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HOMMAGE À VINCENZO BELLINI
À L'OCCASION DU BICENTENAIRE
DE SA NAISSANCE,
la nuit du 2 au 3 novembre 1801
Cinquième et dernière
Époque
(1833-1835)
Heurts
et malheurs de Beatrice di Tenda
* *
*
"Quest paese dal cielo grigio"
ou
Bellini
chez Walter Scott
* *
*
"Il dramma per musica deve far piangere,
inorridire, morire cantando."
ou
I
Puritani, sublime chant du cygne
* *
*
Tristissimo
Finale
* *
*
par Yonel Buldrini
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Discographie
comparative de Beatrice di Tenda et Il Puritani
par Jérôme Royer
Heurts
et malheurs de Beatrice di Tenda
Dans l'époque précédente,
nous avons laissé Vincenzo Bellini tout au bonheur de voir sa Norma
conquérir peu à peu le public. Le compositeur peut désormais
se consacrer au nouveau contrat qu'il a signé avec le Gran Teatro
La Fenice de Venise. Le sujet choisi est la pièce Christine ou
Stockholm, Fontainebleau et Rome de Dumas père. Le livret
sera écrit par celui que Bellini désigne par "mio bravo e
favorito poeta" : son cher Felice Romani, et s'intitulera Cristina di
Svezia. Un mois plus tard, une lettre du compositeur à Giuditta
Pasta nous apprend une nouvelle inattendue : le sujet est changé
! C'est un Bellini réjoui qui annonce à la Pasta le nouveau
sujet, Beatrice di Tenda, conforme en tout point à celui
d'un ballet qu'ils avaient vu ensemble à la Scala, et qui plut tant
à la cantatrice. Bellini ajoute que Romani pourra s'inspirer de
la scène finale de la Maria Stuart de Schiller que la Pasta
apprécie particulièrement.
L'enthousiasme est tout de même
tempéré par des similitudes avec un livret bien connu de
l'époque : un souverain lassé de son épouse devenue
victime désignée de sa tyrannie... Cela ne rappelle rien
à Romani ?... qui est pourtant également l'auteur de l'autre
livret : Anna Bolena ! Triomphe donizettien, opéra confirmé,
adoré par le public et ayant en son temps bien préoccupé
notre Bellini qui se permit d'être ombrageux au point d'en vouloir
à Romani d'avoir fourni un aussi passionnant livret à son
concurrent Donizetti ! Romani doit donc éviter de se copier lui-même...
Mais d'autres nuages s'amoncellent sur l'horizon de leur si belle relation.
Felice Romani est suremployé
: Donizetti se lamentera d'ailleurs plus d'une fois dans ses lettres à
propos de "ce Romani qui promet tout et ne maintient rien".
Le 18 décembre 1832, Donizetti
écrit à son père et nous apprend qu'il attend toujours
le livret de la Parisina... depuis octobre. Réfutant par ailleurs
les termes d'une ignoble lettre anonyme, il donne la mesure du talent (et
de la mauvaise foi) de Felice Romani : "Il [l'auteur anonyme] dit que je
dois composer sur de meilleurs livrets. Qu'il m'en donne ; qu'il me trouve
lui-même un poeta teatrale moins briccone [gredin] que Romani
pour maintenir sa parole et j'offre cent écus à qui me fait
un bon livret".
Gaetano devait être bien déçu
pour avoir ensuite une répartie amère comme jamais on n'en
trouve dans sa correspondance où il se révèle d'ordinaire
toujours si magnanime : "Je ne vis pas gratuitement dans la maison de belles
dames qui peuvent m'offrir le poeta et faire en sorte qu'il manque de parole
avec d'autres, pour satisfaire leur protégé comme cela se
produit actuellement. J'ai protesté à Florence à cause
du livret devant arriver en octobre et qu'au jour d'aujourd'hui je n'ai
même pas." La référence à Florence concerne
le lieu de présentation de la Parisina devant être
créée au prestigieux Teatro della Pergola. L'allusion à
la belle dame pouvant "offrir" le librettiste à son protégé
est claire et concerne Giuditta Turina, Felice Romani et Vincenzo Bellini
!
Voyons un peu l'agenda du poeta
Signor Romani en cette seconde moitié de l'année 1832. Il
y a d'abord Il Disertore svizzero ossia La Nostalgia pour le compositeur
Lauro Rossi (créé le 9 septembre) mais reconnaissons qu'il
s'agit d'un livret écrit pour un autre compositeur et que Romani
ne retouche peut-être même pas. On trouve ensuite Ismalia
ossia Morte e amore pour Saverio Mercadante (27 octobre), et un éventuel
remaniement d'un autre vieux livret Elena e Malvina écrit pour Carlo
Soliva et repris en novembre pour la musique de Francesco Schira. Il
Segreto du compositeur Luigi Majocchi est créé le 26
janvier 1833, puis, le 14 février, la vibrante Caterina di Guisa
de Carlo Coccia. Le 10 mars c'est le tour d'Il Conte d'Essex sur
une musique de Saverio Mercadante (et sur le sujet devant inspirer plus
tard l'électrisant Roberto Devereux donizettien).
Dans tout cela, comme l'on dit, la
première de l'opéra de Bellini était fixée
pour le 6 mars 1833 et au début du mois de décembre, Bellini
n'avait reçu que les scènes initiales de la Beatrice.
À un certain point, Alessandro Lanari, l'impresario (selon
le terme désignant à l'époque un entrepreneur-directeur
de saison lyrique), se voit contraint de faire appel aux autorités
et le Gouverneur de Venise adresse une plainte à la police milanaise
qui convoque Romani !
Après ce camouflet, Romani rejoint
Venise et se met à écrire, mais à Bellini, il faut
du temps : "Mon moral est très affligé, confie Vincenzo à
un ami, parce que mon fainéant de poeta m'a tellement mis le couteau
sous la gorge que je désespère de finir l'opéra :
seulement à quinze jours de le monter je dois faire le second acte
tout entier !!! Oh ! quel grand fiasco je prévois !..."
Évidemment, n'est pas Donizetti
qui veut : le pauvre Gaetano reçoit son livret de Parisina
également en retard et en une quinzaine de jours crée et
monte l'un de ses plus beaux opéras, où la passion s'équilibre
miraculeusement toujours avec l'élégiaque ! Bellini doit
donc faire vite - contre son tempérament - mais en dépendant
tout de même du "dieu de la paresse" comme il nomme Romani. Par ailleurs,
le changement d'un chanteur ne pouvant arriver à temps le contraint
à opérer des modifications. Probablement pour gagner du temps,
il abandonne un duo des deux rivales à la fin de l'opéra...
Des polémiques commencent à
refléter dans les journaux la mauvaise humeur du public qui attend
impatiemment l'événement de la saison. La création
a finalement lieu le 16 mars mais la pauvre Beatrice di Tenda sombre
lamentablement tandis que le 17 triomphe à la Pergola de Florence
la belle Parisina d'Este du rival Donizetti.
Si l'on excepte Curioni, le ténor
(qui n'a d'ailleurs pas d'air dans l'opéra), la distribution était
d'une certaine efficacité avec des artistes estimés comme
Orazio Cartagenova, Anna Dal Sere et la fameuse Giuditta Pasta. Du reste,
Parisina
bénéficiait également d'une distribution de prestige
faite d'importants créateurs d'opéras italiens romantiques,
puisque Carolina Ungher était entourée du fameux ténor
Gilbert Louis Duprez et des basses bien connues Cosselli et Porto.
La fretta, cette fameuse hâte
si productive chez Donizetti, n'a pas aidé le pauvre Vincenzo, qui
doit puiser de la musique dans son infortunée Zaira et abandonner
son idée de ne pas placer de sempiternelle Cabaletta finale
en conclusion de l'opéra. Beatrice montera à l'échafaud
sur la digne seconde Cabaletta du héros de Bianca e Fernando.
Bellini avait présagé son fiasco, mais se révélait
conscient des valeurs de son opéra, retenant sa Beatrice
"sorella non indegna", "soeur non indigne" de ses autres oeuvres. Elle
comporte il est vrai de superbes pages même si elle languit parfois
et se teinte de monotonie. La correspondance de Bellini nous révèle
d'ailleurs sa détermination à refaire le finale de l'opéra
: Vincenzo avait en effet emporté avec lui les pages concernées
et commencé des ébauches que l'on retrouva à son décès
à Puteaux (ébauches se trouvant à présent au
Museo Belliniano de Catane et ayant servi de - trop minces hélas
- pièces de base à l'élaboration du nouveau finale
par le maestro Vittorio Gui).
Faisant suite à la chute de
Beatrice
di Tenda, polémiques, réponses incendiaires et déversement
de griefs et de reproches mutuels devaient envenimer les choses. Le clan
Bellini accusait Romani, qui se défendit en invoquant l'abandon
du sujet originel de Cristina di Svezia dicté au compositeur
par sa "Minerva" d'alors (comprendre : Giuditta Pasta, engagée comme
protagoniste). Fin homme de lettres, Romani évoque aussi certaine
"disparition" de Bellini en utilisant une belle allégorie : "Nouveau
Renaud, il est en train de paresser dans l'île d'Armide." Bien entendu,
le "Novello Rinaldo" n'est autre que Bellini, et "Armida", sa brûlante
maîtresse Giuditta Turina.
Délaissant cette triste démonstration
publique d'amertume, Bellini part pour l'Angleterre. Une consolation nous
reste dans le fait qu'il y aura une réconciliation entre les deux
amis et Felice Romani aura la juste et rassurante conclusion : "Ce fut
l'époque d'une brève discorde dont nous eûmes honte
tous les deux."
Beatrice di Tenda entamera un
timide voyage en Italie, mais arrivera à Londres (1836), à
Paris (1841) et à La Nouvelle Orléans (1842) avant de disparaître
des scènes, comme pratiquement tous les opéras romantiques,
dans le dernier quart du siècle. L'opéra reparaît à
l'occasion du premier centenaire de la disparition de Bellini, pour quatre
représentations au Teatro Bellini de Catane en janvier 1935. Un
chef prestigieux comme Gino Marinuzzi dirigeait une interprète renommée
: Giannina Arangi Lombardi, à laquelle on doit d'avoir fait survivre
quelques personnages romantiques comme Lucrezia Borgia, à une époque
où l'on ne parlait pas encore de "Donizetti Renaissance" de renaissance
tout court du répertoire romantique en général.
Il faut attendre ensuite le 23 octobre
1949 pour que la RAI de ROME reprenne l'oeuvre, avec un chef estimé,
bellinien de la première heure et spécialiste de cet opéra
: Vittorio Gui (1885-1975). La distribution comprenait Maria Pedrini, Myriam
Pirazzini, Petre Monteanu et Paolo Silveri. L'infatigable Vittorio Gui
dirigeait encore en 1966 la Beatrice di Tenda, à la "maison
mère" pour ainsi dire du Teatro Bellini de Catane, avec Raina Kabaiwanska,
Vittoria Calma, Giorgio Casellato Lamberti et Giuseppe Taddei. Cette fois
Beatrice
di Tenda était dignement entrée au moins dans le répertoire
des opéras régulièrement donnés.
Beatrice di Tenda
"Tragedia lirica" en deux actes et
huit tableaux de Felice Romani,
d'après la tragédie
de Carlo Tedaldi (1825) et
créée le 16 mars 1833,
au Gran Teatro La Fenice de Venise.
L'action est située au château
de Binasco, aux alentours de Milan et se déroule en 1418.
Felice Romani a cru bon de placer un
"Avvertimento" à la tête de son livret. Il y relate les faits
historiques antérieurs à l'action de l'opéra et l'intrigue
formant l'intérêt de celui-ci que nous nous garderons bien
de dévoiler ! Penchons-nous plutôt sur le fond historique.
Beatrice de' Lascari, comtesse de Tende, est veuve du condottiere
Facino Cane. Le duc de Milan Giovanni Galeazzo Visconti avait donné
plusieurs seigneuries à Bonifacio (dit : "Facino ") Cane qui demeura
au service des fils du duc après la disparition de ce dernier, mais
Facino se rendit indépendant et s'empara d'autres terres (Plaisance,
Pavie, Alessandria). Le nouveau duc de Milan, Filippo Maria Visconti, recouvra
ces terres grâce au mariage avec Beatrice, qui devra composer avec
cet être plus jeune qu'elle, "dissimulateur, ambitieux et supportant
mal le fait d'être redevable pour les biens reçus "... selon
les termes de Felice Romani.
(Les indications de décors des
différents tableaux sont celles du livret original.)
ACTE PREMIER
[1h24]
Premier tableau [17
min] : L'atrium du château de Binasco.
Une aile du palais est illuminée
et tout indique qu'il s'y déroule une fête.
Quelques courtisans traversent
la scène et rencontrent le duc Filippo Visconti.
Preludio. Les timbales
roulent sourdement, accompagnant un crescendo qui s'enfle peu à
peu... C'est le thème de la dignité de Beatrice qui reviendra
au moment crucial du second acte, où elle avertit son époux
de ne pas aller trop loin. Ce thème débouche sur une sorte
de marche à l'éclat un peu formel, certes, mais ne méritant
pas le sévère jugement de Glauco Cataldo, trouvant à
ce début "une allure martiale pompeuse et impersonnelle". La marche
s'interrompt et laisse la place au beau thème plaintif (hautbois
et flûte) de la prière que Beatrice adresse à la statue
de son premier époux. Une conclusion plus tourmentée vient
clore ce bref prélude.
Introduzione. Un thème
sombre et menaçant passe à l'orchestre, mais devient bien
vite une musique d'interrogation, de perplexité, celle du duc Filippo
Maria Visconti, duc de Milan (baryton). Les courtisans ne comprennent pas
qu'il quitte si vite "une aussi splendide assemblée". Il leur confie
sa grande lassitude de devoir toujours simuler des sentiments pour son
épouse Beatrice, qu'il n'aime plus ! Brusquement, les courtisans
se lancent dans un thème vraiment charmant et irrésistible
dont Bellini avait le secret, mais leurs paroles sont loin de l'être.
Le duc ne doit plus supporter son état sans rien dire, cela ne fait
que renforcer les vassaux de Beatrice qui risquent un jour de le trahir.
Ils sont interrompus par la harpe qui prélude...
Romanza nell'Introduzione.
Une voix au loin chante une mélancolique romance... C'est Agnese
Del Maino (mezzo-s.)... La clarinette souligne délicatement la tendresse
des sentiments. Ses paroles décrivent la vanité d'un trône
sans amour, ah ! s'il était libre, que de joies il connaîtrait.
Le duc a quelques commentaires éperdus... Un crescendo unit
orchestre et choeur comme pour encourager le duc à "briser les liens
haïs "... puisqu'il aime apparemment ailleurs !
Cabaletta Andante amoroso.
Le duc s'abandonne à son amour pour la belle et n'attend pas la
fin de l'introduction de sa Cabaletta par la flûte pour s'exclamer
: "Oh ! divina Agnese !" Le choeur remarque avec mystère que le
sort a peut-être préparé au duc les moyens d'organiser
cette salutaire séparation...
Recitativo. Ce dialogue
est souvent coupé à la scène, ce qui permet de faire
tomber le rideau sur la Cabaletta conclusive de l'introduction.
Anichino déclare à son ami Orombello (ténors) que
son amour se lit sur son visage et qu'il devrait se méfier de la
duplicité de Filippo. Anichino parvient au comble de la crainte
quand Orombello lui explique qu'"elle" l'aime, également ! D'ailleurs
un billet furtivement transmis par un page lui donne rendez-vous dans une
pièce secrète, dès qu'il entendra le son du luth...
Orombello vole vers son bonheur, laissant Anichino en proie à la
douleur.
Deuxième tableau
[12 min] : L'appartement d'Agnese Del Maino.
Agnese est assise, inquiète,
devant une petite table. Après quelques instants, elle se lève
et va guetter à la porte, comme une personne qui en attend une autre.
Scena e Duetto. Le cor
établit une atmosphère d'attente, Agnese est très
émue... Elle se saisit du luth... L'orchestre précède
les pas de... Orombello. Il se demande où il est : il entend le
luth et, enfin, il présente ses excuses et se retire. Agnese le
retient... N'est-ce pas l'heure de confier au luth le tendre nom d'un être
aimé ? ... le nom de "Orombello" ! Il ne comprend pas... L'orchestre
ponctue les révélations d'Agnese qui a bien remarqué
les soupirs constants d'Orombello à la cour. "Il aime", se dit-elle
alors, et le trouve digne d'amour bien plus que son rival, le duc. Ce mot
déclenche un Arioso formé d'une aimable mélodie
chantée par Agnese puis Orombello. Ce mot de rival "régnant"
trompe Orombello, d'autant qu'Agnese lui déclare qu'un trône
n'est rien pour l'âme qui aime : "Plus qu'un trône en vous
elle trouve...". Orombello avoue aimer, en effet ! Agnese est radieuse...
et Orombello lâche un : "O celeste Beatrice !". L'orchestre vrombit,
soulignant le choc reçu par la pauvre Agnese qui se croyait aimée
d'Orombello.
La vive Stretta finale
oppose le dépit, la honte d'Agnese, brûlant d'un amour inutile,
à la noblesse d'Orombello qui donnerait son sang par respect d'Agnese,
mais craint à présent pour la réputation de Beatrice.
Recitativo. S'il est
plus théâtral de couper le bref récitatif d'Agnese
restée seule, on perd ses motivations futures, clairement énoncées
ici : à un vain amour, succède la vengeance..."Elle me jette
/ dans tes bras ô Filippo (...) Un trône sera pour moi la compensation
d'Orombello".
Troisième tableau
[30 min] : Un bosquet dans le jardin ducal.
Scena Coro ed Aria. La
marche du prélude retentit à nouveau et accompagne l'entrée
de Beatrice, Contessa di Tenda, qui s'assied et jouit du calme ombragé
de ce jardin. D'un charme irrésistible est le thème posé
d'abord, énoncé par la clarinette. Les "damigelle" ou suivantes
s'émerveillent de ce que toute chose est égaillée
par son sourire !
Scena. Beatrice se compare
à la fleur qui dépérit : certes, elle ne s'attendait
pas à être ainsi remerciée d'avoir protégé
et conduit Filippo vers le trône !
L'émerveillement est à
présent pour l'auditeur : la flûte énonce en effet
le magnifique thème Largo sostenuto de la divine Cavatina
planante de Beatrice.
La conclusion avec ses deux "montées"
est un pur moment d'extase... C'est le premier joyau de l'opéra.
Des parenthèses confèrent à son texte l'intimité
permise par cette convention (les autres n'entendent pas). Elle pense avec
émotion à ses fidèles vassaux, à ses sujets
qui souffrent également de l'hostilité de Filippo. Ses suivantes
sont touchées de la voir souffrir ainsi...
La Cabaletta Allegro moderato
suit sans Tempo di mezzo ou transition. Beatrice regrette que son
amour ait valu ce danger pour à ses gens, mais elle espère
recevoir du ciel au moins la constance, puisque la paix s'est envolée.
Scena e Duetto. Deux
personnes observent le départ de Beatrice : Filippo et son confident
Rizzardo Del Maino (basse, frère d'Agnese) qui montre d'emblée
son "camp" en déclarant : "Tu vois ?... Elle fuit ta présence
avec dédain.". Demeuré seul, Filippo s'étonne d'être
ainsi ému par l'infidélité de Beatrice (vengeance
de la "divina Agnese" !) alors qu'il n'attendait qu'une chose : en avoir
les preuves ! Lorsqu'elle revient, leur duo est, pour ainsi dire, conclu
d'avance et il va sceller leur opposition. A l'étonnement de Beatrice
de le trouver ici, il répond par une première pique :" Et
où puis-je te trouver / sinon dans des lieux secrets / où,
mystérieuse, toujours tu rôdes ?" Elle a cette réponse
sublime :" Oui... Je ne veux pas de témoins à mes soupirs."
Elle a bien conscience qu'ils sont importuns à son ducal époux.
Filippo déclare qu'ils n'auraient pas été fâcheux
et importuns si elle avait révélé leur véritable
cause. Ainsi, progressivement, il glisse vers son idée principale
qui est d'accuser son épouse d'infidélité. Il commence
par lui dire qu'il lit ses pensées "les plus secrètes, les
plus jalouses et coupables". Et pour mieux faire ressortir la gravité
de ses paroles, Bellini a même ménagé un moment où
aucun instrument de l'orchestre ne joue. Elle demande quelles sont ces
pensées... L'orchestre hésite puis se lance dans une montée
vertigineuse : "Odio e livore !" (haine et rancoeur) répond Filippo.
Beatrice n'en croit pas ses oreilles et attaque un vif Arioso Allegro
moderato dont la phrase principale, palpitante, est confiée
à la clarinette qui sous-tendra tout leur dialogue. Douleur d'un
coeur blessé, espoirs déçus, cruelle jalousie, voilà
les sentiments de Beatrice. Filippo utilise ce dernier terme et le dévoie
en "jalousie de pouvoir", il l'accuse même d'infidélité
et sort un portefeuille... L'orchestre vrombit. Beatrice est révoltée
de voir ses papiers entre les mains de son époux. L'orchestre semble
soupirer et Filippo lance ses accusations dans un beau Largo. Ainsi,
elle écoute les propos de ses sujets rebelles, se complaît
des espérances d'un téméraire jeune homme - violoncelles
amers à l'orchestre - Beatrice répond dignement : ses sujets
ne lui portent que des lamentations, et d'ailleurs, si elle les écoutait,
serait-il à ses côtés sur le trône ?...
Elle lui redemande humblement ses
papiers, mais il l'accable encore... Beatrice se lance alors "con tutta
forza e passione", note Bellini, dans la Stretta finale désespérée.
Elle l'accuse dignement de lâcheté et demande justice mais
il répond que le monde qu'elle appelle à sa défense
se retournera contre elle et le vengera.
La Coda est suivie d'une impressionnante
charge orchestrale en crescendo, tandis que les protagonistes tiennent
leur ultime note... de désaccord.
Recitativo. Encore un
récitatif coupé afin de permettre au rideau de tomber sur
un morceau musical, en l'occurrence cet impressionnant duo. Il est pourtant
intéressant, car il nous révèle Filippo en proie au
doute quant aux révélations d'Agnese. Rizzardo tente de le
rassurer : sa soeur ne lui a-t-elle pas donné la preuve de son amour,
de sa sincérité ? Évidemment, répond Filippo,
mais il veut apparaître aux yeux de l'Italie avec une raison et non
un prétexte. Rizzardo lui en promet une, mais veut son entière
confiance. Le duc sort, décidé à en s'en remettre
donc, aux deux Del Maino !
Quatrième tableau
[25 min 30'] : Un endroit reculé dans le château de Binasco
:
sur le côté,
se trouve la statue de Facino Cane.
Un détachement d'hommes
d'armes sort du corridor et s'avance avec circonspection.
Finale I - Preludio
e Coro. Un sombre prélude Andante maestoso prépare
l'entrée du choeur d'hommes en armes qui s'interpellent. Ils commentent
l'attitude irrésolue, perplexe de Filippo... Ils se promettent bien
de veiller, de tout épier... La simplicité du texte est alors
bien dépassée par leur passage à l'unisson. L'auditeur
découvre en effet avec stupéfaction un irrésistible
allant verdien avant la lettre, avec ces violons incisifs qui "collent"
au chant. Ils s'éloignent.
Preludio, Scena e Preghiera (Romanza).
L'orchestre reprend le thème du prélude de l'opéra,
celui de la toute proche prière de Beatrice. Elle veut cacher sa
douleur et sa "colère inutile" à tous... Elle se tourne alors
vers la statue de Bonifacio, son premier époux, valeureux condottiere
bien oublié aujourd'hui. Elle le supplie de ne pas l'abandonner
bien qu'elle se soit laissée séduire... Ah ! chacun l'abandonne
!...
Scena e Duettino. "Chacun,
pas moi" répond une voix !... celle d'Orombello ! Il lui déclare
que tous connaissent son malheur, elle doit se ressaisir et user de son
pouvoir : il a parcouru toutes ses terres sujettes et a armé "mille
bras fidèles pour [s]a défense". Il est temps de reprendre
le drapeau de Facino ! Il veut fuir avec elle et la conduire en lieu sûr.
(Duettino) Mais il est bien le dernier à qui elle confierait
sa protection ! Il fait l'objet de soupçons, et elle tient à
sa réputation sans tache, dit-elle sur une phrase que Bellini a
voulu très alanguie. La confiance qu'elle lui porte est prise pour
de l'amour comme du reste la compassion qu'il a pour elle. Le trouble d'Orombello
croît... Elle comprend alors et il se déclare avec fougue,
devant une Beatrice effarée !
"Oui : d'un amour immense, extrême
Depuis ma première jeunesse,
pour toi je me suis enflammé...
L'âge passant, il a grandi...
Il s'est nourri de ta douleur.
Je me suis efforcé de le cacher,
en vain...
Je recevrai le pardon ou la mort."
Il tombe à genoux devant
elle... Un crescendo à l'orchestre annonce la catastrophe
: l'entrée triomphante de Filippo, qui déclare avoir surpris
les traîtres ! L'orchestre souligne la confusion quasi générale
après un thème vif, précipité, angoissé
même.
Largo Concertato. Beatrice
et Agnese lancent le premier départ du grand ensemble concertant,
dans une belle phrase a capella et, pourtant, leur texte est bien différent,
mais c'est le propre de l'ensemble concertant d'unir par l'harmonie musicale
des sentiments différents, voire opposés !
Beatrice accuse son époux, Agnese
savoure sa vengeance, Orombello est consterné par ce qu'il a permis,
Anichino déplore également la situation, tandis que le choeur
constate comme tout conspire à accuser la pauvre Beatrice. En fait,
les répliques alternent plus ou moins, car l'ensemble n'a pas encore
pris son envol véritable...Beatrice et Agnese reprennent leur belle
phrase a cappella... l'ensemble se déploie enfin... et donne
la chair de poule à l'auditeur... Bellini, une fois encore, nous
emporte au-dessus de la vie, au-dessus de tout ! On ne peut que le suivre
éperdument ! Ah ! comme il semble se développer à
l'infini, comme on souhaite qu'il ne s'arrête jamais !
Scena e Stretta finale.
Le duc ordonne qu'on les enchaîne. Le thème pressé,
angoissé de l'orchestre souligne la tension exaspérée.
Beatrice se récrie en vain, Orombello se dresse et empire les choses...
Le duc appelle les gardes, mais Beatrice attaque fièrement la Stretta
telle une marche de triomphe, de dignité :
"Nè fra voi, fra voi si trova
Chi si leva a mia difesa ? "
(Personne parmi vous, personne
Qui se dresse pour ma défense
?
Aucun homme ne s'élève
En faveur d'une femme offensée
?
Ah ! si l'honneur ne parle plus,
Si la terre m'abandonne,
Vers toi, vengeur suprême,
Je me tourne et me fie.)
Habituellement, les Strette
comme les ensembles concertants voient la participation de tous les solistes,
mais Bellini fait chanter seule Beatrice, comme pour appeler l'attention
sur elle, comme s'il s'agissait d'une Cabaletta ! La "bridge section",
ou sorte de musique de séparation avant reprise de la Stretta,
est une vigoureuse marche rassemblant les autres personnages : Orombello
ne se contient plus d'indignation, le duc réussit le beau cynisme
de leur dire "A votre impuissante colère, je vous abandonne". Agnese,
après ce premier coup pour l'ingrat, lui en promet "bientôt
un autre, et plus funeste, / Plus terrible". Elle a ensuite ces paroles
vibrantes de vengeance désespérée : "Nous serons tous
deux malheureux ; / Oui... Mais toi... plus encore que moi !" Anichino
et le choeur interprètent la noble indignation de Beatrice comme
la preuve de son innocence. Beatrice reprend alors "sa" Stretta,
couronnée, après les cadences finales, par une fort impressionnante
reprise fortissimo à l'orchestre, de la "marche" de la "bridge
section", marche triomphale de l'innocence au supplice ! Mélange
romantique de désespoir et de panache.
Les gardes entourent Beatrice et Orombello
- le rideau tombe.
ACTE SECOND
[64 min]
Premier tableau [42
min] : Une salle du château de Binasco, préparée pour
tenir lieu de tribunal. Des gardes sont placés aux portes : on aperçoit
les suivantes de Beatrice et des courtisans.
Preludio e Coro. L'orchestre
dessine une atmosphère sombre mais rendue plus sérieuse encore
par de menaçants accords de trompettes. Les violons tentent bien
de susurrer leur impuissance, la lourde pompe judiciaire reprend le dessus.
Les suivantes de la duchesse et les courtisans entament un triste dialogue
dont le rôle est de nous renseigner quant au résultat de "l'enquête".
Le choeur, morceau musical, se met alors en place : il s'agit de trois
expositions d'une mélodie lancinante, avec des notes répétées
et rebattues comme pour décrire les souffrances de la torture endurée
par les malheureux accusés. Les courtisans narrent donc aux "damigelle"
comment Orombello s'est présenté dignement devant le tribunal,
résistant aux menaces et pièges insidieux.
Les exclamations de compassion des
suivantes ponctuent le récit du choeur : lancé trois fois
en l'air, le malheureux retombe en soupirant et semblait évanoui.
Lorsque les yeux à peine entrouverts, il vit s'approcher une nouvelle
fois le supplice, il se confessa coupable et désigna Beatrice comme
sa complice !
Elle est perdue... Tous s'éloignent
dans la consternation.
Scena. Une marche formelle
accompagne l'entrée de Filippo, d'Anichino et des soldats. Filippo
s'en remet à la loi... Mais "quelle loi ne cède pas devant
vous ?", remarque Anichino, qui rappelle également comme les sujets
de Beatrice frémissent face au sort de leur comtesse de Tende !
Anichino, mettant le doigt sur la légitimité d'un tel procès,
exaspère le duc qui le fait taire. Une austère marche à
l'orchestre accompagne l'entrée des juges, présidés
par Rizzardo Del Maino. Anichino déplore que ses craintes se soient
avérées, tandis qu'Agnese voit sa vengeance s'exécuter,
mais sans joie. Filippo fait son petit sermon aux juges : jamais il ne
les convoqua pour une raison aussi grave, pour un délit aussi noir.
Pourtant, leur jugement ne doit être influencé ni par l'accusateur
ni par l'accusée. Il attend d'eux qu'ils émettent une sentence
digne d'une autorité souveraine. La duchesse fait son entrée
parmi les gardes, et lorsque les juges lui signifient qu'une grave accusation
pèse sur elle et qu'elle doit se disculper, Beatrice a cette invective
magnifique :
"E chi vi diede
Di giudicarmi il dritto ?
Ovunque io volga
Gli occhi sorpresi, altro non veggio
intorno
Che miei vassalli."
(Et qui vous a donné,
Le droit de me juger ?
Partout où je dirige
Mes regards surpris, je ne vois rien
d'autre alentour
Que mes vassaux.)
Loin de se laisser démonter,
Filippo réplique :
" Et ton souverain, ne le vois-tu
pas ?
Ton époux trahi ?
Et Beatrice :
" Je vois un homme cruel
Qui récompense mes bienfaits
par l'infamie,
Mon amour, par la honte."
Filippo l'accuse de comploter dans
l'ombre avec ses ennemis, de révolter contre lui ses vassaux et
de faire de sa cour un lieu "d'obscènes intrigues galantes" ! Beatrice
le supplie de ne pas ainsi avilir la fille de l'illustre famille des Lascari,
la veuve d'un héros. Mais la malheureuse a encore un coup à
subir : son "complice" l'accuse !
Scena. Un thème
fort plaintif à l'orchestre accompagne la pitoyable entrée
d'Orombello. Agnese est touchée de voir en quel état l'a
réduit sa "fureur" vengeresse. Soutenu par des gardes, Orombello
s'avance, tellement perdu qu'il demande : "À quels nouveaux martyres
suis-je conduit ?" La clarinette suggère le triste motif du dialogue
qu'il va avoir avec Beatrice. La pauvre lui demande ce qu'il espérait
du mensonge, vivre peut-être ? "Vita speri da costoro ?", elle utilise
le démonstratif méprisant de "costoro" : tu espères
la vie de ceux-ci ? Orombello s'explique alors : il ne supportait plus
la torture, son esprit vacillait..."Il dolor, non io, parlava..." : c'est
la douleur qui parlait, non lui-même !... Il s'anime et l'Arioso
s'accélère :
"Ma qui teco, al mondo in faccia
or che morte ne minaccia,
Innocente io ti proclamo,
Grido perfidi costor."
(Mais ici, à tes côtés,
devant la face du monde
A présent que la mort nous
menace,
Innocente je te proclame,
Et je crie : perfides, à ces
gens-là.)
Il faut entendre le vaillant ténor
Giuseppe Campora, Cavaradossi renommé, vibrer (et faisant également
vibrer ses chaînes !), faire de cet Arioso un passage si poignant,
avec effets de l'époque, comme des notes très tenues, qu'il
déclenche les applaudissements spontanés du public de la
Scala ! N'oublions pas que le ténor principal n'a pas d'air dans
cet opéra, comme c'était déjà le cas dans La
Straniera.
Beatrice remercie le ciel, tandis
que le crescendo "pressé" ouvrant le prélude de l'opéra
se fait entendre. Orombello retrouve la force de mourir, mais pardonné
par : "Quest'angelo d'amor !". Il se traîne vers elle, elle va à
sa rencontre, le soutient et commence le poignant ensemble concertant.
Quintetto Concertato.
Les violons ondoyants préparent la magnifique phrase Larghetto
qui arrache les larmes en son point culminant : Beatrice pardonne la faute
d'Orombello, émue par l'amende "généreuse, inattendue"
qu'il vient de faire :
" Tu m'as rendu le courage,
Je meurs pure et honorée "
Filippo reprend la phrase, gagné
par une émotion à laquelle il tente de résister (et
les juges ont le même texte !) :
" En ces gestes, en ces accents,
Il y a un pouvoir que je ne peux dire
"
Orombello déclare éperdument
à Beatrice qu'elle ne mourra pas. Agnese et les suivantes ne retiennent
plus leur émotion, et tous reprennent enfin l'ensemble et l'on rejoint
encore une fois le sommet de la phrase, puis l'ensemble se prolonge encore
et toujours, selon le secret du génie de Bellini.
Le rythme s'accélère...
L'ensemble ne s'arrête pas, la musique se précipite et s'enchâsse
dans une Scena animée : Filippo demande si la sentence est
suspendue puisque le coupable s'est rétracté, Anichino en
appelle à la clémence, mais les juges déclarent cela
impossible selon la loi. Alors que l'orchestre est au plus noir de sa couleur,
ils demandent un nouvel interrogatoire... sous les tourments !... Apprenant
que la duchesse sera également torturée, Orombello traite
les juges de "monstres" et invoque sur leur tête les foudres divines
! ponctué par de lourds accords de l'orchestre.
Retour du crescendo ouvrant
le prélude de l'opéra, accompagnant ici les paroles de Beatrice
qui déclare ne proférer aucune plainte, mais avertit son
époux de ne pas aller trop loin : "le Ciel te voit, / ô Filippo
! tu as encore le temps."
Le crescendo est répété
follement (huit occurrences !) et aboutit à une Stretta animée,
lancée par Filippo. Il donne libre cours à son ressentiment
de mauvaise foi, déclarant que le remords ne faisant pas dire la
vérité aux accusés, qu'elle leur soit arrachée
par les supplices qui les attendent ! (Le choeur des juges a le même
texte.) Beatrice constate que sur une terre où la vertu est soumise
à de tels tyrans, la mort est moins cruelle qu'une malheureuse vie.
Orombello et elle vont donc armer leur coeur de constance : "Qui supplizzi,
onore in Ciel." (Ici-bas des supplices, au Ciel, l'honneur.) Anichino est
glacé par un tel méfait, tandis qu'Agnese demande qui va
cacher sa honte aux yeux du monde.
C'est un véritable finale que
cet ensemble que Bellini nous offre ici, au milieu d'un acte - et ce n'est
même pas une fin de tableau !
Beatrice et Orombello partent entre
les gardes.
Scena ed Aria. Filippo
demeure pensif, Agnese s'avance en tremblant. Elle a perdu toute véhémence
et repousse la couronne ducale que lui offre Filippo. Elle se sent coupable
de la mort qui attend une innocente. Le duc déclare répondre
seul "de ce sang coupable", quant à elle, l'amour et le trône
de Beatrice doivent être ses seules pensées. Il la congédie
avec fermeté.
L'orchestre attaque un mouvement discret
mais tourmenté, décrivant le combat intérieur que
livre le duc. Des remords chez Agnese !... Du moment que lui n'en ressent
pas, personne ne doit en avoir et, d'ailleurs, en démontrer c'est
l'accuser. Il cherche en vain la sérénité, croit voir
un fantôme surgir à ses côtés... entendre une
lamentation... que la clarinette mélancolique se charge de matérialiser."Ah
! c'est elle qui passe des tourments à la prison...", s'écrie-t-il...
L'orchestre introduit Anichino, le duc se ressaisit. La duchesse n'a pas
confessé, mais le tribunal la condamne pourtant et il ne manque
plus que sa signature. Filippo est frappé par cette nouvelle et
un charmant choeur de courtisans, tout empreint de tendresse bellinienne,
vient encore tenter de le fléchir. Non ! il doit résister
et signer ! Il s'assied à une table, mais ne peut faire un geste
de plus... La clarinette reflète son hésitation... L'accompagnement
langoureux des violons annonce l'épanchement de la première
partie Largo de son air et le cor en donne le triste motif :
"Qui mi accolse, oppresso, errante
"
Ici, elle m'accueillit, opprimé,
errant,
Ici elle mit fin à mes malheurs...
Et moi, je lui prépare la hache
!
Pour de l'amour, je donne le supplice
!
Fidèle à ses mélodies
"longues, longues, longues", comme disait Verdi, Bellini lui fait répéter
encore et encore, accompagné par le cor mélancolique : "Sulla
terra maledetto / condannato in ciel sarò !" (maudit sur terre,
je serai condamné au ciel). Le livret comporte, pour le choeur des
courtisans, deux vers reflétant l'espoir que font naître les
regrets de Filippo, mais aucune exécution ne les présente.
Bellini voulut peut-être que l'air de Filippo ne comportât
pas, en contrepoint, les pensées des autres personnages ?
"Qu'elle vive", s'écrie Filippo,
sur le point de déchirer la sentence... Un crescendo de l'orchestre
prépare l'entrée du choeur annonçant que les anciennes
troupes de Facino Cane se sont reconstituées et menacent le château
de Binasco, en réclamant la duchesse. Filippo se ressaisit, terrible
: "Et moi, vil, je gémissais pour elle !" et il signe la sentence.
Le choeur l'implore en vain, alors que l'orchestre attaque une typique
montée préludant aux Cabalette !
Cabaletta Allegro moderato.
Elle éclate, toute de véhémence : "Non son'io che
la condanno", ce n'est pas lui qui la condamne, c'est sa fière assurance,
sa morgue hautaine et celle de ses sujets. Entre parenthèses, c'est-à-dire
pour lui-même, il livre la véritable raison : "Un seul trône,
un seul royaume, / Tous deux vivants, ne peut nous réunir."
Les courtisans comprennent que tout
espoir est perdu, le rideau tombe sur un bel aigu final du baryton, alors
que l'orchestre s'épuise à reprendre avec force le petit
crescendo
annonçant l'arrivée des partisans de Beatrice.
Second tableau [21
min] : Un vestibule menant aux prisons du château.
Au somme d'un escalier, une
grande arche conduit à un long corridor externe.
Des suivantes et des amis
de Beatrice sortent des prisons. Ils sont tous vêtus de deuil.
De tous côtés, on
aperçoit des sentinelles.
Preludio. Ce sont plutôt
les graves notes d'une marche funèbre qui retentissent au lever
du rideau, mais des pizzicati des cordes préparent une atmosphère
plus douce. Les courtisans commentent la noble attitude de Beatrice qui
se recueille et offre l'image d'une dignité à la "constance
impavide".
Beatrice sort de sa prison, humblement
vêtue et les cheveux lui tombant sur les épaules. Cette précision
a une valeur symbolique dans l'opéra romantique italien, car toute
héroïne, lors de la catastrophe finale, a toujours les "cheveux
défaits", lorsqu'elle est folle. Ici, elle conserve toute sa raison,
la didascalie se contente alors de les lui faire tomber sur les épaules.
Scena e Terzetto. Au
son d'une musique triste et résignée, Beatrice s'avance lentement
et avec peine, tous l'entourent en silence. Ses paroles montrent à
quel instant son esprit en est resté : "Je n'ai rien dit... Le ciel
/ M'a armée d'une force surhumaine... Je n'ai rien dit, oh joie
! / J'ai triomphé de la douleur." Elle aperçoit les larmes
des courtisans, délicatement imagées par le hautbois. Pourquoi
ne se réjouissent-ils pas avec elle ? Elle meurt, mais glorieuse,
auréolée de sa vertu intacte. Que sa mort couvre Filippo
d'infamie, que son sang versé éclabousse le traître
complice, quel qu'il soit ! "Que Dieu le punisse... avec la vie !", lance
Beatrice avec flamme.
A ces paroles, Agnese se précipite
aux pieds de la duchesse et la supplie de ne pas proférer de condamnation...
Beatrice ne comprend pas. Sur les trémolos angoissés des
violons, Agnese Del Maino confesse alors son amour pour Orombello, son
erreur de croire que Beatrice l'aimait, et le vol de ses écrits
personnels, dérobés dans l'appartement de la duchesse : "J'ai
acheté ton sang", termine Agnese, éperdue... [ici se place
un duo coupé peu avant la première - voir plus bas]. Beatrice
la chasse de sa vue : "...Que je ne sois pas contrainte, / En cette heure
funeste, / Et le coeur mourant, à maudire...".
Terzetto Largo sostenuto.
La harpe attaque à point nommé un accompagnement ondoyant
typique du Romantisme et, depuis les prisons, Orombello entonne ce trio,
le passage le plus connu de l'opéra : "Angiol di pace". Une belle
et lumineuse mélodie pour invoquer cet "ange de paix" afin qu'il
continue à lui inspirer la vertu de pardonner.
"Lui... il pardonne !...", s'écrie
Agnese et la didascalie précise : "Vivement émue, Beatrice
s'approche d'Agnese. Elle écoute le chant d'Orombello."
Sublime, Beatrice déclare alors
à Agnese :
" Avec ce pardon, ô malheureuse,
Reçois mon pardon.
Qu'il s'élève avec ces
larmes,
A un Dieu de paix et d'amour."
Et Agnese :
" Ah ! la vertu de vivre,
De toi je reçois en don...
Je vivrai, je vivrai pour pleurer
Jusqu'à ce que mon coeur se
brise."
(Deux vers de prière existent
aussi pour Anichino et le choeur mais on ne les exécute pas.) Simple,
dépouillée à l'extrême, et pourtant extrêmement
touchante, cette lumineuse mélodie contient tout le sentiment de
ce Finale qu'elle irradie complètement. Bellini l'a reprise à
bon droit de son infortunée Zaira et intelligemment adaptée
d'un duo Zaira-Orosmane.
Scena ed Aria finale.
Une marche funèbre retentit, lancinante, accompagnant le cortège
: Rizzardo Del Maino, des hallebardiers et des officiers se présentent
sur l'escalier. Déchirante comme les marches que l'on entend encore
aujourd'hui dans les cortèges funèbres du Centre et du Sud
de l'Italie, celle-ci accompagne le dialogue qui suit. Confrontée
à la consternation des courtisans, Beatrice les supplie de ne pas
lui retirer sa constance, en ce moment extrême ! Agnese, détruite
par la douleur, s'évanouit.
La clarinette énonce alors le
délicat motif rêveur de la première partie de l'air
final, sublime prière que le pauvre Chopin voulut, dit-on, entendre
au moment de sa mort.
" Deh ! se un'urna è a me concessa
Senza un fior non la lasciate (...)"
" Ah ! si un tombeau m'est concédé,
Ne le laissez pas sans une fleur,
Et sur lui priez le ciel
Pour Filippo et non pour moi.
(Elle se rapproche d'Agnese, évanouie).
Racontez à cette opprimée
Qu'en mourant je l'ai embrassée
:
Que vers l'Éternel j'ai élevé
mon coeur,
Afin d'implorer grâce pour elle."
Pureté planante, simplicité
rêveuse mais intense chaleur, passion toute romantique car contenue
et élégante, ne sont pas des termes exagérés
pour tenter de commenter ces mélodies transcendantes qui constituent
le secret de Bellini.
Un fort beau passage faisant passer
le fébrile désespoir des courtisans aux violons, que Beatrice
tente encore de consoler, est parfois coupé et c'est fort dommage.
Elle leur répond de prier pour ceux qui restent, et non pour elle
!
Beatrice déclare aux soldats
qu'elle les suit, mais les courtisans implorent une étreinte ultime
! Elle leur demande avec tendresse de ne pas pleurer...
La Cabaletta finale a un rythme
marqué soulignant la fermeté des paroles de la malheureuse
héroïne :
" Ah ! la morte a cui m'appresso
È trionfo, non è pena.
( ...) "
" La mort vers laquelle je m'approche
Est triomphe et non peine.
Telle celle qui fuit ses chaînes,
Je laisse sur terre ma douleur.
De la vie à laquelle je me
retire,
J'emporte seul votre amour."
La didascalie précise : "(Beatrice
s'éloigne entre les gardes, se retourne depuis le haut de l'escalier
et prononce l'ultime adieu. Tous les présents s'agenouillent)".
Le choeur a cette invocation :
" Reçois, ô ciel,
son esprit,
Et pardonne au meurtrier."
La révision effectuée
par le Gran Teatro La Fenice en 1987 avait pour but de retrouver fidèlement
la partition originale et restaure cette invocation chorale plus inspirée
que les habituelles cadences finales pour Beatrice et le choeur. On entend
donc une musique reflétant toute la tendresse désolée
des courtisans, tandis que Beatrice gravit les marches de la mort.
L'orchestre suspend l'attente et Beatrice
se retourne pour lancer deux poignants : "Addio ! !...", tandis qu'une
retentissante charge orchestrale vient sceller le drame.
La Cabaletta finale fut portée
aux nues par l'opéra romantique italien, car elle cristallise une
tension accumulée durant toute l'oeuvre.
Catastrophe finale ou bonheur enfin
possible s'y expriment avec flamme et passion, rehaussés par une
certaine Coloratura ou ornementation de la ligne vocale, toujours
possible, selon les possibilités de l'interprète. Le choix
est notamment difficile entre la chaleureuse et fervente interprétation
de Mirella Freni confrontée à celle de Joan Sutherland, qui
nous gratifie en plus de superbes trilles et de suraigus ajoutés
!
La Cabaletta finale de Beatrice
di Tenda n'est pas un air de désespoir comme celles d'Il
Pirata ou de La Straniera. Ce n'est pas vraiment non plus une
sublimation du pardon comme celle que nous offre Donizetti dans la fin
de Maria Stuarda, ni même ce pardon ambigu, car désespéré
et presque maudissant d'Anna Bolena, où la musique tourmentée
vient presque contredire les paroles de pardon !
Dans Beatrice di Tenda nous
avons plutôt un autre thème du Romantisme, à savoir
le panache dans le désespoir, le fier adieu à la vie, ce
qui expliquerait l'allant relatif du rythme de la Cabaletta. En
somme, comme l'héroïne le dit elle-même, son triomphe
est son supplice.
Le mystérieux duo Agnese-Beatrice
Au moment où Agnese se précipite
aux pieds de sa souveraine et lui avoue sa duplicité, Bellini avait
prévu un duo qu'il retira de la partition peu avant la création.
Le texte ne fait qu'amplifier les sentiments déjà évoqués
dans la Scena : les remords déchirés d'Agnese qui
explique tout, et le pardon magnanime de Beatrice. On a retrouvé
ce duo et le célèbre chef d'orchestre Vittorio Gui, bellinien
convaincu, a même tenté de le faire exécuter dans une
reprise qu'il dirigeait au Gran Teatro La Fenice. On peut découvrir
cette musique inconnue dans l'enregistrement de la soirée du 10
janvier 1964 (Melodram en Lp et Nuova Era en Cd). En fait, plus qu'un duo
véritable, on entend dans cette musique insérée par
le maestro Gui, une mélodie étrange chantée
par Agnese et ensuite reprise par Beatrice."Etrange" est le mot, car de
deux choses l'une : soit Bellini a fortement innové, soit on a mal
imprimé la partie d'après les fragments originaux que l'on
a retrouvés. La ligne vocale semble en effet en décalage
avec l'accompagnement orchestral, ce qui produit une curieuse dissonance...
encore accentuée par la couleur fortement amère de la mélodie.
L'audition de ce passage bizarre laisse vraiment le spectateur perplexe...
Selon d'autres sources, on n'aurait
retrouvé de ce mystérieux duo que la musique de la partie
chantée, ce qui pourrait expliquer la discordance entre celle-ci
et l'accompagnement orchestral que l'on a donc dû reconstituer. Auquel
cas on ne manquera pas d'en tirer une fois encore une belle leçon
: le prétendu "accompagnement linéaire" de la musique de
Bellini, n'est pas si simple qu'il en a l'air !
Le, plus mystérieux encore,
"nouveau Finale" de l'opéra
Si dans le cas du duo précédemment
évoqué on possède la musique composée par Bellini,
en ce qui concerne ce nouveau Finale, on n'a que la volonté du pauvre
Bellini de le refaire et la quasi-certitude qu'il y serait revenu si le
destin lui avait prêté vie. C'est pourquoi la "reconstruction"
du valeureux maestro Gui est controversée, car on dit qu'elle ne
se base pas que sur les esquisses, évidemment insuffisantes,
du pauvre Bellini, mais sur des hypothèses.
On connaît l'éclat que
ce "nouveau finale" produisit à la Scala qui avait prévu
de reprendre l'opéra pour Joan Sutherland, le 10 mai 1961. Le soprano
australien refusa tout net de se priver de sa Cabaletta finale... même
devant une autorité telle que Vittorio Gui ! Le Teatro alla Scala
préféra se passer de maestro plutôt que de prima donna
et Vittorio Gui partit en claquant la porte, laissant la place au verdien
Antonino Votto. Il aura l'occasion de remonter "sa" version, quelques années
plus tard, au Gran Teatro La Fenice de Venise, avec la grande interprète
Leyla Gencer.
En quoi consiste ce nouveau finale
? C'est fort simple : replaçons-nous dans l'atmosphère éthérée
de l'ultime mélodie de Beatrice "Deh ! se un'urna è a me
concessa". A peine termine-t-elle, qu'un choeur au-dehors reprend doucement
le motif du trio "Angiol di pace" que quelques sobres soupirs de l'orchestre
viennent conclure, d'une manière certes "angélique", mais
pas dans l'esprit bellinien qui, malgré sa suavité intrinsèque,
fait toujours vrombir son orchestre à la fin de ses actes !
La "Version Gui" fut adoptée
plusieurs fois, même sans la présence du chef d'orchestre,
comme par exemple au Teatro Bellini de Catane, lors de la commémoration
du 150e anniversaire de la disparition de l'infortuné Vincenzo.
L'enregistrement du 19 avril 1985 fut transcrit sur cassettes destinées
à la vente mais non publiées par la suite.
La Cabaletta finale "Ah ! la
morte a cui m'appresso", récupérée de l'air de Fernando
dans la deuxième version de Bianca e Fernando, n'est peut-être
pas extraordinaire, mais elle est fonctionnelle, en ce sens qu'elle sert
efficacement le sentiment de dignité fière, déterminée
et... un peu illuminée-désespérée comme le
veut le Romantisme qui a mis à la mode le désespoir avec
panache et dignité. D'autre part, elle constitue LE SEUL Finale
laissé par Bellini : on n'a rien à ajouter.
|
* *
*
Bellini quitte
l'Italie pour la Grande-Bretagne, au début du mois d'avril 1833.
De passage à Paris, il a la belle surprise de recevoir la proposition
de Louis Véron, directeur de l'Opéra, de composer un "grand-opéra"
en français pour ce premier théâtre de la capitale.
Flatté dans son amour propre, comme il le reconnaît dans une
lettre, Bellini réserve sa réponse pour son nouveau passage
à Paris, au retour de Londres.
"Quest paese
dal cielo grigio"
ou Bellini
chez Walter Scott
Voilà donc Bellini arrivé
en compagnie des époux Pasta, en "ce pays au ciel gris" ! Nombre
d'années plus tard, Giacomo Puccini devait qualifier cette grisaille
sans le romantisme de Bellini... Mais retrouvons plutôt Vincenzo
dans sa loge du fameux théâtre Drury Lane, où l'on
donne La Sonnambula ou plutôt The Somnambulist, car
la malheureuse oeuvre était traduite en anglais. Son créateur
se confie ainsi au fidèle ami napolitain Francesco Florimo : "Les
mots me manquent, cher Florimo, pour te dire comment fut déchirée,
massacrée, et, pour m'exprimer à la manière napolitaine,
scorticata [déchiquetée], ma pauvre musique par ces Anglais...
d'autant plus qu'elle était chantée dans la langue des oiseaux
et proprement des perroquets, et dont je ne connais même pas encore
une syllabe. Seulement quand chantait la Malibran je reconnaissais La
Sonnambula. Mais dans l'allegro de la dernière scène,
et précisément aux mots : "Ah! m'abbraccia" [Ah! embrasse-moi],
elle mit tant d'emphase et exprima avec une telle vérité
cette phrase qu'elle me surprit d'abord, et ensuite me fit éprouver
tant de plaisir que sans penser que je me trouvais en un théâtre
anglais, et oubliant les convenances sociales et la considération
que je devais à la dame à la droite de laquelle j'étais
assis dans sa loge du second étage, et délaissant la modestie
(qu'un auteur doit démontrer même s'il ne la ressent pas)
je fus le premier à crier à gorge déployée
: "Viva ! Viva ! Brava ! Brava !" et à applaudir plus que jamais.
Mon transport tout méridional, ou plutôt volcanique, tout
à fait nouveau dans ce pays froid, calculateur et compassé
surprit et provoqua la curiosité des blonds fils d'Albion qui se
demandaient les uns aux autres qui pouvait être l'audacieux qui se
permettait autant. Mais après quelques instants, venus à
la connaissance (je ne saurais te dire comment) que j'étais l'auteur
de La Sonnambula, ils me firent une telle fête que par discrétion,
je dois taire même avec toi. Non contents de m'applaudir frénétiquement,
et je ne me rappelle même pas combien de fois, tandis que je les
remerciais de la loge où je me trouvais, ils voulurent à
tout prix me voir sur la scène,
où je fus entraîné par une foule de jeunes nobles qui
se disaient enthousiastes pour ma musique, et que je n'avais pas l'honneur
de connaître. Parmi eux se trouvait le fils de la duchesse d'Hamilton
dont j'ai déjà parlé, le marquis Douglas, petit jeune
homme contenant dans l'âme toute la poésie de l'Écosse
et dans le coeur tout le feu des Napolitains. La première à
venir à ma rencontre fut la Malibran, laquelle, me jetant les bras
autour du cou, me dit avec le transport de joie le plus exalté,
sur mes quatre notes : "Ah! m'abbraccia !", n'ajoutant rien d'autre...
Mon émotion fut à son comble : je croyais être au Paradis
; je ne pouvais proférer un seul mot, et je demeurai étourdi,
je ne me souviens plus de rien d'autre... Les applaudissements répétés
d'un public anglais qui, lorsqu'il s'échauffe devient furieux, nous
appelaient sur la scène ; nous nous sommes présentés
en nous tenant la main : imagine toi-même le reste... Ce que je peux
te dire, c'est que je ne sais pas si dans ma vie je pourrai avoir une émotion
plus grande."
Le beau succès de
La
Sonnambula devait se poursuivre par ceux d'Il Pirata, de Norma
et d'I Capuleti ed i Montecchi à tel point qu'il retarda
son départ pour la France. A Londres, Bellini retrouva Lady Cristina
Dudley-Stuart qu'il avait connue à Gênes, fit la connaissance
de la duchesse d'Hamilton, de lady Morgan, une amie de la Pasta, qui nourrissait
une véritable passion pour l'Italie et la musique. Il fait dans
ses lettres une peinture émerveillée de Londres qui le séduit
par le luxe de ses constructions, de ses équipages, de ses conversations
capables de "divertir l'être le plus mélancolique de la terre.
Si elle n'était aussi éloignée de l'Italie, j'y reviendrais
souvent, car même les habitants sont gentilissimi et puis les femmes
possèdent un beau idéal qui enchante, en un mot, on y passe
une vie bienheureuse."
Trente années plus
tard, par les mots de la nièce de lady Morgan, voici le souvenir
que le tendre Sicilien laissait lui-même à cette même
Londres : "Je n'oublierai jamais son aimable et gracieuse personne, ces
blonds cheveux bouclés, et ses yeux... Oh! les yeux du divin Bellini
! - d'une teinte de bleu, d'une tranquillité d'expression absolument
incomparable ! Je pourrais les définir par notre phrase "Sleepy
blue eyes", [des yeux bleus rêveurs]."
"Sleepy Blue Eyes" devait
emporter du pays qui a tant inspiré l'opéra romantique italien
un anneau d'or incrusté de brillants, présent de la reine,
un poignard en or incrusté de pierres précieuses offert par
lady Cristina et deux miniatures peintes par Maria Malibran les représentant
tous deux.
Tout n'était pourtant
pas aussi idyllique, car à cette même époque, Vincenzo
envoya à son amie Giuditta Turina des lettres sans équivoque
sur leur lien qui, une fois tombées aux mains du Signor Turina,
conduisirent à la séparation du couple. A partir de ce moment,
il adopta une attitude quelque peu ambiguë, disant tenir encore à
elle, mais estimant qu'une telle relation serait "funeste" à son
avenir et à sa propre tranquillité et paix intérieure.
A son ami Florimo, il précise pourtant sa pensée : "à
présent que je suis sorti du feu je ne veux plus y retomber : je
ne serais plus heureux avec elle, je le sens et le sens profondément
: je serais plus jaloux qu'auparavant, et une femme, mon cher, née
coquette[1],
ne pourra jamais changer ; je voudrais donc à présent son
amitié, et avec beaucoup de peine je vois que je suis contraint
à renoncer à son amour, pour ne pas perdre à nouveau
ma paix et compromettre mon avenir."
* *
*
"Il dramma per musica
deve fa piangere, inorridire, morire cantando."
("Le drame en musique doit
faire pleurer, horrifier, mourir, par le chant.")
Bellini à son
ami le Comte Carlo Pepoli, librettiste de I Puritani
ou
I
Puritani, sublime chant du cygne
On ne sait exactement à
quel moment il retrouva la France, vers la fin du mois d'août. Sa
rencontre avec le directeur de l'Opéra Véron n'aboutit pas
à cause de divergences d'ordre financier. En revanche, l'accueil
positif réservé à Il Pirata et à I
Capuleti ed i Montecchi dut favoriser la perspective d'un contrat avec
le Théâtre-Italien. En l'absence de lettres (et donc de renseignements),
on pense que l'accord fut signé en janvier 1834. Mais avant de découvrir
comment sont nés ces Puritains, il nous faut imaginer le
"monde" qui ouvrit ses portes à l'aimable Bellini... Et ces "portes"
étaient celles du salon de la princesse Cristina Di Belgioioso,
fidèle patriote italienne exilée en France à cause
de l'emprise autrichienne sur la Lombardie-Vénétie. Bellini,
qui avait connu la princesse à Milan à l'époque d'Il
Pirata, fut accueilli à bras ouverts, au milieu de Victor Hugo,
Alfred de Musset, George Sand, Alexandre Dumas, Heinrich Heine, Chopin,
Liszt... Il produisit une vive impression par son physique et son caractère...
complètement romantiques ! Plusieurs portraits écrits de
cette époque nous restent pour décrire le jeune homme de
trente-trois ans qu'il était. Celui du poète allemand Heinrich
Heine n'est pas vraiment flatteur : "C'était une figure svelte,
élancée, qui se mouvait avec grâce et coquetterie,
dirais-je, rose et plutôt allongée, les cheveux frisés
d'une couleur blond clair, presque doré, le front noble et haut,
le nez droit, les yeux d'un bleu pâle, la bouche bien proportionnée,
le menton arrondi. Ses traits avaient du reste un je-ne-sais-quoi d'imprécis,
sans caractéristique prononcée : un visage de lait assumant
parfois une expression aigre-douce de mélancolie et qui en Bellini
suppléait au manque d'esprit ; mais c'était une mélancolie
superficielle qui scintillait sans poésie dans ses yeux et tremblait
sans passion sur ses lèvres. Le jeune maestro semblait vouloir démontrer
en toute sa personne cette tristesse tendre et tombante. Ses cheveux étaient
coiffés avec une sentimentalité pensive, ses habits gainaient
son corps élancé avec une souple langueur et il portait la
canne avec un air idyllique comme l'un de ces petits bergers qui se dandinent
avec affectation dans nos comédies pastorales avec leur petit bâton
enrubanné et leur petits habits de taffetas rose. Jusqu'à
son pas était un pas éthéré, élégiaque,
de demoiselle : en somme, il paraissait un soupir en escarpins de bal.
[...] Le visage de Bellini
comme le reste de sa personne avait cette fraîcheur de carnation
qui me porte tellement sur les nerfs : cette couleur rosée, en somme,
à laquelle je préfère mille fois la pâleur de
la mort et du marbre... Plus tard seulement je sentis que je l'aimais vraiment,
et ce fut quand je le fréquentai plus souvent, ayant l'occasion
de le connaître plus à fond : je m'aperçus que son
caractère était doux et noble et que son âme était
restée immaculée même au milieu des indignes commerces
de la vie."
Si Heine semble corriger
son sentiment à la fréquentation de Bellini, le musicien
Ferdinand von Hiller écrit d'emblée : "Son visage était
comme ses mélodies, gracieux, sympathique, fascinant. Un corps parfaitement
proportionné, une tête dont le front haut pouvait appartenir
au plus sévère penseur, tandis que ses fines boucles blondes,
son regard clair et fidèle, son nez effilé, ses lèvres
pleines, capables de toute expression, lui donnaient un aspect qu'on n'aurait
pas désiré plus charmant pour une créature aimée."
Dans le salon de la "principessa"
Di Belgioioso, Bellini rencontra un autre noble patriote italien, le comte
Pepoli, passé à la postérité par les vers que
le grand poète Giacomo Leopardi lui a consacrés, et futur
auteur du livret de I Puritani di Scozia. Dans une lettre du 12
février 1834, Vincenzo nous apprend précisément que
l'accord avec le Théâtre-Italien a été signé.
On sait que Paris, comme Londres, Milan, Naples, Rome, Venise, Turin...
comportait plusieurs théâtres consacrés à l'opéra,
mais si l'Académie royale de Musique ou l'Opéra était
le plus prestigieux, "Le Théâtre-Italien est le seul qui jouisse
vraiment de la faveur du public, toute la musique est là, et c'est
là que les amateurs vont la chercher", écrit-on dans Le
Journal des Débats en 1831. Il faut dire que la distance matérielle
séparant Paris de l'Italie s'effaçait pour laisser parfumer
la Ville-lumière par la fine fleur des compositeurs alors les plus
en vogue : Donizetti, Giovanni Pacini, Saverio Mercadante, les frères
Ricci... et Bellini ! Heine lui-même, pourtant pas tellement amateur
du style bellinien (probablement trop langoureux, comme son créateur
!), établit la métaphore aussi claire que définitive
de "Sahara musical" pour qualifier les autres lieux parisiens de création
musicale. Quatre ans plus tard, Donizetti assistant à la création
de La Juive de Halévy à l'Opéra parlera de
"cardinaux presque vrais", restera émerveillé par le faste
de la mise en scène avec un nombre incroyables de personnages en
scène, par le luxe des costumes, bref, par le souci de vérité...
mais ne dira quasiment rien de la musique ! De nos jours où la mise
en scène peut (ahimè !) se détacher du livret, on
a perdu l'idée de vraisemblance, de réalisme poussé
qui faisait la réputation du "grand-opéra" à la française.
Certes, le réduire à l'aspect "visuel" serait injuste, mais
cette composante était principale et allait de pair avec la musique.
Que présentait donc
le Théâtre-Italien ? mais rien que la passion, l'enthousiasme
des créateurs du genre opéra, porté à son paroxysme
par l'époque romantique. Heureuse époque où ce qui
parle au coeur est le plus aimé du public.
Une lettre du 11 avril 1834
nous apprend que le sujet est choisi : une pièce contemporaine de
J. A. François Ancelot et J. X. Boniface de Saintine, Têtes
rondes et Cavaliers. La source de la pièce serait le roman de
Walter Scott Old Mortality, particulièrement célèbre
en Italie sous le titre de I Puritani di Scozia, raison pour laquelle Bellini
le choisit, (abandonnant par ailleurs, celui, trop long et bizarre de :
Le
Teste Rotonde ed i Cavalieri). Bellini confie le livret au comte Pepoli
dont il apprécie la capacité à faire de beaux vers
ainsi que la facilité de composition... ce qui devrait lui faire
éviter les longs délais à la Romani !
Le comte Pepoli résuma
ainsi leurs rapports souvent attendrissants : "Bellini avait la mélodie
dans l'âme et il la communiquait en maître. Un homme excellent
de bonté, mais quelquefois excentrique par nature. Parfois il m'appelait
ange, frère, Sauveur ; et parfois, en changeant pour la troisième
ou quatrième fois les mélodies, sa musique, et à mes
observations sur la Difficulté ou l'impossibilité de changer
la trame du Drame ou de changer les vers, Il montait en fureur, me nommant
Homme
sans coeur, sans amitié ou sentiment : et puis nous redevenions
grands amis, plus encore qu'auparavant."
De son côté,
Bellini tentait d'inculquer au bon Pepoli les qualités propres des
vers de livrets, destinés à être mis en musique, différents
des vers dont la poésie est une fin en soi. Il condamnait ainsi
irrévérencieusement "toutes tes règles absurdes, toutes
bonnes à faire des bavardages, sans jamais convaincre âme
qui vive qui soit initiée à l'art difficile de devoir
faire pleurer par le chant". Reconnaissant sa tyrannie, en quelque
sorte, il poursuit : "Si ma musique sera belle et si l'oeuvre plaît,
tu pourrais écrire un million de lettres contre l'abus des compositeurs
envers la poésie, etc., que tu n'aurais rien prouvé. Des
faits et non des bavardages d'une certaine éloquence vernissée
qui, en parlant, font illusion : en fait, tout se disperserait in brodo
lungo [c'est-à-dire en un bouillon délayé à
force d'avoir été trop "rallongé"]. Tu appelleras
mon raisonnement par tous les noms que tu voudras, tu n'auras toujours
rien prouvé. Grave-toi dans la tête avec des lettres de diamant
: Le drame en musique doit faire pleurer, horrifier, mourir par le chant.
C'est un défaut de vouloir une conduite égale à tous
les morceaux, mais une nécessité qu'ils soient tous impastati
[pétris] de manière à rendre la musique intelligible
par leur clarté dans l'expression, et concise comme frappante."
Bellini utilise le mot français de "frappante" afin de montrer plus
encore l'impact de la musique sur le public, impact que le texte doit favoriser
le plus possible. Il poursuit en donnant également sa conception
de la musique d'opéra : "Les artifices musicaux tuent l'effet des
situations, pires sont les artifices poétiques dans un livret destiné
à être mis en musique ; poésie et musique, pour créer
un effet, requièrent du naturel et rien de plus : celui qui sort
de cela est perdu, et à la fin aura donné le jour à
une oeuvre pesante et stupide qui plaira seulement à la sphère
des pédants, jamais au coeur, poète qui reçoit le
premier l'impression des passions ; et, si le coeur est ému, on
aura toujours raison face à tant et tant de paroles qui ne pourront
rien prouver du tout. Tu veux le comprendre une bonne fois, ou non ?"
Tentant encore de montrer
au comte à quel point il faut sortir de ses règles littéraires,
et changer d'état d'esprit lorsqu'on écrit un livret, Bellini
insiste : "Je connais quel animal intraitable [bestia intrattabile]
est l'homme de lettres et comme il est absurde avec ses règles générales
de bon sens", pour l'opéra, seul l'art commande et d'ailleurs la
conclusion est claire : "le bon drame est celui qui n'a pas de bon sens".
Cette longue lettre présente
en fait l'aboutissement de la conception bellinienne de l'adhésion
de la parole à la musique, et de la musique au sentiment. Conception
qui au temps d'Il Pirata et de La Straniera avait tant surpris
la critique, ne sachant autrement la qualifier que de "musica filosofica"
!
Il faut croire que le comte
en saura (parfois) tirer profit, puisqu'il rencontrera la satisfaction
(ponctuelle) du compositeur, s'exprimant avec un touchant enthousiasme
juvénile et de charmants diminutifs : "Bravo dottor Carluccio !!!",
"une accolade de ton incorrigible Vincenzillo", "[...] qui t'aime en dépit
de ta jolie petite tête dure [testina dura]".
La collaboration se passe
donc bien, le "Dottor Carluccio" réussissant apparemment
à contenter son "incorreggibile Vincenzillo"...
"Apparemment" est le mot
adapté, car avec un peu plus de recul Bellini écrira : "L'expression
est commune, stupide quelquefois, en un mot, on voit que celui qui a écrit
n'avait ni coeur ni conscience de ce qu'il fallait faire, pour bien exprimer
les sentiments de ses personnages..." Si à Paris où peu de
gens comprennent l'italien, la musique peut combler cette lacune, il n'en
va pas de même en Italie où l'on est habitué "à
la belle expression de Romani, claire et non commune, tandis qu'elle vibre
et touche le coeur !". Mais Bellini sera finalement compréhensif
et bienveillant à l'égard de son affectionné "Dottor
Carluccio", en reconnaissant que "le pauvre Pepoli était nouveau
en ce métier et ne pouvait en faire plus".
Vincenzo a d'ailleurs quitté
la ville pour travailler dans le calme, comme il l'écrit à
son ami Florimo : "je me trouve à la campagne, près de Paris,
à une demi-heure de trajet. Je suis bien logé dans la maison
d'un ami anglais". Une jolie formule d'Arthur Pougin précise que
la villa est "enfouie sous les roses" ; que désirer de plus pour
voir sourdre avec plus de pureté l'infinie mélodie bellinienne,
parfumée et tournant la tête comme cette pluie de roses !
Hélas ! on serait aujourd'hui bien en peine de retrouver la "campagne"
dont parle Bellini, puisqu'elle ne sépare plus Paris de Puteaux
!
Dans la même lettre,
Bellini confie à Florimo son désir de se réconcilier
avec Felice Romani : "J'en ai une grande nécessité, si je
veux encore composer pour l'Italie, après lui, personne ne pourra
me satisfaire ; donc, sans m'abaisser, je ferai mon possible pour faire
la paix..." Après des travaux d'approche favorables, exécutés
par un ami commun, Bellini écrit donc, en ce mois de mai 1834, une
longue lettre de réconciliation à Romani. Le recul lui dicte
des paroles apaisantes, reconnaissant les torts et les inutiles blessures
mutuels. Il parle aussi du talent de Romani en remarquant, à propos
du bon Pepoli : "Ce pauvre jeune homme a beaucoup de talent ; mais le théâtre
est très difficile et moi je suis encore plus difficile que le théâtre
lui-même."
Le mois de juin voit l'interruption
de la composition, car Bellini est souffrant et, si l'on en croit son expression
: "une gastrite, je crois", on peut déduire qu'il s'agit de sa fatale
fragilité du tube digestif... mais n'anticipons pas.
Deux belles satisfactions
l'attendent pour l'heure : la réponse favorable de Felice Romani
et l'estime manifeste de Rossini qui ne lui semblait pas très favorable,
comme il le confie à Florimo : "Jusqu'à présent il
n'a dit que du mal, beaucoup de mal de moi, disant que celui qui a le plus
de génie en Italie est Pacini, et pour la conduite ["tiratura"]
des morceaux, Donizetti, et ces stupides journalistes écoutent et
ont toujours écouté Rossini comme un oracle et il a malmené
qui lui faisait de l'ombre et porté aux nues ses disciples, plagiaires
à en faire honte."
Au début du mois d'août,
le premier acte est quasiment achevé, et Bellini conduit même
parallèlement l'élaboration d'une version Malibran des Puritani
pour le Teatro San Carlo de Naples qui s'est assuré le concours
de la célèbre cantatrice. Au début du mois de janvier
1835, il décide d'envoyer la partition à Marseille, afin
qu'elle rejoigne Naples par bateau. Le choléra s'étant déclaré
à Marseille, la partition n'arrivera pas à temps à
Naples et la création de la version Malibran des Puritani
n'aura donc pas lieu.
Rossini se serait montré
enthousiaste à l'égard de la partition que Bellini lui aurait
soumise, se bornant à quelques conseils comme celui de diviser le
second acte en deux, lui donnant comme finale l'électrisant duo
des deux basses, déplacé après la folie d'Elvira.
La réussite des répétitions
provoque le ravissement de bon augure de Bellini qui écrit à
Florimo : "Oh, comme les violons exécutent ce choeur guerrier de
l'Introduzione du premier acte ! Le Finale, ensuite, est une véritable
rage d'anathème, d'une force à frapper de stupeur ces Français
qui aiment beaucoup la musique vigoureuse." Il faut préciser également
qu'un quatuor d'exception servait la musique : Giulia Grisi, Giovanni Battista
Rubini, le baryton Antonio Tamburini et la basse Luigi Lablache, tous célèbres
et adulés de tous les publics.
La création du 24
janvier 1835 dépasse toutes les attentes de Bellini, qui se trouve
propulsé au sommet de l'un des plus grands bonheurs de sa vie, (le
dernier, hélas). A son cher Florimo, il narre en détail l'accueil
des différents morceaux et, à cet égard, son commentaire
de la scène de folie est fort intéressant, car on apprend
que les chanteurs jouaient déjà leur rôle (en
plus de le chanter) à l'époque romantique : "Une grande fureur
[furorone] la scène de la Grisi, et particulièrement la première
partie, où elle est folle et passe de pensée en pensée,
la Grisi l'a chanté et joué comme un ange : tout le théâtre
fut contraint à pleurer parce que, particulièrement l'entrée
en 6/8, lorsqu'elle croit aller aux noces et au bal, lacère l'âme."
Le romantisme cherchant en quelque sorte à serrer de près
la réalité dans l'expression des sentiments, il n'y a rien
de surprenant à ce que les chanteurs jouent ainsi leur rôle,
quitte à être caricaturaux et excessifs peut-être, selon
l'expression consacrée de "main sur le coeur".
Poursuivant son récit,
Bellini en arrive au paroxysme de la joie du public et de son propre bonheur
: "Je ne puis rien te dire ensuite du duo des deux basses. Tous les Français
étaient devenus fous, on fit un tel bruit, on poussa de tels cris,
qu'eux-mêmes étaient stupéfaits d'être tellement
transportés ; mais ils disent que la Stretta ["Suoni la tromba"]
du morceau attaque les nerfs de tous, et véritablement, puisque
le parterre tout entier, sous l'effet de cette Stretta, se met debout en
criant, en se réprimant, en reprenant à crier, en un mot,
mon cher Florimo, ce fut une chose inouïe et dont Paris, depuis samedi
soir, parle avec stupeur. Le public [se dressa] contre l'usage, puisque
seulement à la fin du spectacle il est permis d'appeler non l'auteur
mais son seul nom, car ni Spontini, ni tous les autres venus après
lui ont eu l'honneur de se présenter sur la scène, si bien
que Lablache a dû pour ainsi dire m'entraîner sur la scène,
et moi, presque en titubant, je me présentai au public qui cria
comme un fou : toutes les dames agitaient leur mouchoir, tous les hommes
brandissaient en l'air leur chapeau..."
La critique loue presque
unanimement la musique de Bellini et souligne le soin apporté à
l'orchestration. Curieusement, la Revue des Deux Mondes trouve que
cet opéra "plus que médiocre" est privé d'intérêt,
et Maria Rosa Adamo nous rapporte que Le Constitutionnel jugea "la
douceur, la cantabilità et la capacité d'émouvoir
de ses mélodies" excessives ! Étrange critique pour l'époque,
plus à sa place dans la nôtre, où l'émotion
est asséchée en faveur du sordide !
Le 31 janvier, le roi Louis-Philippe
signe le décret nommant Vincenzo Bellini Chevalier de la Légion
d'Honneur, et c'est rien moins que Gioachino Rossini qui lui remettra,
sur scène, la prestigieuse décoration, le soir du 3 février.
Rossini reconnaît d'ailleurs dans une lettre destinée à
un ami commun : "Chanteurs et compositeur furent deux fois appelés
sur la scène, et je dois dire qu'à Paris ces démonstrations
sont rares et que seul le mérite les obtient. [...] Il se trouve,
dans cette partition, un notable progrès dans l'orchestration, pourtant
recommandez quotidiennement à Bellini de ne pas trop se laisser
séduire par les harmonies allemandes, et de toujours compter sur
son heureuse organisation pour les harmonies simples et remplies de sentiment
véritable."
Le compliment était
d'autant plus valable que Rossini écrivait par ailleurs à
Florimo : "Bellini ne parvint pas à connaître tous les secrets
de la science musicale ; il lui restait encore beaucoup à apprendre
; pourtant, ce qu'il ne possédait pas, avec l'intelligence dont
la nature l'avait doté, avec l'application assidue et avec sa détermination
à sortir de la foule des compositeurs, il l'aurait acquis dans l'espace
de deux ou trois ans. Ce qu'il possédait, en revanche, les autres
maestri ne l'auraient jamais acquis si Dieu ne le leur avait pas concédé..."
Et Rossini de conclure sentencieusement :
"Bellini si nasce,
non si diviene."
[On naît Bellini,
on ne le devient pas.]
Verdi, écrivant au
bon Florimo, s'exprimera d'ailleurs dans les mêmes termes. Il ne
manque plus que l'avis du plus noble coeur parmi les compositeurs : Gaetano
Donizetti. Il était d'ailleurs témoin direct puisqu'il devait
donner également un opéra dans la même saison. C'est
en français qu'il écrit à Felice Romani : "Le succès
de Bellini a été très grand malgré un libretto
médiocre ; il se maintient toujours, bien que nous soyons à
la cinquième représentation, et il en sera ainsi jusqu'à
la fin de la saison. Je t'en parle parce que je sais que vous avez fait
la paix. Aujourd'hui, je commence les répétitions de mon
côté, et j'espère pouvoir donner, la fin du mois, la
première représentation. Je ne mérite point le succès
des Puritains mais je désire ne point déplaire".
"... Ne point déplaire"
écrivait le modeste collègue, en passe de devenir bientôt
le compositeur le plus joué dans le monde ! Sans être un spécialiste
de l'opéra romantique italien, un auditeur attentif de I Puritani,
pourrait comprendre l'expression de William Ashbrook le qualifiant "d'opéra
passéiste", par rapport à Marino Faliero qui regarde manifestement
vers le futur de l'opéra italien et Verdi en particulier. En effet,
I
Puritani est une source incroyablement intarissable[2]
de délicieuses mélodies à l'inépuisable fraîcheur
et dont l'immédiateté touche instantanément la sensibilité
de l'auditeur. Mais Marino Faliero est un drame au sens étymologique
du mot : le "déroulement d'une action", avec un approfondissement
psychologique des personnages allant bien au-delà des clichés
et des images que constituent les personnages des Puritani. L'efficacité
de Donizetti en ce sens vient aussi du fait qu'il utilise à ces
fins des dons d'orchestration avec lesquels Bellini ne pouvait rivaliser.
L'opéra de Donizetti est donc dramatiquement plus impressionnant,
plus fort, mais ses mélodies apparaissent peut-être moins
immédiatement frappantes que celles, vraiment sublimes, de notre
Bellini...
I
Puritani
Le fond historique
et les fameux "Stuardi"
On aura compris qu'il s'agit
de l'illustre famille écossaise des Stuart, véritable source
d'inspiration privilégiée pour l'opéra romantique
italien, éperdument à la recherche de héros malheureux
et passionnés. Le tragique destin de la reine Mary Stuart la désigne
comme le personnage de la lignée le plus recherché par l'opéra
romantique et, bien sûr, règne entre toutes la Maria Stuarda
donizettienne, que le compositeur réussit à rendre sublime
dans son renoncement à la vie.
La période trouble
que l'Angleterre connut entre 1642 et 1846 vit s'opposer le roi Charles
Ier et le Parlement, auquel il voulait imposer son absolutisme. Ses partisans
furent nommés les "Cavaliers", par opposition aux "Têtes rondes"
(à cause de leurs cheveux coupés très courts), les
partisans du Parlement. La reine Henriette de France fit tout pour obtenir
le soutien d'autres souverains, mais ne put sauver son époux finalement
exécuté par les partisans du Parlement et de Cromwell.
Dans l'opéra, elle
apparaît sous le nom d'Enrichetta di Francia et lorsque Lord Arturo
Talbo découvre que la mystérieuse prisonnière des
"Puritains" n'est autre que la veuve de Charles Ier, il clame que son père
tomba, fidèle aux "Stuardi", précisément. Il jure
donc de sauver la reine, abandonnant ainsi sa douce fiancée Elvira
qu'il était sur le point d'épouser. Saisissant l'occasion
du déguisement improvisé offerte par une Elvira joueuse qui
s'amuse à placer son grand voile sur la tête d'Enrichetta,
Arturo s'enfuit avec la reine...
La défaite finale
de ce parti et l'amnistie générale promulguée par
"Cromvello" pour fêter la victoire et la paix font l'objet du "messaggio"
salvateur permettant l'heureuse fin de l'opéra.
Les trois versions
de I Puritani
Ce titre surprendra peut-être
le passionné et le curieux qui connaissent au moins deux versions
de l'opéra : celle de la création, au Théâtre-Italien
de Paris, et celle que Bellini prépara pour le Teatro San Carlo
de Naples et la Malibran...
En fait il en existe une
troisième, plus fantomatique, en quelque sorte, car jamais créée
! Il s'agit de la version originale telle que Bellini l'avait prévue
mais dont on coupa, malheureusement, des morceaux, afin que les Parisiens
rentrassent plus tôt chez eux !
La version habituellement
donnée correspond, à quelques reprises près, à
l'enregistrement studio de Callas qui dure 2 heures et 15 minutes. Une
véritable intégrale correspondrait à l'enregistrement
Pavarotti-Sutherland : 2 heures 48 minutes, durée à laquelle
il faudrait ajouter les 5 minutes du beau trio du premier acte (exécuté
seulement dans l'enregistrement Ricciarelli de la version Malibran).
La version Malibran/S. Carlo
fut créée au Barbican Center de Londres en 1985, puis, scéniquement,
au Teatro Petruzzelli de Bari en 1989. Elle fut également donnée
à Boston en 1993.
La musique et l'intrigue
de I Puritani
"Opera seria" en trois actes
du comte Carlo Pepoli d'après la pièce
Têtes Rondes
et Cavaliers de J. A. François Ancelot et J. X. Boniface de
Saintine (1834), elle-même tirée du roman de Walter Scott
Old
Mortality (traduit en italien sous le titre de
I Puritani di Scozia)
et créé le 24 janvier 1835 au Théâtre-Italien
de Paris.
L'opéra étant
plus connu et diffusé, et son livret plus couramment traduit en
français dans les plaquettes accompagnant les enregistrements, son
commentaire (qui va suivre) insistera donc moins sur l'intrigue.
L'action est située
au milieu du XVIIe siècle, dans une forteresse des environs de Plymouth,
pour les actes I et II, et dans la campagne avoisinante pour l'acte III.
ACTE
PREMIER [1 h 22]
Premier tableau
[25 min] : Une vaste plate-forme entourée de remparts, de tours
et d'éléments de fortification. Au fond, de pittoresques
montagnes encadrent le soleil naissant.
Preludio e Introduzione.
Pour la première fois, Bellini note les tempi au moyen de l'indication
métronomique et le fait remarquer dans une lettre à son fidèle
Florimo. Il précise également qu'il ne faut pas s'y "attach[er]
servilement", car certains effets subtils s'obtiennent en trichant imperceptiblement,
comme par exemple pour donner de la majesté au motif des Puritains.
Après un vigoureux
tutti
de l'orchestre (Allegro assai), les cors suggèrent un motif
austère et majestueux, qui selon la volonté de Bellini devait
représenter les Puritains (allegro sostenuto e marziale).
L'orchestre reprend le motif, puis le choeur des Puritains commente les
préparatifs des armes avant la bataille qui devrait voir réduire
en cendres le camp ennemi des "Stuardi".
On entend l'orgue de l'église,
à l'intérieur de la forteresse, sir Bruno Roberton (tén.)
signale aux soldats de Cromwell que c'est le moment de la prière,
tous s'agenouillent. Le choeur se tait lorsque retentit la prière
depuis l'église, entonnée par quelques personnages dont Elvira,
fille du gouverneur de la forteresse (larghetto maestoso).
Les gens de la forteresse
entrent joyeusement, portant des paniers de fleurs et invitant les soldats
à fêter avec eux les noces de "la bella verginella" Elvira.
Ce charmant allegro brillante rappelle la tendre Sonnambula,
par sa spontanéité et sa fraîcheur naïves, typiques
du style de Bellini.
Recitativo ed Aria.
Sir Riccardo Forth (baryton) se lamente d'avoir perdu celle qu'il aime
et l'orchestre soupire bientôt avec lui. Il explique à sir
Bruno que Lord Valton lui avait accordé la main de sa fille Elvira,
mais que la veille, alors qu'il s'en revenait "pien d'amorosa idea", selon
la jolie formule du comte Pepoli, il s'entendit dire par Lord Valton qu'Elvira
brûlait d'amour pour un "Cavaliere" ! Et l'empire d'un père
ne peut rien contre le coeur de sa fille.
La superbe Cavatina
de Riccardo : "Ah, per sempre io ti perdei" au rythme ondoyant, exprime
toute sa déception, mais d'une chaleur et d'une mélancolie
irrésistibles, quintessence du romantisme de Bellini !
Sir Bruno tente de ranimer
en lui l'ardeur guerrière consolatrice. On réentend le motif
des Puritains, mais l'autre est tout à sa douleur, merveilleusement
épanchée dans la belle Cabaletta "Bel sogno beato".
Belle Cabaletta, mais ô combien mutilée à la
scène : l'introduction à la flûte est souvent coupée,
ainsi que le Da Capo ou reprise... Que l'auditeur attentif se console,
en remarquant avec délices la clarinette qui susurre, un ton au-dessus,
la même mélodie gentiment désespérée
!
La première
différence importante entre la version habituelle et la version
Malibran/S. Carlo intervient ici, car Riccardo s'exprime avec la voix claire
du ténor. Ce timbre étant celui de l'amoureux par excellence,
il apporte au personnage une dimension supplémentaire dans la rivalité
qui l'oppose à l'autre homme épris d'Elvira Valton.
Deuxième tableau
[12 min] : La chambre d'Elvira Valton ;
les fenêtres gothiques
sont ouvertes et laissent voir les fortifications.
Recitativo e Duetto.
On découvre vite le beau lien d'affection unissant Elvira Valton
(soprano) et celui qu'elle nomme son "secondo padre", son oncle sir Giorgio
Valton (basse). Celui-ci remarque la tristesse d'Elvira, déclarant
qu'elle perdra l'esprit et mourra de douleur si on la traîne de force
devant l'autel. Sir Giorgio lui dit de pleurer plutôt de joie car
le "Cavaliero" qu'elle aime sera bientôt devant elle ! A ce moment,
le dialogue animé régnant jusque-là laisse leurs voix
s'unir délicatement. Grave, sir Giorgio raconte comment il a convaincu
son frère Lord Valton, concluant : "Si elle est conduite à
d'autres noces, / la malheureuse... mourra ! "Lord Valton rappelle qu'il
a donné sa parole à sir Riccardo, mais sir Giorgio insiste
encore... On entend un appel de cors... Sur le motif des puritains, les
gens d'armes annoncent l'arrivée du "preux et noble Comte, Arturo
Talbo, Cavaliero". Elvira exulte et se lance avec son oncle dans une trépidante
Stretta
finale ; le rideau tombe.
Autre différence,
mais qui semble moins flagrante à l'oreille : la tessiture abaissée
d'Elvira, correspondant à celle de Maria Malibran.
Troisième tableau
[45 min] : Une vaste salle d'armes de style gothique flamboyant,
avec une galerie
à colonnes d'où l'on aperçoit les fortifications.
Coro e Quartetto.
L'orchestre attaque le joyeux motif qu'un "Coro generale" va bientôt
reprendre, dans toute l'exultation de l'accueil du "noble Comte".
Tous se taisent, Bellini
prépare son terrain... L'orchestre ponctue de graves accords, puis
la flûte donne le ton élégiaque : l'un des joyaux de
la partition s'apprête à luire. Le magnifique Largo
"A te, o cara", poème d'amour qu'Arturo donne à Elvira. Le
morceau est noté Quatuor et se déroule comme un Concertato,
mais l'écriture du ténor y est tellement centrale, que bien
des interprètes l'ont gravé au disque comme un air. Que dire
de l'écriture miraculeuse, si ce n'est que l'auditeur ne peut que
"fondre" dès la proposition, par la flûte, du motif surhumain...
sorti pourtant d'une âme humaine... la divine âme de
Vincenzo Bellini ! Mélodie "longue, longue, longue", comme disait
Verdi, se déployant sans fin, toujours sublime, même si le
ténor la fait transposer en raison du difficile do dièse
placé au début de la reprise.
Finale Primo.
[a) Scena, Duettino
e Polacca.]
Lord Valton (basse) présente à Arturo un laissez-passer pour
se rendre à l'église et demande à sir Giorgio de les
accompagner. Quant à lui, il doit conduire devant le Parlement anglais
la mystérieuse prisonnière qui paraît alors, escortée
de sir Bruno. Arturo pense qu'elle doit être une alliée des
"Stuardi" et sir Giorgio le confirme : on la soupçonne d'être
une messagère déguisée. Lord Valton unit les mains
des deux fiancés et leur donne sa bénédiction (reprise
du thème du magnifique Concertato précédent)
avant de se retirer avec les gardes. Les autres sortent également,
sauf la prisonnière... et Arturo qui avait fait semblant de partir.
Elle sent vite qu'elle peut avoir confiance en lui et il déclare
d'ailleurs que son père est tombé, fidèle aux Stuart.
Enrichetta di Francia (mezzo-sop.) découvre son identité
: "Figlia a Enrico e a Carlo sposa", fille d'Henri IV de France et épouse
du malheureux roi Charles Premier qui mourut décapité. Arturo
s'agenouille devant celle qu'il nomme : "Regina !". Leur duo est bref mais
tourmenté : elle pense avoir le même sort que son époux,
mais Arturo a résolu de la sauver... au prix , terrible, de s'arracher
à celle qu'il "adore" ! Le duo s'interrompt et laisse la place à
l'insouciante Polacca, célèbre polonaise d'Elvira : "Son
vergin vezzosa" (traduites, les paroles sont impossibles de naïveté
: "vierge charmante"). Une couronne de roses est posée sur sa tête
et elle tient le magnifique grand voile blanc que lui a offert Arturo.
Au début, Giorgio, Arturo et la reine font écho au chant
d'Elvira qui épanouit sa joie en force vocalises, mais lorsqu'elle
fait mine de placer le voile sur la tête de la reine, Arturo devient
la proie d'un fol espoir...
[b) Scena.]
Il l'explique à la reine : le voile, le sauf-conduit !... Elle ne
croit pas à cette chance, il la saisit alors par la main et l'entraîne,
mais quelqu'un surgit devant eux. C'est sir Riccardo, qui, désespéré,
est bien déterminé à empêcher Arturo à
lui ravir ce qu'il avait de plus précieux sur la terre. Ils se défient
mais lorsque les épées s'entrechoquent, Enrichetta s'interpose,
le voile tombe et la découvre ! D'abord étonné, sir
Riccardo les laisse froidement partir.
Encore une différence
dans la version Malibran : au moment où Arturo s'écrie :
"Addio, o Elvira, addio mio ben", un morceau est inséré,
il s'agit d'un superbe Terzetto alangui et bellinien jusqu'au bout des
ongles (ou des notes, pourrait-on dire !).
Terzetto "Se il destino
a te m'invola". Larghetto sostenuto e affettuoso.
Chacun s'exprime entre parenthèses,
c'est-à-dire pour lui-même, les autres personnages n'entendant
pas ses paroles. Les pensées sont donc différentes, mais
magnifiquement fondues par le principe musical de l'ensemble concertant,
permettant à plusieurs personnages de chanter simultanément
des textes différents, chose impossible dans le théâtre
parlé !
C'est Arturo qui lance le
trio par ces paroles voulant exprimer la constance de son amour malgré
le destin qui le ravit à elle, malgré le temps et la distance
qui les sépareront. Riccardo soutient sa fuite, l'imaginant seul,
affligé, ayant perdu patrie et amour... lui souhaitant en somme
d'éprouver la douleur qu'il connaît à cause de lui
! Dans un tout autre état d'esprit, la reine se demande si elle
peut ouvrir son coeur à l'espoir...Pourra-t-elle retrouver son fils
et la douceur de ses étreintes ? Oh ! s'il s'agit là d'un
rêve, que Dieu ne l'éveille alors jamais !
Musicalement, la lumineuse
et si chaleureuse phrase plaintive d'Arturo, si "sostenuta" et tellement
"affettuosa", se déploie, sans fin... reprise par Enrichetta,
ponctuée par Riccardo, mais toujours dominée par Arturo qui
semble ne jamais l'arrêter... pour la plus grande joie de l'auditeur,
suspendu dans les sphères belliniennes auxquelles le génie
de Vincenzo a la gentillesse de le convier !
Cinq minutes et vingt secondes
de bonheur ! Bonheur sacrifié par Bellini afin de permettre aux
Parisiens de l'époque de rentrer plus tôt chez eux... Bonheur
qu'il faut absolument rétablir dans les partitions de cet opéra
!
[c) Scena.]
Arturo s'écrie : "Addio, o Elvira, addio mio ben", tandis que l'orchestre
reprend le motif de la joyeuse Polacca. Le choeur invite tout le monde
à se rendre à l'église... sir Riccardo assure Arturo
qu'il ne trahira pas leur fuite avant qu'ils n'aient franchi les murs d'enceinte.
La joie de chacun cède vite la place à la consternation générale,
lorsque Riccardo explique les faits aux autres personnages qui reviennent.
Sur ce fond de tristesse ou d'indignation, se détache la réaction
de la malheureuse Elvira et il est intéressant d'observer les indications
scéniques que le comte Pepoli lui a consacrées : "La cloche
de la forteresse sonne le tocsin ; le canon tire avec de longs intervalles.
Elvira fait quelques pas machinalement, puis reste immobile, après
avoir émis un cri douloureux". On sent l'importance notamment
de l'expression : "Elvira fa alcuni passi meccanicamente", préparation
évidente à sa future confusion mentale. Ses paroles révèlent
également le trouble qui s'empare d'elle :
"La dame d'Arturo est voilée
de blanc...
Il la regarde et soupire
- Il la nomme son épouse :
Elvira est-elle la Dame...?
Ne suis-je plus Elvira ? "
La didascalie précise
alors : "Elvira est immobile ; les yeux fixes et écarquillés,
elle se touche la tête comme pour vérifier si elle porte le
voile. Tout en elle indique une folie subite. Elle crie : "Non" d'une voix
désespérée puis reste immobile comme auparavant".
Les autres commentent sa pâleur, le fait qu'elle sourie et soupire
en même temps : c'est la thématique de la folie romantique.
Le choeur masculin - évidemment plus grave - conclut : "Demente
si fa...". Le comte Pepoli emploie un autre terme, aussi fort : "Dans
son délire, Elvira croit voir Arturo et lui dit ces vers avec la
plus grande tristesse et la plus délirante passion. Puis elle redevient
immobile comme avant". La douleur insoutenable conduit donc la malheureuse
Elvira à se détacher de la réalité en sombrant
dans la folie, mais bien avant sa grande scène du deuxième
acte.
Elvira se croit devant l'autel,
elle y convie Arturo...
[d) Pezzo concertato.]
"Ah vieni al Tempio". Elvira lance cet ensemble magnifique où Bellini
traduit, ou plutôt sublime les indications du Comte Pepoli : "avec
la plus grande tristesse et la plus délirante passion". La phrase
est déchirante de désespoir, pathétique et maximal,
pour ainsi dire ! Les autres commentent ce cri, de leur propre douleur
et l'ensemble se développe, sans fin, atteignant plusieurs sommets
et plongeant l'auditeur dans la plus pure extase.
[e) Scena e Stretta
finale.]
"Elvira fait un mouvement presque comme si elle revoyait Arturo
en train de fuir", précise la didascalie, et s'écrie
: "Mais toi, tu me fuis déjà ? Cruel, tu abandonnes / Qui
t'aima autant ? "
De même que la transformation
d'un sentiment intervient souvent entre une Cavatina et une Cabaletta,
afin de justifier cette dernière, le climat change entre Concertato
et Stretta finale. Elvira se dit dévorée "par une
fièvre vorace", par "une flamme" qui la "désagrège...".
L'ampleur de son déchirement provoque l'indignation générale
et la malédiction de chacun poursuit "les deux traîtres".
Musicalement, cette Stretta
"à vagues" laisse perplexe ou ne convainc pas... une preuve en étant
que Richard Bonynge en coupe le motif principal dans sa première
version studio, ne conservant que la coda finale ! Le motif en question
possède quelque chose d'alangui qui, pour une fois, ne réussit
pas à Bellini, l'ensemble est déliquescent, fade, comme insipide.
Une surprise nous attend
pourtant, au détour de la discographie, à l'audition d'un
enregistrement effectué au Teatro Bellini de Catane. Les choeurs
étonnamment incisifs, les timbales si "roulantes" du Teatro Bellini
que les passionnés du répertoire romantique (et d'enregistrements
pirates !) connaissent bien, claquent sous la direction du maestro
Gavazzeni, grand expert en opéra italien des XIXe et XXe siècles.
Il sait insuffler à cette Stretta une tension vibrante, un
rythme particulier, d'autant qu'il en restitue le Da Capo, chose
fort rare dans les représentations.
ACTE
DEUXIÈME [45 min]
Une grande salle avec
des portes latérales.
Par l'une d'elles, on
voit le camp anglais et toujours quelques ouvrages de fortification.
Introduzione.
L'orchestre propose la mélodie que les choeurs reprendront ensuite,
une sorte de marche triste et languissante qui décrit les souffrances
d'Elvira, mourant peu à peu. Sir Giorgio entre, et les habitants
de la forteresse l'interrogent anxieusement, le coeur brisé, il
consent à leur raconter l'état d'Elvira.
Romanza. La
flûte suggère le thème sinueux de la touchante mélodie
: "Cinta di rose e col bel crin disciolto". Le front ceint de roses, ses
beaux cheveux défaits, elle erre, vêtue de blanc, cherche
l'autel, prononce son serment matrimonial. Le choeur commente ce délire
fatal et sir Giorgio continue par un second couplet, mais les cordes frémissent
lorsqu'il parle des moments où la malheureuse croit apercevoir Arturo
dans les gens qui l'entourent. Ses pleurs, ses gémissements et sa
douleur augmentent alors et elle invoque la mort...
Scena ed Aria.
Sir Riccardo annonce la condamnation à mort d'Arturo Talbo par le
Parlement anglais. Sur des notes graves, le choeur approuve la peine.
Le Parlement a complètement
disculpé Lord Valton mais chacun doit se lancer à la poursuite
des fuyards, annonce Riccardo, reportant ainsi la volonté du chef
suprême "Cromvello" (les choeurs sortent).
[a) Cavatina.]
Les violons frémissent et une ombre passe à l'orchestre...
On entend alors une voix au loin, soutenue par les trémolos des
cordes : "O rendetemi la speme...", "rendez-moi l'espoir ou laissez-moi
mourir". Belle trouvaille de Bellini qui fait citer par Elvira le refrain
de son air comme si la litanie de son délire ne s'interrompait jamais,
au lieu de venir conventionnellement la commencer devant nous ! Sir Giorgio
et sir Riccardo la voient entrer, "échevelée, en habit
blanc. Son visage, son regard et chaque pas, chaque geste d'Elvira révèlent
sa folie", précise le Comte Pepoli. Les cordes proposent alors
la mélodie de l'air : "Qui la voce sua soave". Sa voix suave l'appela
en ces lieux, il fit son serment, puis disparut. La mélodie s'étire,
les cordes sanglotent et soutiennent les soupirs désespérés
d'Elvira... culminant dans une sorte de "refrain" sublime :
" Ah rendetemi la speme
O lasciatemi morir ! "
(Ah, rendez-moi l'espoir
/ Ou laissez-moi mourir !)
Elvira demande à Giorgio
qui il est, mais le reconnaît, en le nommant : "Mio padre" et sur
une joyeuse musique, elle évoque la fête à laquelle
il va l'emmener ! Elle se tourne et voyant Riccardo en larmes, l'orchestre
plaque un accord gravissime, comme inexorable, auquel Verdi fera écho
dans le dernier acte de La Traviata...
Elvira commente : "Il pleure
/ Il pleure... Probablement il a aimé !...". Elle reprend la mélodie
en posant la question à Riccardo. Il lui répond de regarder
son visage. Elle comprend : "Ah si tu pleures, tu sais encore / Qu'un coeur
en amour fidèle, / Toujours vit de douleur !". Peu à peu,
l'air en arrive au refrain, mais les paroles sont différentes :
"O toglietemi la vita ,
O rendemi il moi amor !
"
(Ah, enlevez-moi la vie,
/ Ou rendez-moi mon amour !)
Sir Giorgio et Riccardo la
contemplent, le coeur brisé.
Dans une brève Scena,
souvent coupée dans les représentations, ils se demandent
pourquoi elle semble soudain sourire, mais la didascalie dissipe tout espoir
: "Elvira se tourne avec fureur vers Riccardo et Giorgio. Pause générale.
Après un moment, Elvira sourit, son visage prend une expression
joyeuse, à la manière des fous". Elle assure Arturo qu'elle
calmera la colère de son père...
[a) Cabaletta].
La flûte introduit le thème enjoué de la Cabaletta
: "Vien, diletto, è in ciel la luna..." (Viens, mon bien-aimé,
/ La lune est dans le ciel, / Tout se tait alentour). Elvira appelle Arturo,
afin qu'il se hâte de lui rendre son amour premier. Le Comte Pepoli
conclut : "(Elvira est abattue par le délire - Giorgio et Riccardo
l'invitent à se retirer.) "
[Dans la version San
Carlo-Malibran, le rideau tombe ici, sur le premier tableau du deuxième
acte (car Bellini n'avait pas encore composé le duo baryton-basse
au moment de l'envoi de sa partition à Naples). Le second tableau
correspond au troisième acte décrit plus bas.]
Duetto - Finale Secondo.
a) Le cor introduit
le bel
Andante sostenuto débutant le duo entre sir Giorgio
et sir Riccardo : "Il rival salvar tu devi". Cette grave injonction ("Tu
dois sauver ton rival") montre que Giorgio a réalisé que
sauver Arturo équivaut à sauver Elvira ! D'un autre côté,
il est délicat de demander cela précisément à
Riccardo, qui réalise dans la folie d'Elvira quelle âme aimante
Arturo lui a ravie ! Face à la dénégation énergique
de Riccardo, Giorgio demande alors si la fuite de la prisonnière
est à imputer entièrement à Arturo... Riccardo
comprend, mais déclare que la sentence est juste et l'exécution
d'Arturo domptera la hardiesse des rebelles : "Je ne le hais pas, je ne
le crains pas / Mais l'indigne périra". Giorgio n'est pas aussi
sûr du détachement de Riccardo (lorsqu'il déclare ne
pas haïr Arturo) et pense qu'il tire une satisfaction de l'idée
de son exécution. Seulement, en laissant mourir Arturo, Riccardo
fera... deux victimes !
b) La deuxième
section du duo commence par un récit de sir Giorgio, expliquant
comment Riccardo sera poursuivi par un fantôme gémissant,
blanc et léger... et qui lui criera : "Je suis morte à cause
de toi". Il aura ensuite à subir la menace du fantôme d'Arturo.
Riccardo ne s'émeut pas : ses prières, ses sanglots et ses
soupirs auront raison du fantôme d'Elvira, quant à celui d'Arturo,
son "immense fureur" le repousserait "dans les abysses pour l'éternité".
Sir Giorgio en appelle alors
à la noble âme de Riccardo et l'embrasse avec une affection
paternelle. Riccardo cède : "Tes larmes ont gagné / Vois...
mes yeux sont humides"."Qui sait adorer sa patrie, / Honore la pitié",
s'écrient-ils. L'orchestre attaque un crescendo formidable : ils
se préparent à essuyer une attaque de la forteresse, peut-être
dès l'aube prochaine... L'orchestre ponctue fortement les
exclamations de "Patria, vittoria e onor !". La trompette attaque alors
l'irrésistible thème de la Stretta finale.
[c) Grande Stretta
finale]."Suoni
la tromba" : que la trompette sonne et ils combattront farouchement en
criant : "Liberté !". Si Arturo se présente désarmé
et en péril, on le sauvera, et s'il survient armé contre
la patrie, je le combattrai à tes côtés, répond
sir Giorgio.
Le thème, martial
au possible, est évidemment irrésistible, mais il ne faut
surtout pas le méjuger à cause, précisément,
de sa spontanéité, du caractère immédiat de
la séduction qu'il opère sur le public. Il faut, au contraire,
le replacer dans le contexte de l'époque romantique et de son esthétique
soumise à la passion, à cette passion naturelle, sortie du
coeur et donc empreinte d'une pointe de naïveté. C'est cette
candeur qui nous fait peut-être sourire aujourd'hui, mais ne doit
surtout pas conduire au mépris ni à l'ironie ! Il faut donc
"jouer le jeu" et c'est le rôle du chef d'orchestre, comme R. Bonynge,
dans sa première intégrale studio, qui ralentit incroyablement
le tempo et attaque la reprise avec un air martial unique !
Il faut aussi se transporter
au Teatro Bellini où le maestro Gavazzeni continue de nous
émerveiller, nous offrant le plus beau et le plus impressionnant
"Suoni la tromba" qui soit. Il y a aussi cette sonorité inimitable
des cuivres italiens, si chaleureuse qu'elle est à la limite du
"coin-coin" dérisoire, mais si sympathique. Des timbales extraordinaires
du Teatro Bellini nous avons déjà parlé, mais il y
a plus, une surprise : un bis, plus vibrant que jamais, concédé
par le maestro Gavazzeni !
Cette marche électrisante
au possible[3]
a une histoire : intitulée tour à tour "Coro di libertà",
"Coro dell'alba", "Inno di guerra", selon les lettres de Bellini, elle
se trouvait à l'origine dans l'Introduzione de l'acte I.
Bellini crut en tirer un meilleur effet en la déplaçant à
l'intérieur de l'opéra puis en l'utilisant comme Stretta
d'un duo baryton-basse au deuxième acte, précédant
l'air de folie d'Elvira. C'est sur une suggestion de Rossini, paraît-il,
que Bellini fit passer ce duo après l'air de folie, l'ineffable
Stretta,
ne manquant pas de recueillir des applaudissements enthousiastes. L'idée
d'en faire un duo et le finale de l'acte est certes bienvenue, mais on
y perd, hélas, la participation du choeur qui devait donner un tout
autre relief au morceau. Son absence (cruelle !) de la version Malibran/San
Carlo n'est pas une coupure, mais résulte du simple fait que lors
de l'élaboration puis de l'envoi à Naples de cette version,
Bellini n'avait pas encore décidé de faire de ce morceau
le duo que l'on connaît. (Selon d'autres belliniens, ce morceau aurait
immanquablement été censuré à Naples, car l'austère
Royaume des Deux-Siciles ne pouvait laisser passer sur une scène
un mot aussi explosif que "Liberté". Cette explication peut laisser
entendre que le duo aurait donc pu exister avant l'envoi de la partition
à Naples).
ACTE
TROISIÈME [46 min]
Une galerie dans un jardin
avec bosquet, proche de la maison d'Elvira Valton.
On voit toujours les
fortifications au loin. Le jour baisse et la lune va faire son apparition.
Uragano, Romanza e
Duetto.
[a)]. En guise
de Prélude, l'orchestre décrit un ouragan (comme pour faire
écho aux pensées tumultueuses des protagonistes de l'opéra)
mais sans oublier de dessiner une triste atmosphère bien romantique.
[b) Scena e Romanza].
Enveloppé de l'inévitable
"grand manteau" des exilés, lord Arturo Talbo fait son entrée.
A présent qu'il a échappé à ses ennemis, il
respire avec délices l'air de son sol natal tant aimé, dont
chaque frondaison, chaque pierre est bénie par son coeur palpitant
d'émotion. On entend la harpe au loin... Elvira passe derrière
ses fenêtres, vêtue de blanc et chante l'air du troubadour
qui, solitaire et assis près d'une fontaine, exhale son immense
douleur par un chant d'amour. Arturo reconnaît là son chant
d'amour ! Il appelle Elvira en vain...
Évoquant les heureux
moments où les forêts entendaient ce chant auquel la voix
d'Elvira faisait alors écho, lord Arturo se lance dans la Romanza,
dont l'introduction à la flûte est déjà, à
elle seule, un ravissement.
Dans un mouvement de sollicitude
tout naturel pour le lecteur qui pourrait se révéler "perdu"
face aux commentaires qui vont suivre, précisons d'emblée
que cette superbe Romance est chantée deux fois, une Scena
séparant les deux strophes, mais qu'afin de soulager le ténor,
on coupe souvent l'une ou un morceau de l'autre (!), selon des choix aussi
variés que fantaisistes et de toute manière insatisfaisants.
La cantilène d'amour
se déploie en des courbes mélodiques aussi gracieuses que
chaleureuses, du pur Bellini ! Elle narre l'errance du troubadour solitaire
cherchant en vain le soleil quand la nuit est tombée ; le sommet
quant il accourt dans la vallée et croyant voir dans le printemps,
l'hiver. Le frère jumeau de l'infortuné René de Chateaubriand
!
La flûte reprend le
thème, mais la Romance est interrompue par le son des tambours..."L'orde
di Cromvello", comme les nomme Arturo, passent au loin... (Certaines mises
en scène ont même l'idée incongrue d'ajouter des chiens
(!) dont les aboiements secouent l'auditeur, pourtant en attente de vraisemblance
certes, mais ne rompant pas l'équilibre de la magie des conventions
théâtrales).
Arturo regrette amèrement
de ne pouvoir entrer et dire à Elvira sa douleur et sa foi, mais
il risquerait de se perdre. Il va plutôt tenter à nouveau
le chant, peut-être viendra-t-elle ? Ô troubadour exilé,
dont la douleur est l'unique compagnon, il ne connaît le repos que
lorsqu'il meurt !
[c) Scena e Duetto].
Elvira sort éperdue, mais constate que le chant s'est tu. Il était
pourtant si doux à son âme... L'orchestre rappelle le motif
du Quatuor-entrée d'Arturo au premier acte : "A te, o cara"."Ah
mio Arturo, ove sei ?", s'écrie-t-elle."A piedi tuoi !", répond-il
avec ferveur. L'orchestre palpite comme pour transcrire la forte émotion,
l'intense jubilation d'Elvira !
Arturo attaque la première
section du duo "Nel mirarti un solo istante" : en la voyant un seul instant,
il se console de toute douleur ressentie à cause de l'éloignement.
Le rythme se ralentit sensiblement car Elvira, encore un peu confuse à
ce rappel, demande combien de temps... et lorsqu'il dit : "trois mois",
elle le corrige en "trois siècles d'horreur !". Elle lui dit combien
elle l'attendit. Arturo révèle qu'il a dû sauver la
prisonnière...
[Ici intervient un
coupure, devenue traditionnelle, de cette seconde section du Duo, conservée
en revanche dans la version Malibran/S. Carlo. Cette section n'est exécutée
que dans les enregistrements Pavarotti-Sutherland/Bonynge et Ricciarelli/Ferro.]
Elvira lui demande alors
si elle est son épouse, s'il l'aime ! La réponse d'Arturo
est le suave Cantabile "Da quel dì che ti mirai" : depuis le jour
où il la vit, il lui a consacré sa vie dans la joie et dans
le malheur. On atteint au sublime dans l'élan qui le voit évoquer
avec tant de romantisme : "fin la morte in questo amore, dolce ancora per
me sarà !" (en cet amour, jusqu'à la mort sera douce pour
moi), à ce moment le frémissement des violoncelles donne
le frisson.
Elvira répond en complète
communion de sentiments.
[En ce qui concerne
la coupure traditionnelle de cette seconde section, le "raccord" musical
est bien fait, mais celui du texte laisse à désirer. On passe
en effet des mots d'Arturo : "Prigioniera... abbandonata" à ceux
d'Elvira : "Dì... se a te non era cara, / A che mai seguir colei
?" ("Dis-moi... si elle ne t'était pas chère, pourquoi donc
la suivre ? "Les mots d'Elvira sont un peu déconnectés, car
Arturo n'a pas précisé qu'il n'éprouvait rien pour
la reine !)]
Pourquoi la suivre, s'il
ne l'aime pas, interroge Elvira, sur un crescendo de l'orchestre
qui assène de sombres accords pour souligner les graves paroles
d'Arturo... Il réalise qu'Elvira ignorait qu'il s'agissait de la
reine et qu'attendre était la mettre en péril de mort ! L'orchestre
reprend son crescendo pour accompagner la joie d'Elvira, comprenant
qu'elle est toujours aimée. Il se déchaîne encore lorsqu'Arturo
déclare éperdument vouloir passer sa vie avec elle. La troisième
section du duo est la Stretta enflammée "Vieni fra queste
braccia", morceau célèbre de la partition et dont le dernier
vers ne peut qu'être : "T'amo d'immenso amor !!", culminant sur un
aigu vertigineux, à l'unisson.
On peut se demander à
quoi tiennent l'efficacité et la célébrité
du morceau. Et d'ailleurs plus que de magie de l'inspiration, on pourrait
parler de spontanéité dans l'expression de la passion, épousant
exactement le sentiment du passage. L'utilisation de l'héroïsme,
trait bien romantique, se traduisant par des aigus périlleux et
spectaculaires, ajoute également à l'aspect brillant et passionné
de ce morceau, car, enfin, on a affaire à une Stretta bien
linéaire, avec son caractéristique accompagnement marqué
et répétitif... Mais voilà, Bellini transfigure tout
!
Finale Ultimo.
[a) Scena e Concertato].
Le cor annonce la présence
des ennemis d'Arturo... (l'orchestre reprend le thème de leur passage
entre les deux strophes de sa Romanza). A la stupéfaction
d'Arturo, Elvira reprend son délire et dit qu'elle ne craint plus
ce son... (retour à l'orchestre du thème de la fête
de son air de folie). Arturo est désemparé... Il veut entraîner
Elvira qui tombe à ses genoux et les entoure de ses bras. Atterré
par la folie d'Elvira, Arturo est indifférent à l'arrivée
des Puritains. Riccardo annonce la sentence de Cromwell, mais le mot de
"mort" provoque une forte commotion dans l'esprit d'Elvira et un changement
intellectuel total, précise la didascalie. Arturo lance alors le
calme ensemble concertant "Credeasi misera" et réalise qu'"elle
se croyait malheureuse / trahie par moi" et qu'elle traînait ainsi
une vie aussi douloureuse. Il méprise alors le destin, s'il peut
mourir à côté d'elle. Les paroles d'Elvira montrent
qu'elle a recouvré la raison : "Dans sa mort, / Il m'aura pour épouse
!". Les autres donnent libre cours à leur consternation. Alors que
l'ensemble paraît hésiter à trouver une conclusion,
Bellini a la bonne idée de lui adjoindre une reprise par Arturo
qui s'exclame : "Crudeli, crudeli !", avant d'apostropher, précisément,
ces "cruels" :
"Elle est tremblante,
Elle est expirante,
mes perfides
Sourdes à la pitié
!
Freinez la colère
Un seul instant,
Et puis assouvissez
Votre cruauté [4]
!"
Dans cette invective véhémente
et désespérée, le pauvre Arturo doit assumer d'abord
un impressionnant Do aigu lancé aux étoiles, sans progression,
puis un suraigu hallucinant, ce terrible Contre-Fa écrit pour son
créateur, le célèbre Giambattista Rubini. On a là
un exemple maximal de la virtuosité utilisée à des
fins dramatiquement expressives.
Les ténors se mesurant
au rôle de Lord Arturo, chantent habituellement une note basse en
premier lieu, repoussant ainsi le spectaculaire Do à la place du
Contre-Fa. La difficulté d'exécution de celui-ci réside
dans le fait qu'il faut utiliser une technique particulière d'émission
de la voix (dite émission "en voix mixte ") que Rubini maîtrisait
parfaitement. Le grand Luciano Pavarotti a le mérite d'essayer dans
l'intégrale studio Decca, mais son recours au falsetto ne
donne pas une idée de progression après le magnifique Do
éclatant. Bien au contraire, l'héroïsme est perdu, car
pour s'exprimer simplement, on dirait qu'il chante en voix de femme.
La version Malibran/San
Carlo diffère en ce qu'elle retire, dans ce concertato, la
"vedette" au ténor, pour laisser Elvira conduire l'ensemble.
[b) Coro generale e
Cabaletta finale].
On entend les sonneries
de cors annonçant les hérauts porteurs de messages. Les Stuarts
sont vaincus... et déjà pardonnés ! L'Angleterre est
libre ! Tous s'écrient : "A Cromvello, onore e gloria !". La musique
est celle du choeur de l'Introduzione de l'opéra. Tous souhaitent
à Elvira et à Arturo un long bonheur et tous deux chantent
une jubilante Cabaletta finale "Ah ! sento, o mio bell'angelo".
Certains enregistrements
coupent la Cabaletta, ne conservant que de traditionnelles cadences
finales pour les choeurs et tous les solistes (ce qui ne fait qu'accroître
l'impression que la fin est un peu trop rapide et en "queue de poisson
"). Les autres enregistrements exécutent la Cabaletta, mais confiée
à la seule Elvira (!), on n'a donc jamais le Finale original conçu
par Bellini.
|
* *
*
Tristissimo
Finale
La partition de la version
Malibran des Puritani arrivant trop tard à Naples, le contrat
fut déclaré caduc et Bellini le regretta d'autant plus qu'il
avait enfin l'occasion de composer un rôle sur mesure pour cette
cantatrice qu'il estimait tant.
Décidant de rester
à Paris dans l'espoir d'affirmer encore sa position, il expliqua
à Florimo, non sans orgueil : "La Cour tout entière me veut
beaucoup de bien. Les Ministres et les maisons les plus considérées
à Paris m'aiment. Généralement je suis bien vu partout..."
La saison du Théâtre-Italien s'achevait et l'opéra
de Donizetti Marino Faliero n'avait été donné
que cinq fois, ce beau succès n'ayant pas égalé celui
des Puritani, Bellini se proclamait "le premier après Rossini".
Si une telle bouffée de prétention eût été
impossible de la part du noble Donizetti, on peut la pardonner au pauvre
Bellini, quand on sait quel sort l'attendait...
Pour l'heure, c'est d'un
duel dont Bellini allait être la victime ! La nouvelle s'était
répandue à Naples est n'avait pas manqué d'inquiéter
le bon Florimo... mais le démenti arriva... des mains de Vincenzo
lui-même : "Une véritable blague, mon cher Florimo, mon duel.
Je vois quelques femmes, mais les maris sont par système contraires
aux duels. J'évite, tu le sais, les personnes de mauvais genre,
donc je ne m'expose jamais mais je n'aime pas faire le Don Juan ni le Don
Quichotte et j'espère par conséquent mourir dans mon lit,
telle la personne la plus tranquille ; donc lorsqu'une autre fois de telles
nouvelles t'arriveront, mets-les en quarantaine avant d'y croire."
Florimo riposte en lui recommandant
Saverio Mercadante engagé par le Théâtre-Italien et,
connaissant apparemment son Bellini, insiste : "aide-le comme tu le pourras
; assiste-le toujours ; conseille-le en tout ce qu'il demandera. Démontre-lui
de l'amitié [...]. Ne me cause pas de souci en cela, contente-moi
et ne fais pas l'égoïste". Diverses tractations avec l'Académie
Royale de Musique (l'Opéra) et l'Opéra-Comique n'aboutirent
guère ; en revanche, Londres devait accueillir avec un succès
fracassant aussi bien Marino Faliero que I Puritani, interprétés
par la même compagnie mais dans l'ordre inverse.
Entre le 10 et le 12 mai,
Bellini s'était transféré dans la villa "enfouie sous
les roses" pour jouir d'une oisiveté méritée. Une
lettre du début du mois de septembre nous apprend qu'il subit trois
jours de dérangements intestinaux. Par un terrible caprice du destin,
il devait rencontrer peu après et pour la dernière fois,
celui qu'il nommait son "jettatore" ou jeteur de mauvais sort. Le poète
allemand Heinrich Heine, puisqu'il s'agit de lui, le raconta dans ses Reisebilder
: "C'est un préjugé de croire que le génie doit mourir
de bonne heure. Je crois qu'on a assigné l'espace compris entre
trente et trente-cinq ans comme l'époque la plus pernicieuse pour
le génie. Que de fois j'ai plaisanté et taquiné à
ce sujet le pauvre Bellini en lui prédisant qu'en sa qualité
de génie, il devait mourir bientôt, parce qu'il atteignait
l'âge critique ! Chose étrange ! malgré notre ton de
gaieté, cette prophétie lui faisait éprouver un trouble
involontaire : il m'appelait son jettatore et ne manquait jamais
de faire le signe conjurateur." (C'est-à-dire de tendre l'index
et l'auriculaire de la main droite en repliant majeur et annulaire, de
manière à former deux petites cornes.)
Mais ce soir de septembre,
Heine était vraiment allé loin, à tel point que l'épouse
de leur hôte, le Conseiller Jaubert, s'était aperçue
du trouble profond et désespéré que le pauvre Bellini
avait ressenti. Lorsqu'elle organisa un dîner pour les réconcilier,
la place de Bellini demeura vide, il était trop tard...
Une aura de mystère
entoure la tristissima fin de la vie de Vincenzo Bellini.
Cette atmosphère
étrange provient en majeure part du fait que les amis de Bellini
à Puteaux interdirent les visites et quittèrent eux-mêmes
précipitamment la villa, laissant le divin compositeur agonisant
sous la seule garde du jardinier.
De nombreuses années
plus tard, en 1990, on trouve encore une publication - la dernière
! - entretenant ce parfum de mystère. Il s'agit d'une sorte de roman
policier intitulé : Bellini ou la mort d'Orphée [5].
Intrigué par cette publication, l'éditeur Giuseppe Maimone,
concitoyen de Bellini, voulut en savoir plus et nous en demanda un compte-rendu
afin de l'inclure dans un ouvrage collectif [6].
Nous avons intitulé l'étude : "Vincenzo Bellini, héros
malheureux d'un roman policier français", car tout est dans la présentation,
pour ainsi dire. En effet, on peut constater que l'habile auteur laisse
déduire, par exemple, la liaison entre Bellini et Mme Lewis, ou
introduit simplement du suspense en racontant les choses...
Il y a bien quelques (petits)
ajouts... Comment, en effet, résister à la tentation de retoucher
le portrait du jardinier-cerbère en lui donnant une "stature simiesque"
et en précisant bien qu'une "barbe noire et drue lui mangeait la
moitié du visage." ? Alors qu'on ne sait même pas à
quoi il ressemblait ! Pourquoi le vieux Cherubini n'aurait-il pas dit,
lors des obsèques, que la mort prenait les traits de Bellini pour
se révéler à lui ? D'autant que cela permettait à
l'auteur d'ajouter complaisamment : "Et une larme de vieillard glissa lentement
le long de sa joue flasque". Mais ne reprochons pas à l'auteur d'avoir
parsemé de l'eau de rose puisque le Romantisme auquel appartient
Bellini et toute son époque en distillait !
Mais quittons, du moins,
le roman...esque et revenons en arrière, grâce au journal
du baron D'Aquino, attaché à l'ambassade napolitaine et ami
de Vincenzo, qui note, le 11 septembre : "Le bruit court que Bellini est
malade à Puteaux (où je l'ai vu ces jours-ci). Je le trouve
au lit. Il a, me dit-il, une légère dysenterie et qu'il ne
tarderait pas à revenir à Paris. À ce moment paraît
Mme Lewis, que je connais sous le nom de Mlle Olivier. Elle gronde avec
aigreur le malade, en disant qu'il lui faut un repos absolu. Le reproche
m'étant évidemment adressé, je prends congé.
Je raconte ma visite à mon oncle Carafa et à tous nos amis."
Les jours suivants, le baron
ne reste pas dans l'inaction :
"Le 12 - Je retourne à
Puteaux. À travers la grille de la maison, le jardinier se montre,
mais la consigne est donnée. On ne reçoit personne."
"Le 13 - J'y retourne avec
Mercadante ; même consigne."
"Le 14 - Carafa se fait
passer pour le médecin de la Cour. Il parvient jusqu'à Bellini
qu'il trouve au lit."
Pourquoi le journal du baron
D'Aquino n'en dit-il pas plus ? Son oncle, le prince Carafa, par ailleurs
compositeur d'opéras, fut pourtant impressionné par l'état
de Bellini qu'il trouva en plein délire, appelant sa mère,
son père et ses amis, l'implorant de faire venir Florimo immédiatement
sinon ce dernier le trouverait mort ! C'est en ces termes que le prince
rapporta à Florimo son entretien avec Vincenzo. Épaississement
du mystère, le journal du baron D'Aquino ne parle plus de rien jusqu'au
22 septembre !
En revanche, à partir
du 20, commencent les billets, en italien cette fois, d'un médecin
envoyé par la princesse De Belgioioso, le Docteur Luigi Montallegri.
Ces billets étaient destinés à tenir informé
le directeur du Théâtre-Italien Carlo Severini de l'état
de santé de Bellini.
Le Dottor Montallegri entreprend
de soigner Bellini avec le peu de moyens dont on disposait à l'époque.
Le médicament vésicant ou vésicatoire, provoque une
crise de sudation qui rassure quelque peu Montallegri ; d'autre part les
déjections moins importantes et moins fréquentes permettent
au pauvre Bellini de trouver un peu de repos. Le 22 septembre, le Dottor
Montallegri espère pouvoir le déclarer hors de danger le
lendemain.
Le même jour, le baron
D'Aquino reprend son récit : "Ces jours-ci, personne n'ayant pu
voir Bellini, le mécontentement éclate, ce soir, chez Lablache.
On parle même de faire intervenir le procureur de roi...".
Le 23 septembre, Montallegri
trouve Bellini dans un état alarmant car la crise de sudation ne
s'est pas opérée et le pauvre Vincenzo a passé une
nuit terriblement agitée...
L'inquiétude de Montallegri
le conduit à réécrire un billet, mais adressé
cette fois au pharmacien Bonnevin, demeurant rue Favart, non loin du Théâtre-Italien.
Le pharmacien doit remettre le billet à un certain monsieur Bianchi,
probablement employé au théâtre, qui le fera parvenir
au directeur Carlo Severini. Voici le texte, rendu encore plus poignant
par les fautes que nous nous abstenons bien de corriger :
"Mr. Bonnevin,
Faitez avoir à Mr.
Bianchi tutsuit ce billet, et annoncez a Mr. Severini la fin prochain du
malheureux Bellini. Une convulsion il a mis or de connaisssance e peut
etre ne vivera pas usque a demin.
Montallegri
Puteaux 23
septembre."
Écrits sur un angle du
même feuillet, quelques mots en italien, destinés aux Signori
Bianchi et Severini nous donnent plus clairement la terrible réalité
:
"Il nostro è perduto.
Una convulsione lo ha gettato in pericolo di vita."
(Notre ami est perdu. Une
convulsion a mis sa vie en danger).
Ce même mercredi 23
septembre 1835, le baron D'Aquino reprend son récit (toujours en
français) :
"Le 23 - Ayant à
passer la journée à Rueil chez ma belle-soeur, je pars à
cheval de bonne heure. Au pont de Courbevoie je m'arrête à
Puteaux. Le jardinier est toujours inflexible. Dans la journée un
orage épouvantable éclate, et à 5 heures dix minutes
environ, tout trempé par la pluie battante, je frappe à la
maison de Mr. Lewis. Pas de réponse... Je pousse la grille et elle
cède. Après avoir attaché mon cheval, je pénètre
dans la maison qui paraît complètement abandonnée.
Je trouve Bellini sur le lit semblant endormi... mais sa main est glacée.
Je ne puis croire à l'affreuse vérité... Le jardinier
rentre et me raconte que le Signor Bellini a rendu le dernier soupir à
5 heures, et que Mr. et Mme Lewis, étant partis pour Paris, il avait
dû sortir pour appeler du monde et avoir des cierges... Affolé,
éperdu, je me rends en toute hâte chez Lablache, rue des Trois-Frères,
d'où la fatale nouvelle se répand dans Paris."
Le Journal des Débats
du 29 septembre apprend d'une source inconnue les derniers instants de
vie du pauvre Bellini qui, sous l'impulsion de la fièvre se serait
levé, devant le jardinier-gardien, stupéfait : "Ne voyez-vous
pas que toute ma famille arrive ? Voici mon père, voici ma mère
!... Et il nommait ainsi tous ses parents. Ce délire ne tarda pas
à cesser ; il se recoucha, retombant dans sa faiblesse et s'éteignit...".
Le 9 octobre, la Gazzetta di Venezia révèle à
toute l'Italie cette poignante conclusion, mais la fatale nouvelle était
parvenue à Milan dès le 30 septembre, à Venise le
3 octobre, à Naples le 8 et à Catane (!) entre les 14 et
15 octobre.
C'est à ce moment
qu'Alexandre Dumas, alors en voyage en Italie, situe son émouvant
récit intitulé BELLINI [7].
Son compagnon de voyage, le peintre Jadin, lui apprend la nouvelle qui
le choque profondément :
"- Que dites-vous ? Voyons.
- Je vous répète
ce que viennent de m'assurer nos deux compatriotes, qui l'ont lu à
Naples sur les journaux de France. Bellini est mort.
- Impossible ! m'écriai-je,
j'ai une lettre de lui pour le duc de Noja."
Je m'élançai
vers ma redingote, je tirai de ma poche mon portefeuille, et du portefeuille
la lettre.
" - Tenez.
- Quelle est la date ?
Je regardai.
- 6 mars.
- Eh bien ! mon cher, me
dit Jadin, nous sommes aujourd'hui au 18 octobre, et le pauvre garçon
est mort dans l'intervalle, voilà tout. (...).
- Bellini est mort !...",
répétai-je sa lettre à la main.
Cette lettre je la lui avais
vu écrire au coin de ma cheminée ; je me rappelais ses beaux
cheveux blonds, ses yeux si doux, sa physionomie si mélancolique
; je l'entendais me parler ce français qu'il parlait si mal avec
un si charmant accent ; je le voyais poser sa main sur ce papier : ce papier
conservait son écriture, son nom ; ce papier était vivant
et lui était mort ! Il y avait deux mois à peine qu'à
Catane, sa patrie, j'avais vu son vieux père, heureux et fier comme
on l'est à la veille d'un malheur. Il m'avait embrassé, ce
vieillard, quand je lui avais dit que je connaissais son fils ; et ce fils
était mort ! ce n'était pas possible. Si Bellini fût
mort, il me semble que ces lignes eussent changé de couleur, que
son nom se fût effacé ; que sais-je ! je rêvais, j'étais
fou. Bellini ne pouvait pas être mort."
Le lendemain, le bon Dumas
ne peut toujours pas croire la nouvelle et c'est seulement en arrivant
à Naples que la terrible réalité s'impose à
lui. Le duc Di Noja lui fait demander la lettre, mais Dumas est ferme :
"Je la lui montrai, mais je ne la lui donnai point. Cette lettre était
devenue pour moi une chose sacrée : elle prouvait que non seulement
j'avais connu Bellini, mais encore que j'avais été son ami."
Entre-temps, la Gazzetta
piemontese avait publié le 1er octobre un long et douloureux
article nécrologique bientôt repris par la plupart des journaux
italiens. Son auteur était Felice Romani.
Ainsi, à 17 heures
de ce 23 septembre, l'âme tourmentée mais sublime de Vincenzo
Bellini s'envolait vers le ciel.
Les questions demeurent :
comment les Lewis pouvaient-ils choisir de partir pour Paris malgré
l'état désespéré de leur ami ? Où est
passé le Dottor Montallegri qui ne quittait pas son chevet ? On
a invoqué la crainte du choléra et ce pourrait être
une explication. On en vint rapidement à soupçonner ces mystérieux
Lewis : la femme aurait empoisonné Bellini par jalousie, quant à
son mari, il avait reçu du compositeur une forte somme en prêt,
et d'importants fonds malmenés par de malheureuses spéculations...
Rossini se fait le porte-parole
des amis indignés du pauvre Vincenzo et réclame l'autopsie,
rapidement concédée sur ordre du roi Louis-Philippe. Les
circonstances devaient être bien troublantes pour que l'autopsie
apparût comme indispensable !... Elle révéla au moins
que le pauvre Vincenzo n'avait pas été empoisonné,
mais avait "succombé à une inflammation aiguë du gros
intestin, compliquée d'abcès au foie", conclura le docteur
Dalmas, membre éminent de la Faculté de Médecine.
Rossini se chargera de tout
disposer pour la suite des événements, sordide, triste et
dont le récit détaillé est inutile. Il enverra aussi
à la famille de Catane les objets appartenant à son enfant
chéri.
Don Rosario Bellini écrira
à Samuel Lewis une lettre remplie d'une digne douleur, d'une reconnaissance
sincère mais aussi d'un légitime désir de savoir quelle
maladie fatale avait emporté son fils. Il ajoutera cette expression
mystérieuse qui fit naître bien des commentaires chez les
biographes de Vincenzo : "Ella sa tutto e tutto, e dir tutto mi può."
(Vous savez tout, et pouvez tout me dire.) Samuel Lewis se borna à
répondre "Sa dernière maladie fut une diarrhée ; malaise
auquel il avait été sujet d'autres fois à Milan."
Quant à d'autres détails ultimes, il était bien incapable
d'en donner au père effondré : il eût fallu pour cela
qu'il fût présent au chevet de son malheureux fils...
Les chanteurs présents
à Paris tinrent à participer à la cérémonie
et c'est ce qui empêcha précisément qu'elle se déroulât
dans la cathédrale Notre-Dame de Paris ! L'archevêque objecta,
en effet, que les chanteurs devant intervenir étant profanes, il
était hors de question d'accueillir la cérémonie dans
cette église. On eut beau lui rappeler que lors du récent
Te
Deum le cas s'était déjà produit, il en resta
à sa réponse, perle de jésuitisme : "à cette
occasion, j'avais prêté l'église métropolitaine
au roi qui me l'avait demandée. Notre-Dame était devenue
pour une heure la chapelle royale, moi-même j'étais alors
près du roi et je n'avais pas à veiller sur ce qui se passait".
On demanda l'église Saint-Roch qui fut refusée pour la même
cause ; finalement on choisit les Invalides avec l'accord de Thiers, car
ce lieu était hors de la juridiction de l'archevêque de Paris.
(O tristes humains ne sachant pas dépasser les convenances devant
l'irruption de l'extraordinaire !). Le fantôme de l'influence épiscopale
devait pourtant errer même hors de sa juridiction, puisque l'archevêque
intima à tout le clergé de se retirer aussitôt qu'il
apercevrait une femme parmi les chanteurs. La messe du pauvre Cherubini
fut donc mutilée de ses parties dans lesquelles interviennent les
voix féminines proscrites des églises... et parmi les artistes
lyriques présents à Paris, seuls les chanteurs hommes purent
intervenir.
Ce jour du 2 octobre 1835,
Gioacchino Rossini, Luigi Cherubini, Ferdinando Paer et le Prince Michele
Carafa furent les quatre créateurs d'opéras à tenir
le drap funèbre de l'illustre collègue qui n'était
plus.
On tira de l'ensemble concertant
du Finale III de I Puritani un Lacrimosa qui émut particulièrement
l'auditoire. Les ténors Giovanni Battista Rubini et Nicola Ivanoff,
le baryton Antonio Tamburini et la basse Luigi Lablache l'interprétaient
: "La voix si pleine de larmes de Rubini, la parfaite exécution
du chant remédièrent à ce que l'arrangement de Panseron
avait de bizarre et d'incongru. Un frémissement de douleur parcouru
l'âme de tous les gens présents", rapporte la Gazzetta
privilegiata di Venezia.
Un cortège sans fin
se rendit au cimetière du Père-Lachaise, sous une pluie battante
qui ne semblait jamais devoir cesser, comme si le Ciel lui-même était
inconsolable.
Dans ses mémoires,
le compositeur Giovanni Pacini, né à Catane comme Bellini,
se lamente de savoir son illustre collègue en terre étrangère,
mais il faudra attendre 1876 pour que Bellini retourne in Patria, sous
les voûtes de la baroque cathédrale de Catane.
Cent ans plus tard, la Ville
fête l'anniversaire de ce retour, avec le Teatro Bellini qui fait
revivre l'infortunée Zaira, incarnée par une vibrante
Renata Scotto. Parcourant d'un regard le panorama de l'opéra italien,
Giovanni Pacini commence par s'oublier modestement alors qu'il avait encore
à livrer l'opéra que l'on considère comme son chef-d'oeuvre,
sa délicatement passionnée Saffo, en 1840. Le "patetico
Bellini" disparu, "le multiformes Donizetti et le sévère
Mercadante étaient les seuls qui dominaient les scènes" puisque
Verdi devait discrètement commencer en 1839 et que l'éclatante
révélation de Nabucco n'arriverait qu'en 1842.
Les frères Ricci,
Carlo Coccia, Lauro Rossi étaient bien connus, mais composaient
peu. Quant à Mercadante, le commentaire qui revient toujours à
son sujet concerne sa science de l'orchestration qu'on ne lui contestera
pas, mais elle ne saurait remplacer ce qui lui faisait souvent défaut,
l'inspiration, la trouvaille mélodique séduisante. Cette
qualité qui était la plus spécifique de Bellini était
aussi l'apanage de Gaetano Donizetti devenu alors le compositeur le plus
joué au monde. Ses opéras avaient dépassé l'Europe
par la Roumanie, la Turquie et l'Estonie, pour atteindre des terres incroyablement
lointaines et tout à fait inattendues pour une représentation
d'opéra, comme Corfou, Odessa, Oran, La Havane, Valparaiso, etc.,
bonheur ineffable, mais qu'attendait une fin plus cruelle encore que celle
du pauvre Bellini.
Lorsque Vincenzo disparaît,
Gaetano est sur le point d'assister à la création de rien
moins que son chef-d'oeuvre : Lucia di Lammermoor. Il dirige au
Conservatoire de Milan l'exécution d'une messe de Peter von Winter,
heureux de "démontrer au public de Milan de quelle force était
l'amitié qui me liait à Bellini", écrit-il. Lorsque
le célèbre éditeur Giovanni Ricordi lui propose d'écrire
une cantate intitulée Lamento per la morte di Bellini qui
sera interprétée par Maria Malibran, le bon Gaetano aussi
prolixe que sollicité répond pourtant, spontanément
: "Je serai très heureux de pouvoir donner à Milan le dernier
témoignage de mon amitié à l'ombre du pauvre Bellini,
avec lequel, par quatre fois je me trouvai en train de composer , et à
chaque fois notre relation devenait plus étroite. [...] Bien heureux
de faire cela, je suis dans l'attente des beaux vers de l'Illustre Maffei
[8],
qui aura une double raison de pleurer, c'est-à-dire la mort d'un
ami, et l'union de ses vers à ma musique. - Moi, j'ai beaucoup à
faire, mais un témoignage d'amitié à mon Bellini passe
avant tout." Il composera même une symphonie sur des motifs d'opéras
de Bellini et la fort belle Messa di Requiem in morte di Bellini.
Ne pleurons plus sur lui,
mais grâce à lui ; je ne dis pas "à cause" mais
bien "grâce à", car le Romantisme a rappelé la noblesse
des larmes : elles donnent la mesure de la sensibilité de l'Homme
et la musique de Vincenzo Bellini a ce pouvoir si humain.
Le plus important spécialiste
actuel de Bellini, le Professor Lippmann, cite à juste titre l'intéressant
commentaire du compositeur Ildebrando Pizzetti qui résume bien l'enchantement
ressenti par tout auditeur de la musique de Bellini, dont le lyrisme "non
seulement naît toujours comme expression finale et conclusive du
drame, mais est dépassement du drame".
Cette expression, "dépassement
du drame", décrit parfaitement cette étrange impression de
suspension
que l'auditeur passionné et sensible peut ressentir à l'écoute
de mélodies comme "Casta diva", "Ah, non credea mirati", "Qui la
voce sua soave"...
Cet état que nous
désignons par l'acception familière du verbe "planer", est
magiquement créé par ces "mélodies longues, longues,
longues", comme disait Verdi et que Pizzetti qualifie justement d'"évasions
lyriques de la réalité terrestre vers un Paradis de pureté
suprême et absolue" ; en d'autres termes, elles dépassent
et font oublier le drame... qu'elles expriment pourtant !
Humblement
à la mémoire de Vincenzo Bellini qui a rendu humaine la musique
des Anges,
Yonel Buldrini
"Brama il sole, allorché
è sera :
Brama sera, allorché
è sol :
Gli par verno primavera
Ogni riso gli par duol."
Conte Carlo
Pepoli,
I Puritani, Romanza
Arturo, Atto III°
(Il désire le soleil
alors que c'est le soir,
Il désire le soir
alors que le soleil luit,
Le printemps lui semble
être l'hiver,
Tout rire lui semble être
douleur.)
Ainsi Arturo résume
la quête toute romantique de l'afflitto Trovatore",
le troubadour affligé,
héros de la romance qu'il chante.
* *
*
Notes
1.
En
français dans le texte.
2.
"Ce
qui est certain, c'est que j'ai écrit de la musique pour deux opéras
", reconnaît Bellini ! (Lettre à l'éditeur Ricordi
du 27 sept. 1834.)
3.
Narrée
par le bellinien Friedrich Lippmann dans un article d'Analecta musicologica
4 (1967), puis dans la plaquette de l'enregistrement Nuova Era réalisé
au Teatro Bellini de Catane en Septembre 1989.
4.
L'auditeur
attentif pourra entendre parfois un "straziate la crudeltà " (déchirez
votre cruauté), au lieu de l'original "saziate la crudeltà
" : rassasiez votre cruauté... petite erreur du ténor, si
préoccupé à ce moment-là, par sa ligne de chant.
5.
De Roxane Azimi ; Presses de la Cité Poche, 1990 ; collection Les
énigmes policières de l'histoire.
6.
"Vincenzo Bellini sventurato eroe di un giallo francese ", in : Vincenzo
Bellini Critica storia tradizione, Giuseppe Maimone Editore, Catania,
1991.
7.
D'abord publié en une première version dans la Revue et
gazette des théâtres, le 10 janvier 1836. Deuxième
publication sous le titre global de Le Capitaine Arena, Paris, 1842
; puis, sous le titre de Voyage en Calabre pour la publication en
feuilleton dans La Presse. En 1989, les Éditions Complexe
reprirent le même titre dans leur publication dont nous tirons l'extrait.
8.
1°
Saison : 1828, inauguration du Teatro Carlo Felice de Gênes : Inno
Reale (Hymne royal) mis en musique par Donizetti, exécuté
avant Bianca e Fernando (Bellini) - Alina regina di Golconda
(Donizetti).
2° Saison 1830-31 du
Teatro Carcano de Milan : Anna Bolena (Donizetti) - La Sonnambula
(Bellini).
3° Saison 1831-32 du
Teatro alla Scala de Milan : Norma (Bellini) - Ugo conte di Parigi
(Donizetti).
4° Saison 1835 du Théâtre
des Italiens de Paris : I Puritani (Bellini) - Marino Faliero
(Donizetti).
Le comte Maffei était
un poète italien, grand spécialiste et traducteur de Schiller
(il écrira le livret I Masnadieri pour Verdi) ; son épouse,
la comtesse Clara Maffei, grande amie de Verdi, tint un salon demeuré
célèbre pour les personnalités qu'il recevait.
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