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Rencontre avec François
Leroux
par Pauline Guilmot
(François Leroux en Golaud
- Pelléas et Mélisande)
Le grand baryton français
François le Roux est directeur et fondateur du Centre International
de La Mélodie Française. Voilà deux ans, il avait
consacré l'Académie d'été, qui dépend
du centre, aux Mélodies de Ravel. Pour l'occasion, le musicologue
américain Arbie Orenstein, éminent spécialiste de
Ravel, avait accepté de commenter le cycle des mélodies donné
par les jeunes interprètes de l'Académie. Le corpus des Mélodies
de Ravel au programme de cette structure nécessita un travail minutieux
sur la diction, les rythmes et l'expression. Nous avons interrogé
François Le Roux sur la manière de bien chanter Ravel, une
problématique qui fut évidemment à l'ordre du jour
de l'Académie voici deux ans.
François Le Roux, pédagogue
passionné et mélodiste accompli, féru du style vocal
français fait également figure de référence
à la scène pour ses prises de rôles, entre autres dans
L'Heure
Espagnole, L'Enfant et les Sortilèges, mais aussi
Pelléas
et Mélisande.
Comment
s'est déroulée l'Académie consacrée aux Mélodies
de Ravel ?
Nous avons pu, à peu près,
toutes les voir, ce qui n'est pas une mince affaire. D'abord, il me faut
expliquer comment s'organise l'Académie : on a toujours le même
nombre d'élèves, douze chanteurs et douze pianistes sur dix
jours. Dans la mesure du possible, les stagiaires viennent avec leur propre
pianiste afin de travailler en musiciens de chambre, car en mélodie
française, l'accompagnement est aussi important que le chant. Il
y a deux professeurs purement attachés au domaine vocal et deux
professeurs d'accompagnement, Noel Lee et Jeff Cohen. On a également
deux professeurs de la Méthode Alexander, c'est-à-dire de
travail physique, de prise de conscience de soi et deux professeurs de
travail théâtral, l'un pour enseigner la tenue en scène,
l'extériorisation et l'autre qui s'attache à la diction.
Ce qui fait huit professeurs pour vingt-quatre étudiants. Cette
année-là, Mireille Delunsch et Lionel Peintre ont monté
chacun un récital Ravel puis ont donné une master-class
après leur concert.
Le style
d'écriture vocale de Ravel est-il si différent de celui de
ses contemporains ?
Oui parce que, par exemple, contrairement
à Debussy qui interprétait les textes qu'il mettait en musique,
Ravel s'est en quelque sorte "distancié", il vit le texte d'une
manière plus simplement déclamée, c'est presque de
la parole transposée à la musique, le traitement est bien
moins lyrique que chez Debussy. Quand je chante L'Heure Espagnole,
j'ai l'impression que la partition est à peine une extension des
intonations de la voix. Evidemment, si on regarde l'oeuvre de manière
plus approfondie, on se rend compte que Ravel joue très finement
sur les débits, comme il le fait aussi dans les Histoires Naturelles.
Tout ce qui est postérieur aux premières années du
vingtième siècle, dans l'oeuvre de Ravel, exige du chanteur
qu'il soit un rythmicien très précis. Quand on travaille
une de ses partitions, je crois qu'il faut travailler les rythmes seuls,
en oubliant la phrase mélodique et ajouter ensuite l'intonation.
C'est le travail de juxtaposition des deux qui donne un résultat
efficace. Rien qu'en faisant cela, on est fidèle à Ravel.
Son écriture est tellement précise qu'il faut faire juste
ce qui est écrit, mais la difficulté, c'est qu'il faut encore
savoir dire ce rythme ! Pour ce faire, il faut avoir compris pourquoi Ravel
utilise tel rythme à tel endroit. On a d'ailleurs souvent dit de
sa musique qu'elle était une mécanique parfaite et rutilante.
Debussy disait de Ravel : "c'est un faiseur de tours, un magicien", dans
le sens où "il y a des trucs" dans sa musique. Autant de propos
qui reprochent à la musique de Ravel un certain manque de profondeur.
A mon sens, c'est parce que les moyens employés par Ravel lui étaient
propres, très économiques et qu'ils signifiaient autre chose.
A nous de les comprendre.
L'Heure
Espagnole semble être un curieux ouvrage, non ?
C'est une oeuvre extraordinaire à
la fois de concision et de précision. Elle présente plusieurs
caractéristiques inhabituelles : d'abord, elle fait à peine
une heure, ensuite elle comporte peu de rôles, ce qui reste économiquement
une bonne idée bien que l'orchestre soit très fourni...Ensuite,
elle est truffée d'allusions graveleuses, ce qui a déplu
profondément à un certain nombre d'abonnés de l'Opéra-Comique
au moment de la création. Autant dans la comédie de Boulevard,
on pouvait se permettre un tel texte, autant à l'opéra, ce
n'était pas le lieu.
L'ouvrage reste pourtant incroyablement
chic et il est extrêmement intéressant sur le plan vocal parce
qu'i lest conçu pour une femme et plusieurs hommes. Ce système
permet des caractérisations de personnages très tranchées
: un baryton, Ramiro (qui a d'ailleurs été crée par
Jean Perrier, celui qui avait aussi créé Pelléas),
un baryton basse qui est Don Inigo Gomes, plutôt une basse bouffe
(l'équivalent de Don Pasquale ou bien de Bartholo dans Le Barbier
de Séville), un "tenore di grazia" (plutôt mozartien,
capable de belles demi-teintes) appelé Gonzalve et enfin un ténor
de caractère, le fameux Torquemada, le mari qu'on voit au début
et à la fin et qui, comme son nom l'indique, est peut-être
un deus ex machina, quelqu'un qui n'est pas là parce qu'il
le fait exprès. D'ailleurs, dans une production à laquelle
j'ai participé, on voyait Torquemada mettre en route une sorte d'immense
horloge ou de carillon au début de l'opéra, sur lequel les
personnages étaient installés. Reste le rôle féminin,
"La" Concepción si j'ose dire, le seul rôle féminin
de l'opéra, assez terrible vocalement parce que Concepción
doit avoir à peu près la même tessiture que Carmen.
Je pense, d'ailleurs, qu'il y a un rappel de la part de Ravel, lui qui
adorait la Carmen de Bizet. C'est un rôle un peu écrasant
parce que la femme est seule au milieu d'hommes, sans pendant vocal féminin.
L'ouvrage peut donc sembler curieux, mais cet opéra en est bien
un, au sens classique du terme, puisque, s'il n'y a pas à proprement
parler de duos, il y a tout de même des airs et un final en choeur.
On ne peut pas en dire autant de Pelléas. Avec L'Heure
Espagnole, on se situe presque dans l'héritage de l'opéra
comique à la française, du début du XIXe. Pour tout
dire, je crois même que cette pochade ne marque pas une révolution
comme le fait L'Enfant et les Sortilèges. Notez qu'avec ce
dernier, il y a tellement de personnages que nous ne sommes même
plus dans le domaine de l'opéra...
Le travail
sur L'Heure Espagnole est-il plus difficile à réaliser
que sur les grands classiques ?
Disons que le travail change parce
qu'on est, typiquement, dans une diction de prose. Même si le texte
de Franc-Nohain est versifié, comme chacun sait, on s'en rend à
peine compte : que Ravel a vraiment écrit la musique comme une conversation
(au niveau du débit). En tant que Ramiro, j'avais donc deux airs
plutôt parlés que chantés, avec de très longues
phrases. Comme pour chanter la Mélodie, ici, il faut être
très humble et direct parce que ce sont des airs dans lesquels on
s'adresse au public : "Voilà ce que j'appelle une femme charmante",
un peu comme si l'on prenait le public à témoin. Le principe
de cet ouvrage est d'être beaucoup plus proche du théâtre
que de l'opéra. On pourrait presque dire qu'un acteur qui chante
avec suffisamment de souplesse technique pourrait très bien convenir
pour ce rôle. Les rôles les plus chantés sont Gonzalve
et Concepción. Ramiro n'est pas véritablement un personnage
lyrique.
Vous êtes-vous
fait un devoir de chanter en français et de participer à
la vie du répertoire vocal français ou bien est-ce vos penchants
esthétiques qui vous ont mené tout droit à lui ?
C'est difficile à dire. Au
départ, mes études classiques, même si elles étaient
scientifiques, m'ont toujours porté vers la poésie et le
théâtre et donc vers le chant. Puis, j'ai trouvé qu'il
fallait effectivement se faire un devoir de chanter français. Je
me rends compte que quand je vais à l'étranger, je me retrouve
trop souvent seul dans une production d'un opéra français
ou je suis, du moins, un des rares Français sur le plateau. Pour
être un peu méchant, je trouve que ce qu'on exige dans les
opéras italiens, allemands ou russes n'est malheureusement pas exigé
dans le répertoire français, c'est-à-dire que j'ai
l'impression que notre répertoire est un peu pris "par dessus la
jambe". Souvent je me dis : "Mais enfin de quel droit peut-on tolérer
des licences dans un répertoire qui justement ne le permet pas ?".
Souvent aussi, je me suis dit que la mauvaise réception, au niveau
du public français, de certains livrets d'opéras français
venait du fait que le style de ces opéras ne supporte pas la médiocrité.
Il faut donc aller au bout du travail, mais le temps manque toujours, dit-on.
Là, il faut aussi blâmer les chefs d'orchestre français
qui n'exigent pas toujours une préparation suffisante du plateau
(plateau qui ne demande d'ailleurs qu'à être guidé)
quand ils vont diriger de la musique française à l'étranger.
Certains
contemporains de Ravel ont eu des disciples, Ravel en a-t-il également
eu ?
De nombreux Français contemporains
ont pâti de l'ombre écrasante de Ravel et bien évidemment
de celle de Debussy. Le Groupe des Six s'est tout de même démarqué
en prenant comme ange tutélaire Satie. En ce qui concerne Ravel,
je pense qu'il a permis à beaucoup d'envisager une carrière
de compositeur éminemment individuelle à l'image de la sienne.
Messiaen, à mon sens, n'aurait jamais été celui qu'il
fut s'il n'avait pas eu comme exemples Debussy et Ravel. Jacques Ibert
a lui aussi bien retenu la leçon ; à tel point que l'un de
ses opéras, que j'aimerais voir plus souvent, Angélique,
a presque la même distribution que L'Heure Espagnole.
Vous êtes
un de nos plus célèbres Pelléas : que pouvez-vous
dire à propos de votre parcours au sein de ce chef-d'oeuvre ?
Mon parcours n'est pas fin ! D'accord,
pour Pelléas il est terminé, mais en tant que Golaud, il
ne fait que commencer. C'est un ouvrage qui reste ouvert. Comme il n'y
a pas qu'une interprétation possible des phrases de Maeterlinck
et de la musique de Debussy, comme tout y est tellement riche, cette oeuvre
peut nourrir une vie et je ne serais pas le premier chanteur à le
dire. J'ai commencé à chanter Pelléas à trente
ans. Golaud n'est pas un vieux barbon, les deux frères ont peut-être
dix ans d'écart, ce qui tombe bien pour moi. Ma prise de rôle
en Golaud était une façon de voir cet opéra d'un autre
point de vue et de conserver un pied dedans. Il est des opéras qu'on
n'a pas envie d'abandonner... Tenez, Gabriel Bacquier fut sans problème
Leporello et ensuite Don Juan. Maintenant, ce qui serait assez drôle,
c'est qu'on me propose plus tard d'incarner Arkel ...
Vous avez
installé l'Académie de Mélodie Française Francis
Poulenc en Touraine, j'ai l'impression qu'on ne pouvait pas mieux faire...
Ce n'est pas un hasard total, effectivement.
J'ai fait mes études secondaires à Tours, mes parents, professeurs,
avaient été nommés là, j'y ai vécu une
petite dizaine d'années et, de retour dans cette ville, il m'a semblé
qu'il y avait un humus historico-culturel qui était à même
de faire comprendre la naissance de ce curieux objet qu'est la mélodie.
C'est aussi l'endroit où Ronsard est enterré, on est tout
à côté de celui où Poulenc avait sa maison,
Dutilleux n'habite pas très loin. De grands chanteurs ont vécu
dans la région : Gérard Souzay, Jacques Jansen et puis il
y a surtout des locaux intéressants, le Conservatoire de Région
est dans un ancien couvent des Ursulines, magnifique, puis l'adjoint à
la culture de l'époque était partant pour le projet. Autres
avantages : ce n'est pas loin de Paris et la Touraine est touristique.
Et le Centre
International attenant à l'Académie, comment vit-il ?
Il n'a pas encore une vie trépidante,
mais nous avons un fonds de partitions important qui est alimenté
par des dons et des achats. Nous disposons de livres de poésie pour
pouvoir vérifier les rééditions et les variantes d'éditions
utilisées par les compositeurs. Par exemple, la mise en page de
l'édition consultée par le compositeur peut renseigner sur
les motifs de son habillage musical. Il est aussi possible de trouver dans
ces dispositions une explication sur le choix d'une mise en musique vers
à vers ou par strophe. Nous possédons des livres de musicologie,
des biographies, des enregistrements de répertoire vocal en langue
française, ce qui n'est pas un luxe, car il y a une grande déperdition
dans la transmission des traditions. Enfin, nous avons, bien sûr,
mis en ligne un fichier comprenant les mélodies que nous possédons
et qui donne une idée du répertoire de l'académie.
Nous installerons un forum et, surtout, nous songeons à éditer
prochainement une étude sur les problèmes d'interprétation
que pose le style français.
Propos recueillis
par Pauline Guilmot
François
Le Roux sur le net :
http://www.francoisleroux.net/
Site
du Centre International de la Mélodie Française
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