, aux rythmes imprévisibles, l'impréparation
de l'orchestre ou la maladresse du chef, Habeneck. Mais comment expliquer
le dédain constant de la postérité envers cette partition
étincelante, alors que Les Troyens et Béatrice et Benedict
sont plus souvent à l'affiche (sans parler de La Damnation de
Faust) ? La superbe intégrale publiée en 1972 par Philips,
dans le cadre du "Colin Davis Berlioz Cycle" aurait du dessiller les yeux...
Le livret, excellent, sort des sentiers battus, les personnages sont bien
dessinés, la musique, dès la fulgurante ouverture, est constamment
inventive, sans faiblesses ni passages à vide. Et la scène
du Carnaval romain brille de tout son éclat au beau milieu
de l'ouvrage. C'est ce dont nous allons rapidement nous rendre compte.
A la création, l'ouverture fut,
avec l'air d'Ascanio au quatrième tableau, le seul morceau apprécié.
Elle reste un classique des concerts, tout comme sa soeur jumelle, l'Ouverture
du Carnaval romain, composée en 1844 d'après le duo
initial et la grande scène du Carnaval. Créée avec
succès, elle fut même bissée. Le premier tableau se
déroule dans l'appartement de Balducci, trésorier papal et
père de Teresa, aimée du ciseleur florentin Benvenuto Cellini.
Rien que l'introduction, amenée par un petit fugato des plus
amusants, est déjà magistrale de caractérisation.
La figure, somme toute comique, de Balducci, évoque un peu celle
du Bartolo du Barbier de Séville, et toute cette scène nous
rappelle d'abord que l'oeuvre était initialement destinée
à l'Opéra-comique. Ensuite que Berlioz, admirateur de Shakespeare,
a toujours été friand du mélange des genres (voir
d'autres exemples tels les duos de sentinelles dans L'Enfance du Christ
ou dans Les Troyens). Après un joli choeur de masques, avec
tambour de basque, annonçant le Carnaval, et un air brillant
mais un rien conventionnel de Teresa (remplaçant un autre air, réutilisé
dans la charmante Rêverie et caprice pour violon et orchestre) suit
une merveille. C'est le duo entre Teresa et Cellini, duo se muant très
vite en trio, contrepointé par Fieramosca, sculpteur papal et rival
en amour de Cellini. La planification de l'enlèvement de Teresa
donne lieu à un fantasque et miraculeux scherzo : "demain
soir, mardi gras" digne de celui de la Reine Mab dans Roméo et Juliette.
Comble du bonheur, on l'entend deux fois, comme si Berlioz avait perçu
le plaisir du spectateur. Le tableau se termine comme il avait commencé,
par un allegro fugato lors de l'arrivée des voisins, dans
un joyeux charivari.
Le deuxième tableau - mardi
gras - est incontestablement le meilleur de l'opéra. Il est introduit
par le premier des deux airs dévolus au héros éponyme.
Outre le mérite de faire briller Duprez, créateur du rôle,
il a celui de centrer l'intérêt sur la figure même de
Cellini, amoureux certes, mais artiste aussi. Et voici, en joli contraste,
le célèbre et entraînant "Choeur des ciseleurs", qui
sera souvent évoqué par la suite, et conclura même
l'oeuvre. Le texte, on l'a suggéré, pourrait être d'Alfred
de Vigny, ami du compositeur et collaborateur lors de la conception de
l'ouvrage. Suit la scène désopilante du cabaretier (inoubliable
Hugues Cuénod chez Colin Davis), qui nous ramène à
l'opéra-comique, avec son inénarrable catalogue des vins
bus par la joyeuse compagnie. Contraste absolu : Ascanio, le disciple de
Cellini (et accessoirement héros d'un opéra de Saint-Saëns),
apporte un "pesant sac d'argent", somme promise par le pape en vue de la
fonte de la statue du "Persée". Ce qui donne lieu à un ensemble
pompeux digne du Grand Opéra meyerbeerien, et que l'on a pu, non
sans justesse, rapprocher du finale de Roméo et Juliette. La scène
retrouve la farce, mais au second degré, avec le choeur final aux
paroles à nouveau meyerbeeriennes (ou scribiennes ?) : "Anathème,
anathème !". Comme si Berlioz, un peu farceur, eut voulu tourner
en dérision les opéras qu'il critiquait dans "Le Journal
des Débats". Le grandiose final du tableau et donc du premier acte
est tout entier constitué par ce fameux Carnaval romain,
clou et sommet du spectacle et de l'opéra. Son ingéniosité
éclate dès le quatuor initial, superposant trois thèmes
mélodiques aux choeurs, et entrecoupé d'abruptes fanfares.
L'arrivée virevoltante du peuple ("Venez, venez, peuple de Rome")
est l'un de ces passages difficiles à mettre en place, et qui causa
sans doute la chute de l'ouvrage en 1838. Le thème en a été
popularisé par l'ouverture du Carnaval romain. Toute cette
scène, ainsi que celles qui suivent, fait office de ballet, le sacro-saint
ballet obligé à l'Opéra de Paris, trop habilement
détourné par Berlioz. L'amusante pantomime, petit divertissement
interne, fait intervenir le mignon Arlequin au cor anglais et le grotesque
Pasquarello à l'ophicléide, scène symbolique, et très
typique du compositeur qui défend ici l'art véritable contre
le mercantilisme du vulgaire. Commence alors l'extraordinaire "mouvement
perpétuel" qui termine l'acte. Entrée de centaines de petites
chandelles, meurtre du spadassin Pompéo, arrestation et fuite de
Cellini. Lancé par le coup de canon du fort Saint-Ange (qui, comme
dans Tosca, joue à ce moment un rôle déterminant),
l'ensemble final est d'une virtuosité et d'une maîtrise étourdissantes
: certainement l'un des moments les plus brillants de toute l'histoire
de l'opéra.
Après un ce prodigieux tapage,
une pause semble bien nécessaire. C'est le troisième tableau,
qui ouvre le deuxième acte. Certaines représentations intercalent
ici l'ouverture du Carnaval romain, tradition provenant de l'exécution
produite par Liszt à Weimar en 1852. La procession des moines au
loin accompagnant la prière de Teresa et d'Ascanio évoque
la "Marche des pèlerins" d'Harold en Italie. Cette atmosphère
poétique est interrompue, l'instant d'un rapide et fébrile
récit de Cellini racontant sa fuite, puis illumine à nouveau
la scène durant le grand duo d'amour, très romantique. Après
un bref quintette où se retrouvent les protagonistes principaux,
survient... le pape ! (ex-Cardinal Salviati, imposé par la censure
de l'époque). Son air, "A tous péchés pleine indulgence",
est familier depuis l'ouverture et empli de l'onction requise. Sa sainteté
Clément VII se départira toutefois de sa pompe à la
fin du tableau, en pressant Cellini d'accomplir sa commande. Nous retrouvons
ici à nouveau cette alternance Opéra/Opéra-comique
si caractéristique de l'oeuvre. Si Cellini n'a pas fondu Persée
dans la journée, il sera pendu (ensemble évoquant une même
situation dans ... Le Postillon de Longjumeau d'Adolphe Adam). Retour aussi
à l'aspect "artiste" de Cellini, qui dominera tout le tableau suivant.
Ce quatrième et dernier tableau,
au début insouciant et rêveur, mais au finale grandiose, laisse
la plus grande impression lors de la représentation. Il s'ouvre
par le charmant petit air d'Ascanio "Mais qu'ai-je donc ?" qui, on l'a
vu, fut applaudi en 1838. Sa verve adorable et ses "tra la la" récurrents
ne peuvent que séduire, en effet. Il est immédiatement suivi,
nouveau contraste, par le grand air de Cellini "Sur les monts les plus
sauvages", que Hugh Macdonald décrit comme "d'une facture exquise,
digne de Mozart". Il exprime, en des vers fort beaux, la condition de l'artiste.
Comme l' "Invocation à la nature" de La Damnation de Faust, cet
air forme une véritable profession de foi romantique, à étudier
et analyser. Dernier passage "opéra-comique", le choeur des matelots
utilise un air populaire italien (rare emprunt folklorique chez Berlioz)
ainsi que la guitare, seul instrument dont le compositeur jouait. Ce choeur
est suivi par une scène d'action pure avec la tentative, vite avortée,
de corruption des ouvriers fondeurs par Fieramosca. Et voici alors le grand
finale du tableau et de l'opéra entier : la scène de la fonte
de Persée, au Colisée, surveillée par le pape lui-même,
qui fait sa rentrée. Tout cela, extrêmement vivant et rythmé,
a une allure folle et surtout une tension dramatique remarquable : la statue
sera-t-elle fondue à temps ? Tension qui atteint son comble lorsque
Cellini, désespéré, jette tous ses ouvrages de ciselure
dans le brasier ("du métal ! du métal !"). Enfin apparaît
Persée "dans un torrent de métal liquide". Rarement un final
d'opéra aura-t-il été aussi haletant, quasi-digne
d'un thriller moderne. Dégoulinant de sueur, mais radieux, Cellini
offre son chef-d'oeuvre au Pape, à ses ouvriers et au public qui,
tous, ré-entonnent le choeur des ciseleurs : il obtient et Teresa
et la gloire ! Fin superbe et spectaculaire, certainement équivalente
à celles de tant d'opéras du répertoire plus souvent
montés.
Lors de la reprise à Weimar,
Berlioz écrira à propos de sa partition : "Je ne l'avais
pas regardée depuis treize ans : c'est diablement ėvivace', je ne
trouverai jamais une telle averse de jeunes idées". Il avait raison.
Malgré la beauté classique des Troyens ou le charme nostalgique
émanant de Béatrice et Benedict, l'opéra Benvenuto
Cellini représente Berlioz au sommet de ses moyens. Jamais sa plume
ne fut aussi spécifiquement romantique, avec cet unique mélange
de verve comique et passionnelle, avec ce génie inouï de la
virtuosité rythmique qui culmine lors du Carnaval romain.
Benvenuto Cellini, c'est lui, lui, et encore lui, avec ses fulgurances
et son défi aux règles, sa passion pour la fierté
de l'artiste créateur que le sculpteur florentin incarne idéalement.
Benvenuto Cellini est un opéra de vif-argent, que dis-je, pour des
ciseleurs, un opéra de vif-or !
Bruno Peeters