(illustration : La damnation
de Faust - Opéra Paris Bastille 2001)
LA DAMNATION : une oeuvre hybride
?
Une des scènes les plus célèbres
de "La Grande Vadrouille" est sans aucun doute celle où Louis de
Funès dirige, dans la fosse du Palais Garnier, la Marche Hongroise
de La Damnation de Faust. Suite à cette exécution,
il se met à invectiver ses musiciens et est interrompu par les vocalises
du Méphisto assis dans la salle. Furieux, il se retourne et lui
crie : "Où vous croyez-vous ?". Le chanteur répond du tac
au tac : "Mais, à l'Opéra, maître !". Avec La Damnation,
en est-on certain ?
Car même si cela peut paraître
un poncif, La Damnation de Faust est une oeuvre unique dans l'histoire
de la musique. Intitulée par son auteur "Légende dramatique",
son caractère totalement hybride la rend absolument inclassable
ou plutôt l'inscrit dans une catégorie dont elle constitue
certainement le seul exemple : l'opéra symphonique. Aujourd'hui,
La
Damnation est régulièrement montée dans les grands
opéras du monde. L'opéra Bastille l'a déjà
montée dans deux versions différentes, mais pour nombre de
spectateurs, l'impression est somme toute "bizarre", allant de la fascination
jusqu'à la plus profonde déception, en particulier pour le
spectateur novice venu, effectivement, voir un opéra traditionnel.
Pourtant, l'oeuvre de Berlioz est certainement
l'une des adaptations musicales les plus intéressantes du chef d'oeuvre
inclassable de Goethe, même si, comme dans l'oeuvre de Gounod, elle
ne fait appel qu'au premier livre (voir plus loin).
Que Berlioz ait eu rendez-vous avec
Goethe n'a, en soi, rien d'étonnant. Le caractère à
la fois fantastique et romantique de l'ouvrage, l'aspect mythique du personnage
de Faust, dont la légende existe depuis la fin du Moyen-ge, ne peuvent
que fasciner la personnalité tourmentée et solitaire de Berlioz.
Certains musicologues parlent même de sujet autobiographique dans
laquelle les souffrances de Faust et de Berlioz se ressemblent : ce sont
deux êtres seuls et tourmentés, en proie au doute.
A cela s'ajoute un indiscutable engouement
du monde artistique et bien sûr musical européen pour le mythe,
du fait de la multitude des thèmes abordés dans une ambiance
fantastique : solitude, destinée, rédemption, pouvoir, mort....
Un véritable catalogue dans lequel tous ont puisé avec plus
ou moins de bonheur. En France c'est la traduction de Gérard de
Nerval, en 1827, qui fit connaître l'oeuvre. Dès l'année
suivante, Berlioz, alors âgé de 25 ans, lit et relit l'oeuvre.
Au même moment, la vie musicale est fortement influencée par
Weber et le Freischütz que Berlioz a découvert en 1824.
Suite à cette lecture, Berlioz
s'attèle à l'écriture de Huit Scènes de Faust
qui s'intégreront, avec quelques modifications (en particulier des
transpositions), dans l'oeuvre finale et qui reprennent certains des épisodes
les plus célèbres et les plus puissants de l'oeuvre de Goethe.
La dénomination des huit scènes et leur position dans l'oeuvre
définitive sont indiquées dans le tableau présenté
à la fin de l'article.
En 1832, l'année de sa mort,
Goethe fait paraître le second livre de Faust. Construit à
l'image du premier Faust comme une tragédie, le récit y est
très symbolique et s'articule autour du pouvoir et de la beauté.
A la fin de l'oeuvre, devenu centenaire, Faust abjure l'égoïsme,
congédie Méphistophélès et Dieu lui pardonne.
La
damnation de Faust n'a finalement pas lieu. Berlioz tout comme Gounod
(sauf pour le ballet qui reprend des personnages du second livre), ne tiendra
pas compte de cette deuxième partie.
(illustration : La damnation
de Faust - Salzbourg 1999)
On ne sait pas précisément
quand Berlioz songea à développer ses huit scènes
pour en faire une oeuvre mi-symphonique mi-lyrique. Il est cependant évident
que l'influence de l'Allemagne joua pour beaucoup dans sa volonté
de créer cette oeuvre. Le voyage effectué en terre germanique
en 1845, à l'occasion des fêtes organisées par Liszt
en l'honneur de Beethoven, a certainement été l'un des facteurs
déclencheurs. Berlioz travaille alors avec Almire Gandonnière
pour confectionner un livret où l'on retrouve bien entendu des adaptations
du librettiste, mais aussi de Berlioz lui-même ainsi que des reprises
complètes de la traduction de Gérard de Nerval (Chansons
du rat et de la puce, Ballade du Roi de Thulé...). Berlioz est d'ailleurs
le seul responsable de la fin de l'oeuvre, à partir de la course
à l'abîme, au moment où il s'éloigne délibérément
de la fin du premier livre de Goethe qui s'achève, comme c'est le
cas chez Gounod, avec le rejet de Faust par Marguerite ("tu me fais horreur").
Après la fidélité des huit scènes, Berlioz
impose sa vision personnelle. Mais, peut-on vraiment parler de trahison
?
La création eut lieu le 6 décembre
1846 avec un succès relatif qui ne permit qu'une seule reprise le
20 décembre. Par contre, Berlioz dirigea plusieurs fois l'oeuvre
à l'étranger et en particulier en Allemagne. L'oeuvre ne
fut adoptée par la France qu'après la mort de l'auteur et
en 1893, Robert Gunsbourg, le fameux directeur de l'Opéra de Monte
Carlo, le fit mettre en scène. Presque 50 ans après sa création,
la carrière lyrique de La Damnation de Faust démarra
et l'oeuvre fut depuis lors toujours montée régulièrement.
Que l'on veuille toujours monter l'ouvrage
sur les scènes lyriques s'explique volontiers, car texte et musique
sont porteurs d'une symbolique propre à intéresser les metteurs
en scène qui peuvent se permettre des actes visuels originaux et
intéresser le public sans trahir l'oeuvre pour autant. Car La Damnation
permet de faire succéder visions bucoliques (La ronde Paysanne)
religieuses (Chant de la fêtes de Pâques, épilogue),
guerrières (Marche Hongroise, choeurs des soldats), scène
de taverne et vision grandiose de l'enfer, ballets fantastiques, etc. A
cela, s'ajoutent de grands moments choraux, dignes des meilleurs opéras
du XIXe siècle et certains morceaux de bravoure tels que les deux
airs de Marguerite ou la sérénade de Méphisto...
Cependant, l'oeuvre de Berlioz ne possède
pas la véritable continuité dramatique caractéristique
d'un opéra. Sur ce plan, Berlioz se rapproche de Goethe, car la
lecture de Faust donne la même impression. Construite comme une oeuvre
théâtrale, elle ne peut cependant pas être considérée
comme une véritable pièce et elle serait certainement très
difficile à monter, beaucoup plus que La Damnation à l'opéra.
Cependant, Berlioz va encore plus loin dans cette impression de rupture
entre les scènes en concentrant l'action autour de 3 personnages
(celui de Brander peut être considéré comme "accessoire")
et en pratiquant l'art de l'ellipse. C'est le cas pour la rencontre entre
Faust et Marguerite que Gounod, de son côté, reprend fidèlement
("Ne permettez-vous pas...") et qui est purement et simplement absente
de La Damnation. La première scène dans laquelle apparaît
Marguerite est tellement baignée dans une atmosphère fantastique
avec la présence dans l'ombre de Méphisto et de ses feux
follets, que l'on pourrait avoir l'impression d'un fantasme de Faust et
croire que Marguerite n'existe pas, hypothèse un peu mise à
mal par le trio et le début de la quatrième partie (attente
et condamnation de Marguerite). Mais il peut être intéressant
d'imaginer une Marguerite, objet virtuel créé par Mephisto
pour faire perdre Faust. Dans ce cas, on s'éloigne un peu de l'esprit
de Goethe...
Mais qu'importe, puisque la musique
de Berlioz sublime tout et apporte le ciment "lyrique" qui convient. C'est
d'ailleurs plus à l'orchestre qu'appartient ce rôle. Si l'écriture
vocale est souvent digne d'un opéra, le traitement des voix donne
une certaine neutralité : le rôle de Marguerite est écrit
dans un registre médian et souvent chanté par un mezzo et
le rôle de Méphisto n'a pas les noirceurs que l'on retrouve
chez Gounod. Beaucoup d'aigus de Faust sont écrits pour être
chantés en voix de falsetto ce qui modère le côté
spectaculaire de la voix de ténor. En réalité, les
voix sont souvent traitées comme un instrument supplémentaire.
C'est particulièrement flagrant dans le début de l'oeuvre.
L'écriture orchestrale est très influencée par la
musique allemande de l'époque et les spécialistes se donnent
un malin plaisir à dénombrer ces influences dans la partition.
Contentons-nous de citer la course à l'abîme qui, même
si elle est plus courte, présente une atmosphère assez proche
de la scène de la Gorge aux Loups du Freischütz de Weber. Cette
influence allemande se retrouve également dans les évocations
à la nature, si présente dans la culture germanique. L'exemple
le plus frappant est le dernier "air" de Faust (scène 16) dont l'accompagnement
orchestral est d'une force tranquille, mais terriblement tellurique (on
a l'impression d'un Faust ancré tel un arbre dans la terre). Pour
en finir avec les beautés de l'orchestre, on ne peut oublier deux
des plus beaux solos d'accompagnement écrits pour un air chanté
: l'alto pour le Roi de Thulé et, encore plus magnifique, le cor
anglais pour la Romance de Marguerite.
Alors, La Damnation, qu'est
ce que c'est ? Dans la littérature musicale basique, personne ne
se hasarde à lui donner une définition gravée dans
le marbre, ce qui est certainement heureux, vu les paradoxes de l'oeuvre.
Mais sa nature hybride, tout comme celle du texte de Goethe, explique certainement
la fascination qu'elle exerce. Il en découle une situation paradoxale
: il y a fort à parier qu'il est plus facile à convaincre
un directeur d'opéra de monter La Damnation qu'un véritable
opéra de Berlioz !
Tableau : Structure de La Damnation
de Faust et lien avec les Huit scènes de Faust
La Damnation
de Faust |
Scènes
de Faust (numéro d'ordre) |
Première
Partie
Scène 1 -2 -3
(Plaine de Hongrie) |
... |
Ronde de Paysan
Marche Hongroise
|
Paysans sous les tilleuls
(2)
|
Deuxième
Partie
Scène 4-5 (Nord
de l'Allemagne) |
... |
Chant de la Fête
de Pâques
Arrivée de Méphistophélès
|
Chants de la Fête
de Pâques (1)
|
Scène
6 (Cave d'Auerbach à Leipzig) |
... |
Chanson de Brander
Chanson de Méphistophélès
|
Ecot de joyeux compagnons
(4)
Chanson de Méphistophélès
(5)
|
Scène
7 -8 (prairies du bord de l'Elbe) |
... |
Air de Méphistophélès
Choeur de gnomes et de Sylphes
Songe de Faust
Ballet de Sylphes
Choeurs d'étudiants
et de soldats
|
Concert de Sylphes (3)
|
Troisième
Partie
Scène 9-10-11
(La Chambre de Marguerite) |
... |
Air de Faust
Le Roi de Thulé
|
...
Le Roi de Thulé
(6)
|
Scène 12 (Devant
la maison de Marguerite) |
... |
Evocation
Sérénade de
Méphistophélès
|
...
Sérénade
de Méphistophélès (8)
|
Scène 13-14 (La
Chambre de Marguerite) |
... |
Final : Duo, Trio et
Choeur
|
... |
Quatrième Partie
Scène 15 (La Chambre
de Marguerite) |
... |
Romance (d'amour l'ardente
flamme)
|
Romance de Marguerite
(7)
|
Scène 16 -17 (Forêts
et Caverne) |
... |
Invocation à
la nature
|
... |
Scène 18-19(Plaines,
Montagnes et Vallées) |
... |
Course à l'abîme
Pandemonium
|
... |
Epilogue (Terre
et Ciel) |
... |
Apothéose de
Marguerite
|
... |
Bertrand Bouffartigue