(Maurice Ravel - Photo Melcy, 1910)
Reproduite avec l'aimable autorisation
de Denis Havard de la Montagne
LES CANTATES DU PRIX DE ROME
Ravel à la conquête
de le forteresse académique
S'il est une chose invariable dans
notre beau pays, c'est bien la pesanteur de ses institutions. Dans le domaine
musical, l'Académie des Beaux-Arts, le Conservatoire et le Prix
de Rome furent les trois piliers de l'académisme musical au XIXe
siècle. La première préféra Ambroise Thomas
mais aussi Onslow et Clapisson à Hector Berlioz ; le second ne commença
à se rénover qu'en 1905 sous l'administration de Gabriel
Fauré, tandis que le troisième, figé dans une forme
dépassée, ne sut qu'attirer les railleries. Dans Le Cousin
Pons, Balzac met ainsi en scène un personnage assez ridicule,
"l'auteur de la première cantate couronnée à l'Institut,
lors du rétablissement de l'Académie de Rome". Et le romancier
de s'exprimer ainsi par la voix de l'un de ses personnages : "Jamais aucun
effort administratif ou scolaire ne remplacera les miracles du hasard auxquels
on doit les grands hommes". Les prétendants au Prix de Rome étaient
en effet tenus d'écrire une cantate sur un texte imposé,
genre que Koechlin qualifiait d' "exercice de théâtre fort
artificiel" et en tout cas peu susceptible de provoquer l'enthousiasme
des jeunes créateurs. Pourtant, rares sont ceux qui osèrent
se soustraire à ce passage obligé. Il est vrai qu'il était
difficile de résister à l'attrait d'une bourse pour trois
ans et d'un séjour à la Villa Médicis où ils
trouveraient des conditions de travail optimales. Berlioz s'y prit à
quatre fois pour obtenir enfin, en 1830, le Premier Prix, payant sans doute
le prix de son originalité car, comme l'a écrit Christian
Wasselin, "les quatre cantates écrites pour le Prix de Rome par
Berlioz constituent une tétralogie fort peu académique où
il faut lire les trouvailles d'un inventeur inspiré plutôt
que les exercices d'un élève appliqué". Ravel ne suivit
pas tout à fait le même chemin.
A sa première candidature en
1900, Maurice Ravel n'avait que 25 ans et visait en postulant au Prix de
Rome une amélioration de sa situation matérielle et de celle
de sa famille. Hélas, il ne put passer l'épreuve préliminaire
et dut renoncer à composer la cantate. Cette année là,
le jury couronna l'art austère et exigeant de Florent Schmitt. Un
an plus tard, à l'instigation de Fauré dont il suivait les
cours de composition, Ravel tenta à nouveau sa chance et fut plus
heureux puisqu'il accéda à la finale. Le sujet fixé
était Myrrha, inspiré de la mort de Sardanapale d'après
Byron. La partition de Ravel, teintée d'orientalisme, se situait
dans la grande tradition de Gounod et Massenet et n'anticipait en rien
sur l'originalité future du créateur. Au contraire de Berlioz,
Ravel avait donc choisi la voie du classicisme et de l'académisme.
Les lauriers revinrent cette année là après sept tours
de scrutin à André Caplet, dont le talent d'orchestrateur
avait été remarqué, mais Ravel se vit attribuer un
"Deuxième second Grand Prix" (sic) et eut la satisfaction d'apprendre
que Massenet avait voté pour lui de bout en bout. Il avait également
retenu l'attention de Saint-Saëns qui le disait déjà
promis à un "sérieux avenir". Dans ces conditions, il était
persuadé de triompher l'année suivante.
En 1902, Ravel se confronta à
Alcyone,
scène dramatique inspirée par les Métamorphoses
d'Ovide. A nouveau, il signa une partition marquée par l'empreinte
de Massenet dans laquelle Marcel Marnat veut même voir un simple
pastiche. Etait-ce un choix tactique délibéré ou un
défi lancé aux juges ? Toujours est-il que le jury ne prêta
aucune attention à son travail et préféra couronner
le très oubliable Aymé Kunc. A cette époque, Ravel
avait déjà fait publier et jouer un certain nombre d'oeuvres
dont certaines avaient été sifflées et d'autres très
favorablement accueillies, en particulier la Pavane pour une infante
défunte et Jeux d'eaux. Il pouvait donc nourrir de légitimes
espoirs pour l'édition 1903 où la cantate Alyssa conduisait
les candidats dans une Irlande de légende. Pourtant, il avoua lui-même
avoir bâclé son travail cette année-là et, en
effet, le résultat apparut non dénué de facilité,
voire de vulgarité. Pour Marcel Marnat, sa cantate ne constituait
rien de plus qu'une "anthologie des pratiques musicales du XIXe siècle".
Le Grand Prix revint au naturaliste Raoul Lappara et Ravel n'obtint pas
même une citation, à la grande colère de son maître
Fauré. Devons-nous considérer, comme Paul Landormy, que ses
juges avaient estimé "qu'il s'est moqué d'eux en leur soumettant
des cantates d'un académisme exagéré et presque parodique"
?
En 1904, Ravel fit l'impasse sur le
concours, convaincu de la partialité des juges et de l'hostilité
persistante de Théodore Dubois, alors directeur du Conservatoire,
qui le considérait comme un dangereux révolutionnaire. Il
était désormais un compositeur actif et reconnu et l'on avait
notamment assisté, au mois de mai, à la création de
Schéhérazade
sous la direction d'Alfred Cortot. Pourtant la précarité
financière et l'insistance de Gabriel Fauré le persuadèrent
de tenter une nouvelle fois sa chance l'année suivante. Avec Miroirs,
il venait de s'imposer comme l'un des musiciens les plus importants de
sa génération et il avait sans doute la naïveté
de croire que les jurés s'empresseraient de consacrer un maître
déjà confirmé. Il n'en fut rien puisqu'à l'issue
des épreuves éliminatoires (une fugue à 4 voix et
une pièce vocale avec orchestre), il ne fut pas même admis
à l'épreuve de la cantate. Ces messieurs du jury, parmi lesquels
on comptait tout de même Massenet et Reyer, n'entendaient pas accepter
certaines audaces dans ce qui devait rester à leurs yeux un simple
exercice d'école. Cette décision fit scandale et la presse
s'en empara, déclenchant ce que l'on nomma "l'Affaire Ravel", à
l'issue de laquelle Théodore Dubois dut démissionner de la
direction du Conservatoire et fut remplacé par Fauré. Parmi
les voix qui s'élevèrent alors contre l'iniquité de
la décision du jury, la plus prestigieuse était celle de
Romain Rolland qui écrivit : "Je ne conçois pas que l'on
s'obstine à garder l'école de Rome si c'est pour en fermer
les portes aux rares artistes qui ont en eux quelque originalité".
Voilà l'histoire d'un grand
malentendu entre une institution figée et l'un des plus importants
créateurs de son temps. Faut-il pour autant condamner le Prix de
Rome ? De Méhul à Dutilleux, en passant par Berlioz, Gounod,
Bizet, Massenet et Debussy, il a détecté davantage de talents
qu'il n'a commis d'injustices. Et puisque cet échec n'a rien ôté
au succès ni au prestige de Ravel, nous vous proposons de le retenir
comme un simple épisode plaisant.
Discographie
Ravel, Cantates de Rome (Michel Plasson)
- 1 CD EMI 5 57032 2