De même que Debussy et contrairement
à Poulenc, la mélodie ne constitue pas pour Ravel un genre
dominant. Si l'on souhaite définir ses préférences
les plus intimes, sans doute faut-il penser à la musique pour piano,
qui, à elle seule, offre une clé d'interprétation
de son art, d'abord par les oeuvres elle-même, mais aussi par l'influence
considérable qu'exerça le piano sur le style du musicien.
Vuillermoz ne disait-il pas : "Les harmonies de Ravel portent très
nettement ce qu'on pourrait appeler ses "empreintes digitales"" ?
Cette prédilection pour le piano
se retrouve d'ailleurs dans son corpus de mélodies : chez Ravel,
ce sont des courtes scènes de genre, où l'accompagnement
se développe en soi, indépendamment du texte que scande la
prosodie la plus exacte qui soit. L'action se passe au piano, le chant
la commente. Mais ne croyez pas que le chant ravélien n'est qu'un
faire-valoir. Tout comme Debussy et Fauré, s'il renie le bel
canto et s'oppose à un chant trop généreux, comme
dans le répertoire italien, c'est pour mieux servir le texte, à
la manière des grands compositeurs baroques français. Pour
ce faire, il choisit presque toujours des textes plus provocateurs que
poétiques, des proses, des sujets quotidiens et non d'élévation,
des textes étrangers ou traditionnels : des mots qui existent comme
tels et non, déjà, comme musique poétique. Pour ces
raisons, les grands interprètes des mélodies de Ravel seront
avant tout des "diseurs", des tempéraments, ce qu'on appel parfais
des chanteurs de "demi-caractère".
LES GRANDS
CYCLES
Shéhérazade
Sur des textes de Tristan Klingsor,
ami du compositeur, ces trois mélodies (Asie, La Flûte
enchantée, L'Indifférent) existent dès leur date
de composition (1903), en version pour orchestre ou pour piano. Cycle le
plus célèbre de Ravel et éternel cheval de bataille
des sopranos lyriques, il reprend d'infimes éléments d'un
projet d'opéra que le compositeur destinait à l'illustration
du thème des Mille et une Nuits et dont seule l'ouverture
fut réalisée. Très proche de Debussy et de l'orientalisme
ces pièces, bien qu'harmoniquement très ravéliennes,
recherchent la grande forme et une continuité dont le wagnérisme
pourrait être la source.
*Asie :
Pièce de loin la plus développée
du cycle, cette longue évocation de l'Orient ( plus de dix minutes)
s'ouvre sur trois fascinants appels au continent inconnu, accompagnés
par les couleurs raffinées du hautbois, des cordes en sourdine et
de multiples percussions. Chaque section est introduite par le même
vers "Je voudrais voir" de plus en plus pressant pour culminer vers l'ultime
désir du poète "Je voudrais voir mourir d'amour ou bien de
haine". Chaque section a sa couleur et son rythme spécifiques, ce
qui donne à la pièce une forme très spéciale
: nous sommes devant une suite d'hallucinations, de fantasmes qui vont
crescendo.
La Mélodie se termine par un retour de la section initiale qui ramène
cette angoissante et fascinante proposition aux dimensions du rêve.
*La Flûte enchantée
:
Courte scène de harem : le
maître dort tandis que la Bien-aimée jouit des baisers mystérieux,
transmis par les sons enamourés de la flûte, que son "amoureux
chéri joue". Sans développement aucun, le compositeur nous
présente juste un instant de félicité dans une histoire
impossible : les sonorités pleines d'espoir et de mélancolie
de la flûte solo s'entrecroisent avec la mélodie, comme pour
vivre une tendresse, un contact impossibles. Il existe une très
belle version pour piano, chant et flûte solo.
*L'Indifférent :
Peut-être la plus déroutante
des mélodies de Ravel, cette évocation de la beauté
androgyne d'un jeune homme, sorte d'effusion lyrique et pénétrante
du poète, comme l'aveu d'une attirance toute personnelle, est illustrée
de façon magistrale par le compositeur. L'accompagnement paresseux
de l'orchestre, presque languide, évoque cette "démarche
féminine et lasse" mais aussi la fascination du narrateur pour ce
jeune homme. Le dénouement, ancré dans la réalité,
est traité a capella comme pour évoquer le réveil
douloureux au sortir d'un rêve trop beau.
Au disque, la version Crespin-Ansermet
(Decca) reste sans rival, tant pour la beauté de la voix, la
perfection de la diction que pour le génie de la direction. Deux
versions de repli cependant : Dubosc-Dutoit (Decca) où la dame joue
des sonorités rêches de sa voix pour nous offrir une lecture
angoissée et vibrante, et Berganza-Plasson (EMI, intégrale
des mélodies) où la belle ibérique, bien que parfois
gênée par la langue, déploie un éventail de
couleurs vocales pour nous subjuguer (et faire oublier qu'elle n'est pas
soprano !).
Histoires naturelles :
Ecrit en 1906, ce recueil de cinq mélodies
pour chant et piano sur des poèmes de Jules Renard créa la
stupeur lors de sa première audition. Renouant avec le ton humoristique
des opus animaliers de Chabrier, l'illustration très distanciée
de ces textes en prose parut trop ironique aux premiers auditeurs. Le poète
lui-même mit en doute la nécessité de mettre son oeuvre
en musique ! Comme dans L'Heure Espagnole, c'est la musique avant
tout qui procure l'effet comique. Le compositeur suit la déclamation
en oubliant des "e" muet et en adoptant un rythme très "parlé".
L'accompagnement de chacune de ses pièces est un chef-d'oeuvre en
lui-même.
L'interprétation Baquier-Baldwin
(EMI, intégrale des mélodies) paraît, aujourd'hui encore,
inégalée.
Don Quichotte à Dulcinée
:
Ces trois chansons ont été
écrites en 1932-1933 sur des textes de Paul Morand, et elles furent
éditées en même temps pour piano et en version d'orchestre.
Elles devaient servir d'intermède musical dans le film de G. W.
Pabst inspiré de l'oeuvre de Cervantès, dont l'acteur principal
n'était autre que le chanteur Fédor Chaliapine. Mais Ravel
ayant pris du retard, le producteur confia le travail à Jacques
Ibert, qui composa en toute hâte quatre mélodies pour illustrer
le film. Dernière oeuvre de Ravel, ces trois chansons résument
son humour, son goût de la vie et son attirance pour la couleur et
le pittoresque ibérique, présents dès La Habanera
de 1895. Ici, l'Espagne surgit avec passion et s'exprime par des rythmes
dansants et un orchestre chatoyant. Les poèmes de Morand sont versifiés,
rimés et disposés en strophes régulières, voire
avec refrain, ce qui nous ramène à un ordonnancement et une
symétrie poétique bien dépassées. Mais c'est
sans doute la simplicité quasi populaire de ces textes qui expliquent
le succès du cycle.
Il semble que Van dam ait signé
la meilleure interprétation de ces pièces. Le ton grave
et le timbre de bronze du chanteur belge siéent à merveille
à ces textes, aussi bien dans leur version avec piano (avec Baldwin,
EMI, intégrale des mélodies) que dans la version avec orchestre
(Nagano).
CHANTS POPULAIRES ET TRADITIONNELS
Cinq Mélodies populaires
grecques :
Ce cycle de cinq courtes mélodies
inspirées du folklore grec, vaut surtout par le soin qu'a pris Ravel
de ne pas trop dénaturer la tradition pour en faire des pièces
savantes. Trois des mélodies (Chanson de la mariée, Quel
galant m'est comparable, Tout gai), au texte joyeux et entraînant,
lui inspirent des accompagnements simples, vivifiants alors que les deux
autres (Là-bas vers l'église, Chanson des cueilleuses
de lentisques), qui parlent de mort et d'amour, sont des petits bijoux
de profondeur. La seule faiblesse du cycle réside dans la traduction
catastrophique de Calvocoressi : bourrée de fautes, elle verse souvent
dans le comique involontaire et appauvrit grandement la musique. On préférera
donc la version en langue originale, d'autant que les sonorités
de la langue grecque sont d'une grande beauté.
Plutôt que de subir, en serrant
les dents, la voix de crécelle de Mme Mesplé pour la version
piano en français (Baldwin, EMI, intégrale des mélodies)
et celle, anémiée, de Mme Hendricks pour la version en grec,
avec orchestre (Gardiner, EMI), procurez-vous le très bel enregistrement
de Bernard Kruysen. Le grand baryton néerlandais trouve en Noël
Lee un complice idéal et son interprétation, trente après,
reste un miracle de fraîcheur, de naturel et de finesse (Naïve).
Entre Fauré, Duparc, Debussy et Poulenc, Ravel occupe une place
de choix dans le répertoire de ce mélodiste incomparable,
sensible et extrêmement attachant, mais malheureusement peu connu
du grand public.
Deux mélodies hébraïques
:
Datées de 1914, ces oeuvres
ont été écrites sur des chants traditionnels hébraïques
(paroles et mélodies), pour voix et piano, puis orchestrées
quelques années plus tard par Ravel lui-même. Avec une économie
de moyens et une concision remarquables, il parvient à évoquer
une atmosphère ou un lieu particulier. Parallèlement aux
Chants
hébraïques, il compose le Trio, oeuvre difficile et dont
le finale révèle une influence ethnique (folklore basque)
qui correspond, d'ailleurs, à ses préoccupations du moment.
L'année 1914 ne se prêtait guère aux succès,
et les Deux Mélodies hébraïques ne connaîtront
de véritable notoriété qu'après la révélation
au public de leur orchestration, en 1920. Elles se rapprochent alors des
autres chants traditionnels mis en musique par Ravel et qui avaient tous
été instrumentés, soit par l'auteur, soit par Manuel
Rosenthal, à l'exception de Tripotas. L'orchestration chatoyante
confère à l'oeuvre une aura, en particulier dans le traitement
des cordes et des percussions, qu'elle ne possédait pas.
Curieuse destinée que celle
de ces mélodies, appréciées surtout dans une formation
plus étoffée, mais difficile à intégrer dans
les impératifs économiques du concert (tant de musiciens
pour moins de six minutes de musique !). Pour cette raison, et du fait
de leur caractère mystique et dramatique, ces pages sont très
peu chantées. Pourtant, leur beauté est telle que de nombreuses
transcriptions de Kaddisch, par exemple, ont tenté de mettre
l'oeuvre à la portée de différents instrumentistes.
On connaît ainsi, en particulier, une version pour piano seul, par
Ziloti, ainsi qu'une version plus lyrique, pour piano et violon, de Lucien
Garban. Dans de tels cas, seule la suppression des paroles de nature sacrée,
permet la vulgarisation. Là encore Van Dam se montre insurpassable
dans les deux versions, mais Bernard Kruysen ne démérite
pas (Naïve).
Trois Chansons madécasses
:
Composées en 1925-1926, elles
sont écrites avec piano, flûte et violoncelle, sur des poèmes
d'Evariste Désiré Parny. Cet auteur du XVIIIe siècle
aurait traduit en français des textes traditionnels de l'île
Bourbon ("madécasse" signifiant malgache), au lyrisme déjà
très romantique. Une version avec piano seul a également
été réalisée par le compositeur. Ravel expéri-mente
une solution nettement différente de celles qu'il avait jusque-là
proposées. Il ne s'agit plus, en effet, d'un accompagnement de type
orchestral, mais plutôt d'une musique de chambre dont, selon ses
propres termes, la voix jouerait "le rôle d'instrument prin-cipal".
L'instrumentation assez particulière avait été demandée
à Ravel par la dédicataire du recueil, Elizabeth Sprague-
Coolidge, mécène américaine.
Rythmés par des retours textuels,
ces longs poèmes en vers libres évoquent la beauté
et la bonté natives des habitants des îles, le personnage
de la belle Nahandove, les paysages enchanteurs, mais aussi les méfaits
de la colonisation, les carnages et la libération. Langage simple
et touchant dont on s'est parfois gaussé : le "Aoua ! Aoua !" des
habitants du rivage a été comparé au "Léon
! Léon !" du paon des Histoires naturelles, mais ce n'est
que coïncidence, car Ravel avait trop de bonté et d'humanité
pour qu'on puisse lui imputer de telles lourdeurs. D'ailleurs, les belles
gravures de Luc-Albert Moreau, choisies pour l'édition originale,
donnent de ces événements une image forte et digne. La construction
en trois mouvements opposés confirme l'apparentement à la
musique de chambre. Malgré l'originalité du matériau,
le traite-ment prosodique du texte reste tradition-nel et l'intelligibilité
constante : la coupure musicale respectueuse du sens, la rythmique soignée
servent le poème de façon oratoire alors que nombre d'effets
nou-veaux sont donnés en arrière-plan aux ins-truments. Seuls
quelques déplacements d'accents pimentent la déclamation,
en produisant une répétition incantatoire. On pourra voir
dans ces mélodies une pierre apportée par Ravel au courant
anti-colonialiste soufflant sur le milieu artistique français au
début du XXe.
Belle surprise de l'intégrale
EMI, l'interprétation de la grande Jessye Norman est à écouter,
absolument.
D'autres pièces inspirées
par la musique traditionnelles méritent le détour : Les
chants populaires, Tripatos, Vocalise en forme de habanera. L'intégrale
EMI est tout indiquée pour les découvrir.
Trois poèmes de Stéphane
Mallarmé :
Chef-d'oeuvre mélodique de Ravel,
ce recueil pour chant, piano, quatuor à corde, deux flûtes
et deux clarinettes, a été écrit en 1913. A une époque
-clé de l'histoire du genre, il représente la réponse
de la France aux influences étrangères, en particulier celles
de Stravinsky avec les Trois Poésies de la lyrique japonaise
et de Schönberg avec Pierrot lunaire.
Sur le plan national, il constitue
le dernier acte du conflit Debussy/Ravel, les deux musiciens, coïncidence
malheureuse, s'intéressant au même poète, qui plus
est, la même année ! toutefois, l'antériorité
de Ravel semble attestée : le 2 avril 1913, Soupir est achevé,
comme en témoigne une lettre écrite de Montreux à
Mme Alfredo Casella: "Je voulais vous écrire tout de suite, mais
j'étais dans un état piteux car, chez moi, la composition
prend les appa-rences d'une grave maladie : fièvre, insomnie, inappétence.
Il en est sorti au bout de trois jours une mélodie sur un texte
de Mallarmé." Une deuxième mélodie est prévue
(carte postale du trois avril à Roland Manuel) : ce sera Placet
futile. Le troisième numéro viendra plus tard : Surgi
de la croupe et du bond, alors que Debussy, lui, préférera
Eventail.
Si Debussy s'émeut de cette
coïnci-dence, ce n'est pas le cas de Ravel qui, prenant la chose beaucoup
plus à la légère, avait même demandé,
par jeu, à ses amis de deviner les poèmes qu'il songeait
à mettre en musique. En ce mois d'avril, il imagine un "scandaleux"
concert, comprenant les oeuvres provocantes de Stravinsky et de Schönberg
susceptibles de l'avoir influencé dans la composition du cycle.
Le deux avril, ce projet est envoyé à Mme Casella qui participait
avec son époux au secrétariat de la SMI : "Projet mirifique
d'un concert scandaleux : Pièces pour (a) récitant, (b) et
(c) chant et piano, quatuor à cordes, 2 flûtes, 2 clarinettes,
a) Pierrot lunaire (21 poèmes, 40 minutes, Schönberg). b) Mélodies
japonaises (4 pièces, 10 minutes, Stravinsky). c) 2 Poésies
de S. Mallarmé (Maurice Ravel)." René Chalupt signale que
ce concert eut bien lieu l'année suivante, salle Erard, mais précise
que "les Quatre Poèmes hindous de Maurice Delage remplacèrent
le Pierrot lunaire de Schönberg, qui ne fut donné à
Paris qu'après guerre".
Bien que d'orchestration voisine,
les pièces de Ravel et Schönberg sont de factures très
éloignées. Le fameux et scandaleux Pierrot a, comme
chacun sait, révolutionné totalement la musique instrumentale
en Occident alors que les Trois poèmes de Ravel restent encore
très proches des traditions tonales. Mais cela n'enlève rien
à la beauté mystérieuse de ces compositions, sorte
de manifeste moderniste d'un compositeur déjà très
en avance sur son temps.
Ravel trouva chez Mallarmé des
qualités musicales évidentes qu'il admirait déjà
chez Verlaine ou Klingsor, mais exacerbées. Il s'agit là,
en effet, d'un texte complexe, difficile à mettre en musique, par
le mètre choisi (l'octosyllabe) et la coupure, jouant perpé-tuellement
avec le sens. Quoi qu'il en soit, ce cycle, dans sa beauté harmonique
et instrumentale, reste une extraordinaire réussite.
Sommet de l'intégrale EMI,
l'interprétation hallucinante de Felicity Lott vaut, à elle
seule, l'acquisition du disque.
Pour les autres opus de Ravel, reportez
vous à L'intégrale EMI/Baldwin, l'une des plus réussies
de la collection, où l'on oublie bien vite (quoique jamais assez)
la présence de l'éternelle Mady pour se délecter de
celle de Felicity Lott, Jessye Norman, Teresa Berganza, Gabriel Bacquier
et José Van Van Dam. Si vous désirez en même temps
découvrir un interprète d'exception, n'hésitez pas
à écouter Bernard Kruysen dans les Histoires Naturelles,
les Mélodies hébraïques, les Mélodies populaires
grecques et Don Quichotte à Dulcinée (Naïve).
Jean-Christophe Henry