(Voltaire)
Le livret du Tancredi
de Rossini est inspiré d'une tragédie de Voltaire, représentée
pour la première fois le 3 septembre 1760 par les Comédiens
Français. Interprétée par des acteurs célèbres,
Lekain en Tancrède et Clairon en Aménaïde, la pièce
obtint un grand succès. Dédiée à la marquise
de Pompadour, maîtresse de Louis XV, elle aurait dû permettre
à son auteur de regagner la faveur royale, néanmoins le philosophe
utilisa également ce vecteur pour développer un certain nombre
d'idées et condamner en vrac la peine de mort, la justice expéditive,
le mariage forcé, le pouvoir tyrannique...
Même si l'opéra conserve
la fibre patriotique, il ne subsiste plus grand chose de tout cela dans
le livret de Gaetano Rossi. Pire encore, en voulant insérer des
duos d'amour, le librettiste a rendu absurde la trame de Voltaire chez
lequel les deux amants ne se rencontrent pas, laissant subsister la méprise
: l'incapacité d'Amenaïde à se justifier aux yeux de
son bien-aimé au cours des deux longs duos qu'ils chantent est véritablement
difficile à admettre. Les personnalités des deux héros
sortent considérablement affadies de ce traitement, Tancredi trop
crédule et Amenaïde trop soumise.
Pourtant, le livret de Tancredi
représentait un louable effort pour moderniser la dramaturgie de
l'opera seria en puisant dans les pièces de théâtre
françaises, ce qui participait d'une esthétique néo-classique
développée dans le sillage des guerres napoléoniennes.
Il suffit de se pencher sur les sujets
des opera seria de Rossini antérieurs (Demetrio e Polibio,
1809, Ciro in Babilonia, 1812) et postérieurs (Aureliano
in Palmira 1813) à base de princes kidnappés à la
naissance, de héros gémissant dans les fers, de batailles
en coulisses et de revirement final dans l'esprit d'augustes souverains
pour se rendre compte des progrès accomplis avec ce Tancredi.
Il n'est cependant peut-être
pas inutile d'éclaircir certaines situations de l'opéra en
se penchant sur la pièce d'origine.
"La scène est à Syracuse,
d'abord dans le palais d'Argire et dans une salle du conseil, ensuite dans
la place publique sur laquelle cette salle est construite. L'époque
de l'action est de (sic) l'année 1005. Les Sarrasins d'Afrique avaient
envahi toute la Sicile au IXe siècle : Syracuse avait secoué
leur joug. Des gentilshommes normands commencèrent à s'établir
vers Salerne, dans la Pouille. Les empereurs grecs possédaient Messine
; les Arabes tenaient Palerme et Agrigente."
Acte I
Argire, chevalier affaibli par l'âge,
exhorte l'assemblée des chevaliers à chasser de Sicile les
Sarrasins menés par Solamir :
"Il est temps de sauver d'un
naufrage funeste
Le plus grand de nos biens, le plus
cher qui nous reste,
Le droit le plus sacré des
mortels généreux,
La liberté : c'est là
que tendent tous nos voeux."
Afin d'unir leurs forces et d'oublier
les dissensions qui ont existé entre les familles syracusaines,
Argire donne sa fille Aménaïde en mariage à Orbassan.
Mais pour ce dernier, les ennemis sont tout autant, voire plus, les chevaliers
normands installés en Sicile que les Sarrasins. Il décrit
ainsi la situation de Tancrède :
"De quel droit les Français,
portant partout leurs pas,
Se sont-ils établis dans nos
riches climats ?
De quel droit un Coucy vint-il dans
Syracuse,
Des rives de la Seine au bord de l'Aréthuse
?
D'abord modeste et simple, il voulut
nous servir ;
Bientôt fier et superbe, il
se fit obéir.
Sa race, accumulant d'immenses héritages,
Et d'un peuple ébloui maîtrisant
les suffrages,
Osa sur ma famille élever sa
grandeur.
Nous l'en avons punie, et malgré
sa faveur,
Nous voyons ses enfants bannis de
nos rivages.
Tancrède, un rejeton de ce
sang dangereux,
Des murs de Syracuse éloigné
dès l'enfance,
A servi nous dit-on, les césars
de Byzance :
Il est fier, outragé, sans
doute valeureux ;
Il doit haïr nos lois, il cherche
la vengeance."
L'ascendance de Tancrède
est ainsi clairement précisée : il est de souche française,
installé dans un pays étranger. Il s'agit d'un rappel de
l'actualité du moment, puisque les hostilités franco-anglaises
en pleine guerre de Sept Ans portaient notamment sur la suprématie
coloniale. Les Normands de Sicile sont semblables à ces Français
installés en Amérique du Nord, envahis et chassés
par les Britanniques cette même année 1760.
Le chevalier Lorédan précise
que les biens confisqués à Tancrède ont été
octroyés à Orbassan. Seul Argire demeure réservé
:
"Je n'aurais point pour eux
dépouillé l'orphelin
vous savez qu'à regret on m'y
vit condescendre."
Orbassan expose à Argire
qu'il se considère comme un chef de guerre peu fait pour l'amour,
que cette union est uniquement à but politique, mais qu'il saura
respecter et honorer sa future épouse.
Aménaïde exprime son opposition
à son père au sujet de ce mariage. Nous apprenons qu'au cours
d'une guerre civile, Argire envoya sa femme et sa fille se réfugier
à Byzance, et que la mère d'Aménaïde y mourut,
laissant sa fille seule dans cette ville inconnue. La jeune fille rappelle
que Tancrède est toujours populaire parmi la population de Syracuse,
et qu'Orbassan a monté le conseil contre lui pour pouvoir le spolier
de ses biens. Argire part sans avoir changé d'avis.
Un dialogue entre Aménaïde
et sa confidente Fanie révèle que Solamir et Tancrède
sont tous deux tombés amoureux de la princesse lors de son exil
à Byzance, qu'elle a éconduit le Sarrasin, et également
que Tancrède a déjà débarqué incognito
à Messine. On note ce petit dialogue :
"Fanie : à leurs seuls
intérêts les grands sont attachés.
Le peuple est plus sensible.
Aménaïde : il est aussi
plus juste."
Acte II
Aménaïde a fait envoyer
un message à Tancrède par l'intermédiaire d'un esclave
dévoué qui pour joindre le chevalier devra passer à
travers les lignes sarrasines. Pour plus de sécurité, le
nom du destinataire n'est pas indiqué sur la lettre. On apprend
que sur son lit de mort, la mère de la jeune fille l'a unie au chevalier
normand.
Argire surgit : la lettre a été
interceptée au moment où l'esclave allait traverser le camp
sarrasin, c'est pour cette raison que tous croient que le message est adressé
à Solamir. Aménaïde se déclare innocente, sans
vouloir s'expliquer, afin de protéger Tancrède. Elle est
condamnée à mort.
"Argire : j'ai vécu
trop longtemps... Qu'as-tu fait ?
Aménaïde : mon devoir.
Aviez-vous fait le vôtre ?"
Orbassan propose noblement à
Aménaïde d'être son chevalier pour le jugement de Dieu.
On trouve quelques évocations de cette proposition dans l'opéra,
mais tellement allusives qu'elles sont incompréhensibles à
qui ne connaît pas la pièce. Comptant sur sa reconnaissance,
Il demande en échange le serment solennel d'être aimé
fidèlement de sa future épouse. La jeune fille refuse, assurant
le chevalier de son estime et jurant ne pas avoir trahi son pays.
Acte III
Entrée de Tancrède, suivi
de deux écuyers et de son ami Adalmon. Ses premiers mots,"A tous
les coeurs bien nés que la patrie est chère !", auront pour
écho le génialissimement simple "O ! patria" de l'opéra.
On note le petit dialogue entre les deux chevaliers :
"Adalmon : (...) je ne suis
qu'un soldat, un simple citoyen...
Tancrède : Je le suis comme
vous : les citoyens sont frères."
Tancrède décide de
dissimuler son nom ainsi que les emblèmes de ses armes et envoie
Adalmon prévenir Aménaïde de son retour. Contrairement
à ce qui se passe dans l'opéra, il ne rencontre pas la jeune
fille, ce qui rend la méprise crédible.
Adalmon revient, porteur de la nouvelle
de la trahison et de la condamnation d'Aménaïde. Tancrède
croit tout d'abord à une calomnie. Apercevant Argire, il se dirige
vers lui et l'interroge. Le vieil homme, persuadé de l'infamie de
sa fille, affirme au chevalier qu'elle est bel et bien coupable, sans lui
révéler les éléments qui auraient pu lui faire
penser à un quiproquo, mais lui précisant qu'elle a reconnu
être l'auteur de la lettre et qu'elle n'en éprouve aucun remord
("elle est la honte de son père"). Tancrède est convaincu
:
"En vain j'avais douté
; je dois en croire un père :
Le père le plus tendre est
son accusateur ;
Il condamne sa fille ; elle-même
s'accuse."
Il se propose néanmoins
comme chevalier pour le jugement de Dieu, non pour l'amour d'Aménaïde,
mais pour la vertu d'Argire, et défie Orbassan.
Acte IV
Le combat a eu lieu pendant l'entracte.
Orbassan est mort. Les chevaliers syracusains proposent à Tancrède
de marcher avec eux à l'assaut des forces sarrasines.
Tancrède refuse de revoir Aménaïde
avant de partir au combat, mais celle-ci survient. C'est l'équivalent
du deuxième duo Amenaïde/Tancredi de l'opéra, à
ceci près que la place est remplie de chevaliers, encore hostiles
au nom de Tancrède, et que le nommer en public serait le condamner
à mort. Aménaïde n'a donc aucun moyen de se disculper
pendant cette très courte entrevue. Elle reste seule avec Fanie
:
"Aménaïde : Lui
me croire coupable !
Fanie : Ah ! s'il peut s'abuser,
Excusez un amant.
Aménaïde : Rien ne peut
l'excuser...
Quand l'univers entier m'accuserait
d'un crime :
Sur son jugement seul un grand homme
appuyé
A l'univers séduit oppose son
estime.
Il aura donc pour moi combattu par
pitié !
Cet opprobre est affreux, et j'en
suis accablée.
Hélas ! Mourant pour lui, je
mourrais consolée ;
Et c'est lui qui m'outrage et m'ose
soupçonner !
C'en est fait, je ne veux jamais lui
pardonner ;
Ses bienfaits sont toujours présents
à ma pensée,
Ils resteront gravés dans mon
âme offensée ;
Mais, s'il a pu me croire indigne
de sa foi,
C'est lui qui pour jamais est indigne
de moi.
Ah ! De tous mes affronts c'est le
plus grand peut-être."
Questionnée par Argire,
Aménaïde lui apprend l'identité de son sauveur. Elle
décide d'accompagner son père au champ de bataille.
"Aménaïde : Seigneur,
il n'est plus temps que vous me refusiez :
J'ai quelques droits sur vous ! Mon
malheur me les donne
Faudra-t-il que deux fois mon père
m'abandonne ?
Argire : Ma fille, je n'ai plus d'autorité
sur toi ;
J'en avais abusé, je dois l'avoir
perdue (...)
Et nos moeurs et nos lois ne le permettent
pas.
Aménaïde : Quelles lois
! quelles moeurs indignes et cruelles !
Sachez qu'en ce moment je suis au-dessus
d'elles ;
Sachez que, dans ce jour d'injustice
et d'horreur,
Je n'écoute plus rien que la
loi de mon coeur.
Quoi ! ces affreuses lois, dont le
poids vous opprime,
Auront pris dans vos bras votre sang
pour victime ;
Elles auront permis qu'aux yeux des
citoyens
Votre fille ait paru dans d'infâmes
liens,
Et ne permettront pas qu'aux champs
de la victoire
J'accompagne mon père et défende
ma gloire !
Et le sexe en ces lieux, conduit aux
échafauds,
Ne pourra se montrer qu'au milieu
des bourreaux !
L'injustice à la fin produit
l'indépendance."
Acte V
Les chevaliers parlent de la conduite
héroïque autant que suicidaire de Tancrède au cours
du combat. La nouvelle de sa mort parvient à Aménaïde
et Argire. On amène Tancrède agonisant devant eux. Argire
détrompe Tancrède ("cruellement trompé, je t'ai trompé
moi-même"). Le héros meurt, Aménaïde s'effondre
sur son corps après avoir maudit l'assistance.
"Vous, cruels, vous, tyrans,
qui lui coûtez la vie !
Que l'enfer engloutisse, et vous,
et ma patrie,
Et ce sénat barbare, et ces
horribles droits
D'égorger l'innocence avec
le fer des lois !".
Catherine Scholler