(Foire Saint Laurent)
Il est difficile de donner une date
de naissance exacte à l'opéra-comique. Ainsi, Le jeu de
Robin et Marion d'Adam de la Halle, datant de 1275, peut-il
être considéré comme l'ancêtre du genre ? Oui,
si l'on considère le mélange du parlé et du chanté
dans l'ouvrage, non, si on estime que les chansons d'origine populaire
de ce trouvère restent extérieures à l'action.
Cependant, une date fondatrice est
sûre dans l'histoire de l'opéra-comique, il s'agit du 14 mai
1697. Ce jour là, Louis XIV, influencé par les comédiens-français,
ordonne la fermeture du théâtre italien de Paris et la mise
sous scellés de l'hôtel de Bourgogne qui abritait la troupe,
chassée à trente lieues de la capitale.
En ce temps là, il y avait à
Paris six foires, dont deux étaient extrêmement populaires
: la foire Saint Germain et la foire Saint Laurent.
La foire Saint Germain se déroulait
pendant deux mois, de février à la Passion, et était
plutôt dédiée au commerce de luxe : articles de mode,
bijoux, verre, porcelaine, instruments de musique, estampes. Installée
rive gauche de la Seine, c'est à dire dans le quartier de la noblesse,
là où s'élevaient palais et hôtels, elle attirait
le peuple le jour et l'aristocratie, de préférence la nuit,
car elle était ouverte sans interruption. Elle était composée
de deux halles couvertes parallèles réunies par cinq travées
également couvertes, et dans lesquelles on avait tracé neuf
rues au cordeau.
La foire Saint Laurent était
ouverte de fin juillet à fin septembre, et se situait à peu
près dans le quartier actuel de la Gare de l'Est et du Faubourg
Saint Martin. Plus démocratique et à vocation utilitaire,
c'était la foire des artisans, des commerçants et des bourgeois.
Comme elle avait lieu pendant l'été, elle se déroulait
en plein air. Suprême idée de marketing : elle était
dotée d'une remise à carrosses, un parking en d'autres termes,
ce qui attirait la clientèle campagnarde.
Ces deux foires étaient des
lieux très animés de la vie parisienne, et depuis le moyen
âge, il s'y produisait des jongleurs, des montreurs d'animaux, des
danseurs de corde et des petits théâtres de marionnettes,
d'abord en plein air, ensuite dans des loges, sortes de baraques permanentes
dans lesquelles étaient montés des échafaudages pour
les spectacles et tendues des cordes pour les acrobates.
Au moment de la fermeture du théâtre
italien, les forains entrepreneurs de spectacles s'avisent de ce fond de
commerce libre de tout droits qu'est le répertoire italien, et décident
de monter certains de ses spectacles. Comme le public regrettait vivement
le départ des comédiens italiens, il se presse aux représentations.
De ces origines populaires naît
un théâtre plein de vitalité, tourné vers la
satire et la parodie, quotidiennement enrichi par l'actualité, tournant
d'une foire à l'autre et se renouvelant sans cesse. Les spectacles
alternent le parlé et le chanté, comme ceux du théâtre
italien.
Mais ce succès porte ombrage
à la Comédie Française, qui contre-attaque et porte
plainte dès 1597. En 1706, une sentence interdit aux forains de
représenter tout spectacle comportant un dialogue. Peu importe,
les pièces en monologues jouées par un acteur unique, les
autres personnages se contentant de gestes ou de mimiques, obtiennent un
triomphe.
L'inventivité dans les spectacles
se retrouve dans l'habileté des forains à transformer les
contraintes en facteur de succès. Ainsi, après avoir prohibé
les dialogues, un nouvel arrêté de 1709 interdit même
l'usage de la parole : les forains montent des pantomimes, en brandissant
des écriteaux de toile enroulés sur des cylindres portant
les textes des répliques. Ils obtiennent également, en échange
d'une redevance conséquente à l'Académie Royale de
Musique dont c'était le monopole, l'autorisation de chanter et d'utiliser
un décor.
Lorsqu'on leur interdit jusqu'au chant,
ils firent chanter l'assistance, à qui on fournissait préalablement
les paroles. Il fallait bien entendu que le public connaisse la musique
utilisée et qu'elle soit facile à chanter, on utilisa donc,
en modifiant les parole, des airs traditionnels et populaires, de ces chansons
légères qui courent par la ville et dont tous les couplets
se chantent sur un seule mélodie : des voix-de-ville (vaudeville).
Certains de ces "timbres" comme on appelle ces airs connus adaptables à
de nouvelles paroles, sont encore célèbres de nos jours :
La
bonne aventure, charmante Gabrielle...
C'est ainsi que la dimension musicale
de l'opéra-comique provient avant tout d'un procédé
de substitution.
Une autre façon d'introduire
la musique proviendra de parodies d'airs célèbres repris
d'opéras à succès de l'Académie Royale de Musique,
sur lesquels on modifie les paroles. Par référence au texte
original connu des spectateurs, c'est le domaine de l'allusion politique
et sociale, du jeu de mot, du double sens.
A cause - ou grâce - à
la rivalité avec les comédiens-français, les forains
inventent de toutes pièces une forme de spectacle entièrement
novatrice, génératrice de leur succès. Ils évoluent
dans le burlesque, le comique grivois et la satire, avec une attention
plus portée sur le texte que sur la musique. Ils avaient leurs propres
auteurs, leurs musiciens et des acteurs qui étaient des vedettes,
un public populaire, mais aussi bourgeois et même appartenant à
la noblesse. La première apparition du vocable "opéra-comique"
date de février 1715, sur les affiches de la foire Saint Germain.
Hormis l'invention du nom, 1715 est
une année cruciale pour l'opéra-comique : après la
mort de Louis XIV, le Régent rouvre l'hôtel de Bourgogne et
rappelle une nouvelle troupe d'italiens. Le directeur, Luigi Riccoboni,
ne part pas sans gages : il est interdit aux forains d'utiliser les personnages
de la commedia dell'arte, Arlequin, Scaramouche, Pantalon, et même
Pierrot, français pourtant !
C'est un coup dur pour les forains
: finis Les aventures comiques d'Arlequin, Arlequin sultane favorite,
Arlequin Dardanus, Arlequin défenseur d'Homère, Arlequin
roi de Serendib, Arlequin Mahomet, Arlequin Athis, Arlequin Thétis...
En 1718, un ordre de cour, qui sera
suivi de peu d'effets, supprime l'opéra-comique, qui reprend de
plus belle à la foire Saint Laurent. Les comédiens italiens
s'y installent également jusqu'en 1724, avec un succès très
relatif. S'ensuit une période de guérilla entre les deux
théâtres, et toujours la guerre ouverte avec la Comédie
Française. Jusqu'ici la rivalité avec la vénérable
institution avait fonctionné comme une émulation, mais la
nouvelle concurrence avec le théâtre italien joue sur un répertoire
proche, ce qui va épuiser les deux parties.
En 1745, l'opéra-comique est
suspendu par décision du conseil royal. Cette suspension durera
six ans, jusqu'au 25 octobre 1751.
Entre temps, en 1746, avait éclaté
la querelle des bouffons, dans laquelle l'opéra-comique n'était
pas partie prenante, mais qui provoque une prise de conscience : les éléments
du plus grossier comique et de la farce s'épurent, poussés
par une montée du sentimentalisme et du moralisme des livrets, notamment
sous l'influence de Charles-Simon Favart. Les parties musicales augmentent,
se rapprochent de ce qui se fait au théâtre italien, où
l'on ne parle pas du tout. Le vaudeville disparaît progressivement,
remplacé par la comédie mêlée d'ariettes, qui
sont des petits airs de forme simple, mais de création originale.
Fin 1750, Duni et Dauvergne commencent à écrire des oeuvres
entièrement originales : l'opéra-comique devient petit à
petit une création de compositeur. Le genre évolue vers plus
de raffinement, s'institutionnalise lentement.
En janvier 1762 se tourne la première
page importante de l'histoire de l'opéra-comique avec sa fusion
avec le théâtre italien et son installation dans l'hôtel
de Bourgogne d'où il était originaire, et où il demeurera
jusqu'en 1783.
Catherine Scholler