Le touriste en villégiature en
Sicile n'a pas pu manquer l'opera dei pupi, spectacle de marionnettes
de métal et de bois, dont les histoires ressemblent à une
chanson de geste et comportent de nombreuses batailles à l'épée.
Il aura aussi probablement remarqué que certains de ces pupi
sont barbus et vêtus de couleur sombre, tandis que d'autres sont
blonds et habillés de couleur claire, voire du rose le plus tendre.
S'il a posé la question, on lui aura expliqué que les sombres
sont les Sarrasins et les clairs les Normands, et que tous ont un nom :
Orlando, Accolagio... Ce touriste se sera alors vaguement demandé
ce qu'un chevalier normand pouvait bien faire en Sicile, sans que son italien
appris dans une méthode rapide lui soit d'aucune aide pour se le
faire expliquer.
Idem pour l'amateur de théâtre
ou le mélomane. Le Tancrède de Voltaire aussi bien
que le Tancredi de Gaetano Rossi nous montrent, sans vraiment en
expliquer les tenants et les aboutissants, deux clans rivaux, celui d'Argirio
et celui d'Orbazzano, se réconciliant par un mariage, une armée
de Sarrasins prête à l'invasion, un prince normand, Tancrède,
exilé à Byzance et spolié de ses biens par Orbazzano...
Il y a de quoi rester perplexe devant un tel alignement de conflits et
de nationalités !
Pour éclaircir tout cela, il
faut se plonger dans l'histoire de la Sicile, qui est une longue liste
de conquêtes : Phéniciens, Grecs, Romains, Vandales, Byzantins,
Sarrasins, Normands, Souabes, Angevins, Espagnols, la liste des peuples
qui s'y succédèrent est longue. Véritable plaque tournante,
carrefour entre l'Orient et l'Occident, la position géographique
privilégiée de l'île et la fertilité de ses
terres attirèrent les convoitises de nombreux envahisseurs. Tous
y apportèrent leur propre civilisation, qui, loin de s'annihiler
les unes les autres, se combinèrent pour former un art et une culture
originale.
Les premiers habitants de la Sicile
furent les Sicanes, population d'origine ibérique, qui arrivèrent
probablement depuis l'extrémité sud de l'Italie. Au cours
du XIIIe siècle avant JC, se produisit la première invasion
par les Sicules, peuple indo-européen, venus des côtes calabraises.
Les Sicules refoulèrent les Sicanes vers l'ouest, et s'emparèrent
des terres plus fertiles de l'est et du sud. C'est aux Sicules que l'île
doit son nom.
Au milieu du VIIIe siècle avant
JC, commença la colonisation de la Sicile à la fois par les
Phéniciens de Carthage et les Grecs. Les Phéniciens, qui
avaient des visées strictement commerciales, installèrent
des comptoirs sur les côtes occidentales de l'île. Les Grecs,
qui envahirent la côte orientale, créèrent des colonies
de peuplement afin de tirer profit des riches terres siciliennes. Les villes
grecques de Sicile, très prospères, étaient soumises
à l'autorité de "tyrans" : Phalaris à Agrigente et
Gélon à Syracuse. La tyrannie la plus puissante fut celle
de Syracuse qui petit à petit soumit toutes les autres villes.
Les VIe et Ve siècles avant
JC virent le développement d'une civilisation florissante. En 480,
les Syracusains alliés aux Agrigentins repoussèrent les tentatives
d'invasion des Carthaginois, vaincus finalement à Himère.
Alors à son apogée, Syracuse, surnommée "l'Athènes
de l'Occident", devint la rivale de l'Athènes de Périclès,
à peine sortie de la guerre contre Sparte, qui ne parvint pas à
réduire la puissance de Syracuse ; en 413, l'armée athénienne
fut anéantie par celle des Syracusains.
Dès 408, les Carthaginois cherchèrent
de nouveau à occuper l'île. Leur armée, décimée
par la peste, ne put s'emparer de Syracuse, mais la Sicile fut divisée
en deux : l'est syracusain, et l'ouest carthaginois. Les hostilités
entre Syracuse et Carthage se poursuivirent, jusqu'à ce que la conquête
romaine mît fin au conflit. La domination romaine marqua l'expulsion
définitive des Carthaginois et la soumission totale de la Sicile
lors de la prise de Syracuse en 212 avant JC.
Les invasions germaniques qui virent
la fin de l'Empire romain ont également atteint la Sicile. En 468,
l'île fut envahie par les Vandales, puis par les Ostrogoths en 491.
En 535, ce fut le tour des Byzantins : la Sicile devint byzantine pour
trois siècles.
A partir de 827, les Sarrasins entreprirent
la conquête de la Sicile à partir de la Tunisie. Mais la présence
musulmane dans cette île, pont entre l'Afrique et l'Europe, déplaisait
au monde occidental : le pape promit à Robert de Guiscard, chevalier
normand installé comme beaucoup d'autres en Italie du sud, la souveraineté
sur la Sicile s'il parvenait à en chasser les infidèles.
Qui étaient ces chevaliers normands
d'Italie ? Pour la plupart, il s'agissait d'une nouvelle classe sociale
provenant de la généralisation du droit d'aînesse qui
commençait à s'imposer dans le système de succession
des Francs au début du XIe siècle et qui interdisait aux
fils cadets d'hériter des biens de leur père. C'étaient
de jeunes hommes instruits dans l'art des armes, désireux de se
forger un patrimoine qui leur soit propre et qui se louaient comme mercenaires.
Parmi ces chevaliers, se trouvait Robert,
dit "le Guiscard" (le rusé), né aux environs de 1015, d'un
second lit de Tancrède de Hauteville, petit seigneur du Cotentin.
Il accompagna son demi-frère Dreux dans ses combats contre les Byzantins
en Calabre, puis se livra au brigandage pur et simple. Il acheva, pour
son propre compte, la conquête de la Calabre par la prise de Reggio
en 1061. Il fut alors proclamé duc. C'est en son nom que son frère
Roger de Hauteville conquit la Sicile : il débarqua à Messine
en 1061, s'empara de Catane en 1071 et de Palerme l'année suivante.
La conquête s'acheva en 1091 par la prise de Noto, la dernière
place forte musulmane.
En 1096, Bohémond de Tarente,
fils de Robert, partit pour la première croisade. Sur la route de
Jérusalem, aidé de son neveu Tancrède, il prit Antioche
et fonda un état croisé dont il se proclama prince. Bohémond
capturé par les Turcs en 1100, Tancrède assuma la régence.
Cela n'a rien à voir avec la Sicile, mais bien avec l'opéra,
car ce Tancrède-là est celui de la Gerusalemme liberata du
Tasse et, partant, le Tancrède de Campra, et celui d'Il Combattimento
di Tancredi e Clorinda de Monteverdi.
Mais retournons en Sicile. À
la mort de Robert Guiscard, l'île fut érigée en comté
sous Roger Ier "le Grand Comte" puis Roger II, son fils. En 1130, on proclama
le royaume de Sicile et le jour de Noël fut couronné son premier
roi, Roger II de Hauteville, le fameux roi Roger de Szymanowski. Les rois
normands, gouvernant avec tolérance, adoptèrent une manière
de vivre inspirée de l'Orient sans toutefois renier leurs origines
chrétiennes. Ils respectèrent les pratiques de l'islam et
s'entourèrent de conseillers grecs, arabes, lombards, siciliens,
ce qui favorisa l'épanouissement d'une société composite.
Roger II mourut en 1154. Le plus jeune
de ses fils, Guillaume Ier, dit le Mauvais, lui succéda sur le trône
jusqu'en 1166. La succession de Guillaume Ier fut assurée par son
fils cadet Guillaume II, dit "le Bon", sous tutelle de sa mère,
Marguerite de Navarre. En 1189, à la mort de Guillaume II, qui ne
laissait pas d'héritier, deux prétendants se disputèrent
la couronne de Sicile : Tancrède comte de Lecce, enfant illégitime
d'un fils de Roger II, et Henri VI, mari de Constance de Hauteville, fille
de Roger II. Tancrède fut élu roi de Sicile et reconnu par
le pape Clément III. Son règne s'acheva en 1194 quand cet
ultime souverain de la dynastie des Hauteville mourut en laissant un fils
mineur, Guillaume III, qui fut fait prisonnier par Henri VI et retenu en
Allemagne.
Si on reprend la pièce de Voltaire,
on s'aperçoit que celui-ci a situé son action en 1005, ce
qui paraît difficile, car Robert Guiscard n'était pas même
encore né et il n'y avait donc pas de Normands en Sicile. En revanche,
ce Tancrède de Lecce, qui n'a jamais été exilé
à Byzance, apparaît un peu trop tardivement pour être
le héros de Voltaire, car sous son règne, il n'y avait plus
de Sarrasins en Sicile depuis déjà un siècle. On en
est donc réduit à penser que le Tancrède voltairien
était un vassal de Robert Guiscard dans les années 1060-1090,
et qu'il n'avait aucun lien familial avec les Hauteville. Les Tancredi
monteverdien et rossinien ne sont même pas cousins !
Autre petit clin d'oeil à l'opéra
: les trois plus importants souverains d'Occident, l'empereur germanique
Frédéric Ier, le roi de France Philippe Auguste et le roi
d'Angleterre Richard Coeur de Lion prirent part à la troisième
croisade, de 1190 à 1194. Pendant leur voyage, ils firent étape
en Sicile, où régnait Tancrède de Lecce. Un conflit
éclata entre ce dernier et le roi Richard, qui l'insulta et le menaça
dans Messine même. Tancrède ne parvint à se débarrasser
de ce redoutable adversaire qu'en le payant un bon prix. Plus tard, à
son retour de Terre Sainte, Richard fit naufrage en Istrie ; il se rendit
à Vienne, où Léopold d'Autriche le fit prisonnier
et le livra à Henri VI, rival politique de Tancrède de Lecce...
Grétry nous raconte sa délivrance (romancée) dans
Richard Coeur de Lion.
Et ceci encore : un autre chevalier
normand d'opéra s'était installé en Sicile, Robert
le diable, de Meyerbeer.
À la mort de Tancrède
de Lecce en 1194, Henri VI dut la couronne de Sicile à son mariage
avec l'arrière-petite-fille de Robert Guiscard, Constance de Hauteville.
Or c'était un Hohenstaufen, un roi allemand : à la dynastie
normande se substituait une dynastie souabe.
À la mort d'Henri VI, eut lieu
en Allemagne une double élection : certains princes élirent
roi le gibelin Philippe de Souabe, tandis que les autres choisirent le
guelfe Otton IV de Brunswick. Les mots "guelfe" et "gibelins" sont enfin
lâchés : même s'ils semblent échappés
d'un roman de Tolkien, ils recouvrent une réalité sanglante
et sont en fait des noms allemands italiano-francisés.
Les guelfes étaient en fait
des Welf bavarois. Les gibelins étaient des Waiblingen, du nom d'un
château qui appartenait à l'empereur Conrad III de Hohenstaufen,
élu en 1138, face à Henri X de Bavière, un Welf. L'Allemagne
se scinda alors en deux camps.
Un autre pouvoir, politique autant
que spirituel, était tout aussi puissant que celui des empereurs
germaniques, celui du pape, qui redoutait la domination allemande. La grande
querelle allemande avait très vite passé les Alpes : pour
s'opposer aux gibelins, les guelfes s'étaient tournés vers
le pape. C'est pour cette raison que Clément III avait naguère
appuyé Tancrède de Lecce face à Henri VI.
Le temps passant, on se soucia de moins
en moins, et surtout en Italie, du problème des origines ; on se
déclarait guelfe ou gibelin selon ses rivalités et le conflit
s'étendait en fonction des alliances conclues. Si le voisin jalousé
était guelfe, on se déclarait aussitôt gibelin, en
oubliant au passage qu'il s'agissait d'être partisan de l'empereur
germanique. Celui-ci d'ailleurs, ainsi que le pape, pour conserver leur
puissance, attisaient le feu, chacun de leur coté. Dans les petits
fiefs italiens, les règlements de comptes se multipliaient au nom
de l'un ou de l'autre, pour des raisons qui tenaient plus à des
rivalités de voisinage qu'à des choix politiques. Les Capulets
et les Montaigus, ceux du Roméo et Juliette de Gounod, mais
plus encore ceux des Capuleti e Montecchi de Bellini sont de ceux-ci.
Quelques dizaines d'années auparavant, les familles d'Argirio et
d'Orbazzano du Tancredi de Rossini se seraient déclarées
de l'un ou l'autre camp.
Car l'incendie parti d'Allemagne et
qui ravagea l'Italie s'étendit également à la Sicile
: après la mort d'Henri VI, sa veuve, Constance de Hauteville, reconnut
la suzeraineté du pape Innocent III avec lequel elle conclut un
accord, renonçant à l'empire pour son fils Frédéric.
Ayant confié au pape l'éducation de l'enfant, elle mourut
peu après. Les deux premières décennies du treizième
siècle furent marquées par une grande instabilité
et une période d'anarchie dans le royaume jusqu'en 1220, quand Frédéric
II promettant au pape et aux barons siciliens de ne jamais réunir
les couronnes d'Allemagne et de Sicile, et s'engageant solennellement à
organiser une croisade pour reconquérir Jérusalem, ceignit
la couronne. Il régna sur l'Allemagne et la Sicile jusqu'en 1250.
A la mort de Frédéric
II, la papauté proposa le royaume à tous les princes étrangers
imaginables, sauf aux partisans des Hohenstaufen. Le fils et héritier
de Frédéric II, Conrad IV, s'établit en Allemagne
en laissant la garde du royaume de Sicile à son demi-frère
Manfred, malgré l'opposition formelle du Saint Siège, qui
demanda alors au roi de France d'envoyer une expédition contre les
gibelins italiens, et en particulier contre Manfred. En 1266, Charles d'Anjou,
frère de Saint Louis, descendit en Italie du Sud et battit Manfred
à Bénévent. La Sicile ouvrait ses portes aux conquérants
angevins.
En 1282, se situe un nouvel épisode
opératique de l'histoire de la Sicile : par leurs violences, leur
fiscalité abusive et leurs spoliations en faveur des nobles français,
les Angevins s'attirèrent la haine du peuple sicilien. Le lundi
de Pâques 1282, une émeute éclata à Palerme,
la population s'en prit aux Français installés dans la ville
par le roi Charles Ier d'Anjou. Le massacre de la garnison française
débuta au moment des Vêpres et les émeutes, encouragées
par l'empereur byzantin Michel VIII Paléologue et par le roi Pierre
III d'Aragon, s'étendirent sur deux jours, les 30 et 31 mars.
L'événement resta dans
l'Histoire sous le nom de Vêpres Siciliennes, celles de Verdi
bien sûr.
L'insurrection se poursuivit dans
toute la Sicile jusqu'au 28 avril et marqua la fin de la domination angevine
sur l'île. Charles d'Anjou dut abandonner l'île qui passa à
la maison d'Aragon.
La Sicile fut rattachée à
la couronne espagnole, désormais l'île était gouvernée
par des vice-rois nommés par Madrid. Dès 1487, l'Inquisition
se mit en place.
À la suite des guerres de succession
espagnole et polonaise, l'île passa à la maison de Savoie,
qui l'échangea en 1718 contre la Sardaigne ; elle devint la possession
de l'Autriche avant d'échoir aux Bourbons de Naples (1734-1860).
La Sicile ne fut rattachée à
l'Italie qu'en 1860, sous l'impulsion de Garibaldi, qui débarqua
à Marsala avec ses chemises rouges. Désormais, place à
Cavalleria Rusticana.
Catherine Scholler