HOMMAGE À VINCENZO BELLINI

un dossier proposé par Yonel Budrini

 
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HOMMAGE À VINCENZO BELLINI

À L'OCCASION DU BICENTENAIRE DE SA NAISSANCE, 
la nuit du 2 au 3 novembre 1801

Cinquième et dernière Époque
(1833-1835)


 

Heurts et malheurs de Beatrice di Tenda

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"Quest paese dal cielo grigio"
ou
Bellini chez Walter Scott

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"Il dramma per musica deve far piangere, inorridire, morire cantando."
ou
I Puritani, sublime chant du cygne

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Tristissimo Finale

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par Yonel Buldrini

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Discographie comparative de Beatrice di Tenda et Il Puritani

par Jérôme Royer


Heurts et malheurs de Beatrice di Tenda

Dans l'époque précédente, nous avons laissé Vincenzo Bellini tout au bonheur de voir sa Norma conquérir peu à peu le public. Le compositeur peut désormais se consacrer au nouveau contrat qu'il a signé avec le Gran Teatro La Fenice de Venise. Le sujet choisi est la pièce Christine ou Stockholm, Fontainebleau et Rome de Dumas père. Le livret sera écrit par celui que Bellini désigne par "mio bravo e favorito poeta" : son cher Felice Romani, et s'intitulera Cristina di Svezia. Un mois plus tard, une lettre du compositeur à Giuditta Pasta nous apprend une nouvelle inattendue : le sujet est changé ! C'est un Bellini réjoui qui annonce à la Pasta le nouveau sujet, Beatrice di Tenda, conforme en tout point à celui d'un ballet qu'ils avaient vu ensemble à la Scala, et qui plut tant à la cantatrice. Bellini ajoute que Romani pourra s'inspirer de la scène finale de la Maria Stuart de Schiller que la Pasta apprécie particulièrement.

L'enthousiasme est tout de même tempéré par des similitudes avec un livret bien connu de l'époque : un souverain lassé de son épouse devenue victime désignée de sa tyrannie... Cela ne rappelle rien à Romani ?... qui est pourtant également l'auteur de l'autre livret : Anna Bolena ! Triomphe donizettien, opéra confirmé, adoré par le public et ayant en son temps bien préoccupé notre Bellini qui se permit d'être ombrageux au point d'en vouloir à Romani d'avoir fourni un aussi passionnant livret à son concurrent Donizetti ! Romani doit donc éviter de se copier lui-même... Mais d'autres nuages s'amoncellent sur l'horizon de leur si belle relation.

Felice Romani est suremployé : Donizetti se lamentera d'ailleurs plus d'une fois dans ses lettres à propos de "ce Romani qui promet tout et ne maintient rien".
Le 18 décembre 1832, Donizetti écrit à son père et nous apprend qu'il attend toujours le livret de la Parisina... depuis octobre. Réfutant par ailleurs les termes d'une ignoble lettre anonyme, il donne la mesure du talent (et de la mauvaise foi) de Felice Romani : "Il [l'auteur anonyme] dit que je dois composer sur de meilleurs livrets. Qu'il m'en donne ; qu'il me trouve lui-même un poeta teatrale moins briccone [gredin] que Romani pour maintenir sa parole et j'offre cent écus à qui me fait un bon livret".

Gaetano devait être bien déçu pour avoir ensuite une répartie amère comme jamais on n'en trouve dans sa correspondance où il se révèle d'ordinaire toujours si magnanime : "Je ne vis pas gratuitement dans la maison de belles dames qui peuvent m'offrir le poeta et faire en sorte qu'il manque de parole avec d'autres, pour satisfaire leur protégé comme cela se produit actuellement. J'ai protesté à Florence à cause du livret devant arriver en octobre et qu'au jour d'aujourd'hui je n'ai même pas." La référence à Florence concerne le lieu de présentation de la Parisina devant être créée au prestigieux Teatro della Pergola. L'allusion à la belle dame pouvant "offrir" le librettiste à son protégé est claire et concerne Giuditta Turina, Felice Romani et Vincenzo Bellini !

Voyons un peu l'agenda du poeta Signor Romani en cette seconde moitié de l'année 1832. Il y a d'abord Il Disertore svizzero ossia La Nostalgia pour le compositeur Lauro Rossi (créé le 9 septembre) mais reconnaissons qu'il s'agit d'un livret écrit pour un autre compositeur et que Romani ne retouche peut-être même pas. On trouve ensuite Ismalia ossia Morte e amore pour Saverio Mercadante (27 octobre), et un éventuel remaniement d'un autre vieux livret Elena e Malvina écrit pour Carlo Soliva et repris en novembre pour la musique de Francesco Schira. Il Segreto du compositeur Luigi Majocchi est créé le 26 janvier 1833, puis, le 14 février, la vibrante Caterina di Guisa de Carlo Coccia. Le 10 mars c'est le tour d'Il Conte d'Essex sur une musique de Saverio Mercadante (et sur le sujet devant inspirer plus tard l'électrisant Roberto Devereux donizettien).

Dans tout cela, comme l'on dit, la première de l'opéra de Bellini était fixée pour le 6 mars 1833 et au début du mois de décembre, Bellini n'avait reçu que les scènes initiales de la Beatrice. À un certain point, Alessandro Lanari, l'impresario (selon le terme désignant à l'époque un entrepreneur-directeur de saison lyrique), se voit contraint de faire appel aux autorités et le Gouverneur de Venise adresse une plainte à la police milanaise qui convoque Romani ! 

Après ce camouflet, Romani rejoint Venise et se met à écrire, mais à Bellini, il faut du temps : "Mon moral est très affligé, confie Vincenzo à un ami, parce que mon fainéant de poeta m'a tellement mis le couteau sous la gorge que je désespère de finir l'opéra : seulement à quinze jours de le monter je dois faire le second acte tout entier !!! Oh ! quel grand fiasco je prévois !..."

Évidemment, n'est pas Donizetti qui veut : le pauvre Gaetano reçoit son livret de Parisina également en retard et en une quinzaine de jours crée et monte l'un de ses plus beaux opéras, où la passion s'équilibre miraculeusement toujours avec l'élégiaque ! Bellini doit donc faire vite - contre son tempérament - mais en dépendant tout de même du "dieu de la paresse" comme il nomme Romani. Par ailleurs, le changement d'un chanteur ne pouvant arriver à temps le contraint à opérer des modifications. Probablement pour gagner du temps, il abandonne un duo des deux rivales à la fin de l'opéra...
Des polémiques commencent à refléter dans les journaux la mauvaise humeur du public qui attend impatiemment l'événement de la saison. La création a finalement lieu le 16 mars mais la pauvre Beatrice di Tenda sombre lamentablement tandis que le 17 triomphe à la Pergola de Florence la belle Parisina d'Este du rival Donizetti.

Si l'on excepte Curioni, le ténor (qui n'a d'ailleurs pas d'air dans l'opéra), la distribution était d'une certaine efficacité avec des artistes estimés comme Orazio Cartagenova, Anna Dal Sere et la fameuse Giuditta Pasta. Du reste, Parisina bénéficiait également d'une distribution de prestige faite d'importants créateurs d'opéras italiens romantiques, puisque Carolina Ungher était entourée du fameux ténor Gilbert Louis Duprez et des basses bien connues Cosselli et Porto.

La fretta, cette fameuse hâte si productive chez Donizetti, n'a pas aidé le pauvre Vincenzo, qui doit puiser de la musique dans son infortunée Zaira et abandonner son idée de ne pas placer de sempiternelle Cabaletta finale en conclusion de l'opéra. Beatrice montera à l'échafaud sur la digne seconde Cabaletta du héros de Bianca e Fernando. Bellini avait présagé son fiasco, mais se révélait conscient des valeurs de son opéra, retenant sa Beatrice "sorella non indegna", "soeur non indigne" de ses autres oeuvres. Elle comporte il est vrai de superbes pages même si elle languit parfois et se teinte de monotonie. La correspondance de Bellini nous révèle d'ailleurs sa détermination à refaire le finale de l'opéra : Vincenzo avait en effet emporté avec lui les pages concernées et commencé des ébauches que l'on retrouva à son décès à Puteaux (ébauches se trouvant à présent au Museo Belliniano de Catane et ayant servi de - trop minces hélas - pièces de base à l'élaboration du nouveau finale par le maestro Vittorio Gui).

Faisant suite à la chute de Beatrice di Tenda, polémiques, réponses incendiaires et déversement de griefs et de reproches mutuels devaient envenimer les choses. Le clan Bellini accusait Romani, qui se défendit en invoquant l'abandon du sujet originel de Cristina di Svezia dicté au compositeur par sa "Minerva" d'alors (comprendre : Giuditta Pasta, engagée comme protagoniste). Fin homme de lettres, Romani évoque aussi certaine "disparition" de Bellini en utilisant une belle allégorie : "Nouveau Renaud, il est en train de paresser dans l'île d'Armide." Bien entendu, le "Novello Rinaldo" n'est autre que Bellini, et "Armida", sa brûlante maîtresse Giuditta Turina.

Délaissant cette triste démonstration publique d'amertume, Bellini part pour l'Angleterre. Une consolation nous reste dans le fait qu'il y aura une réconciliation entre les deux amis et Felice Romani aura la juste et rassurante conclusion : "Ce fut l'époque d'une brève discorde dont nous eûmes honte tous les deux."

Beatrice di Tenda entamera un timide voyage en Italie, mais arrivera à Londres (1836), à Paris (1841) et à La Nouvelle Orléans (1842) avant de disparaître des scènes, comme pratiquement tous les opéras romantiques, dans le dernier quart du siècle. L'opéra reparaît à l'occasion du premier centenaire de la disparition de Bellini, pour quatre représentations au Teatro Bellini de Catane en janvier 1935. Un chef prestigieux comme Gino Marinuzzi dirigeait une interprète renommée : Giannina Arangi Lombardi, à laquelle on doit d'avoir fait survivre quelques personnages romantiques comme Lucrezia Borgia, à une époque où l'on ne parlait pas encore de "Donizetti Renaissance" de renaissance tout court du répertoire romantique en général. 

Il faut attendre ensuite le 23 octobre 1949 pour que la RAI de ROME reprenne l'oeuvre, avec un chef estimé, bellinien de la première heure et spécialiste de cet opéra : Vittorio Gui (1885-1975). La distribution comprenait Maria Pedrini, Myriam Pirazzini, Petre Monteanu et Paolo Silveri. L'infatigable Vittorio Gui dirigeait encore en 1966 la Beatrice di Tenda, à la "maison mère" pour ainsi dire du Teatro Bellini de Catane, avec Raina Kabaiwanska, Vittoria Calma, Giorgio Casellato Lamberti et Giuseppe Taddei. Cette fois Beatrice di Tenda était dignement entrée au moins dans le répertoire des opéras régulièrement donnés.
 

Beatrice di Tenda

"Tragedia lirica" en deux actes et huit tableaux de Felice Romani, 
d'après la tragédie de Carlo Tedaldi (1825) et 
créée le 16 mars 1833, au Gran Teatro La Fenice de Venise.

L'action est située au château de Binasco, aux alentours de Milan et se déroule en 1418.

Felice Romani a cru bon de placer un "Avvertimento" à la tête de son livret. Il y relate les faits historiques antérieurs à l'action de l'opéra et l'intrigue formant l'intérêt de celui-ci que nous nous garderons bien de dévoiler ! Penchons-nous plutôt sur le fond historique. Beatrice de' Lascari, comtesse de Tende, est veuve du condottiere Facino Cane. Le duc de Milan Giovanni Galeazzo Visconti avait donné plusieurs seigneuries à Bonifacio (dit : "Facino ") Cane qui demeura au service des fils du duc après la disparition de ce dernier, mais Facino se rendit indépendant et s'empara d'autres terres (Plaisance, Pavie, Alessandria). Le nouveau duc de Milan, Filippo Maria Visconti, recouvra ces terres grâce au mariage avec Beatrice, qui devra composer avec cet être plus jeune qu'elle, "dissimulateur, ambitieux et supportant mal le fait d'être redevable pour les biens reçus "... selon les termes de Felice Romani.

(Les indications de décors des différents tableaux sont celles du livret original.)
 
 

ACTE PREMIER [1h24]

Premier tableau [17 min] : L'atrium du château de Binasco. 
Une aile du palais est illuminée et tout indique qu'il s'y déroule une fête.
Quelques courtisans traversent la scène et rencontrent le duc Filippo Visconti.

Preludio. Les timbales roulent sourdement, accompagnant un crescendo qui s'enfle peu à peu... C'est le thème de la dignité de Beatrice qui reviendra au moment crucial du second acte, où elle avertit son époux de ne pas aller trop loin. Ce thème débouche sur une sorte de marche à l'éclat un peu formel, certes, mais ne méritant pas le sévère jugement de Glauco Cataldo, trouvant à ce début "une allure martiale pompeuse et impersonnelle". La marche s'interrompt et laisse la place au beau thème plaintif (hautbois et flûte) de la prière que Beatrice adresse à la statue de son premier époux. Une conclusion plus tourmentée vient clore ce bref prélude.

Introduzione. Un thème sombre et menaçant passe à l'orchestre, mais devient bien vite une musique d'interrogation, de perplexité, celle du duc Filippo Maria Visconti, duc de Milan (baryton). Les courtisans ne comprennent pas qu'il quitte si vite "une aussi splendide assemblée". Il leur confie sa grande lassitude de devoir toujours simuler des sentiments pour son épouse Beatrice, qu'il n'aime plus ! Brusquement, les courtisans se lancent dans un thème vraiment charmant et irrésistible dont Bellini avait le secret, mais leurs paroles sont loin de l'être. Le duc ne doit plus supporter son état sans rien dire, cela ne fait que renforcer les vassaux de Beatrice qui risquent un jour de le trahir. Ils sont interrompus par la harpe qui prélude...

Romanza nell'Introduzione. Une voix au loin chante une mélancolique romance... C'est Agnese Del Maino (mezzo-s.)... La clarinette souligne délicatement la tendresse des sentiments. Ses paroles décrivent la vanité d'un trône sans amour, ah ! s'il était libre, que de joies il connaîtrait. Le duc a quelques commentaires éperdus... Un crescendo unit orchestre et choeur comme pour encourager le duc à "briser les liens haïs "... puisqu'il aime apparemment ailleurs !

Cabaletta Andante amoroso. Le duc s'abandonne à son amour pour la belle et n'attend pas la fin de l'introduction de sa Cabaletta par la flûte pour s'exclamer : "Oh ! divina Agnese !" Le choeur remarque avec mystère que le sort a peut-être préparé au duc les moyens d'organiser cette salutaire séparation...

Recitativo. Ce dialogue est souvent coupé à la scène, ce qui permet de faire tomber le rideau sur la Cabaletta conclusive de l'introduction. Anichino déclare à son ami Orombello (ténors) que son amour se lit sur son visage et qu'il devrait se méfier de la duplicité de Filippo. Anichino parvient au comble de la crainte quand Orombello lui explique qu'"elle" l'aime, également ! D'ailleurs un billet furtivement transmis par un page lui donne rendez-vous dans une pièce secrète, dès qu'il entendra le son du luth... Orombello vole vers son bonheur, laissant Anichino en proie à la douleur.
 
 

Deuxième tableau [12 min] : L'appartement d'Agnese Del Maino.
Agnese est assise, inquiète, devant une petite table. Après quelques instants, elle se lève et va guetter à la porte, comme une personne qui en attend une autre.

Scena e Duetto. Le cor établit une atmosphère d'attente, Agnese est très émue... Elle se saisit du luth... L'orchestre précède les pas de... Orombello. Il se demande où il est : il entend le luth et, enfin, il présente ses excuses et se retire. Agnese le retient... N'est-ce pas l'heure de confier au luth le tendre nom d'un être aimé ? ... le nom de "Orombello" ! Il ne comprend pas... L'orchestre ponctue les révélations d'Agnese qui a bien remarqué les soupirs constants d'Orombello à la cour. "Il aime", se dit-elle alors, et le trouve digne d'amour bien plus que son rival, le duc. Ce mot déclenche un Arioso formé d'une aimable mélodie chantée par Agnese puis Orombello. Ce mot de rival "régnant" trompe Orombello, d'autant qu'Agnese lui déclare qu'un trône n'est rien pour l'âme qui aime : "Plus qu'un trône en vous elle trouve...". Orombello avoue aimer, en effet ! Agnese est radieuse... et Orombello lâche un : "O celeste Beatrice !". L'orchestre vrombit, soulignant le choc reçu par la pauvre Agnese qui se croyait aimée d'Orombello. 

La vive Stretta finale oppose le dépit, la honte d'Agnese, brûlant d'un amour inutile, à la noblesse d'Orombello qui donnerait son sang par respect d'Agnese, mais craint à présent pour la réputation de Beatrice.

Recitativo. S'il est plus théâtral de couper le bref récitatif d'Agnese restée seule, on perd ses motivations futures, clairement énoncées ici : à un vain amour, succède la vengeance..."Elle me jette / dans tes bras ô Filippo (...) Un trône sera pour moi la compensation d'Orombello".

Troisième tableau [30 min] : Un bosquet dans le jardin ducal.

Scena Coro ed Aria. La marche du prélude retentit à nouveau et accompagne l'entrée de Beatrice, Contessa di Tenda, qui s'assied et jouit du calme ombragé de ce jardin. D'un charme irrésistible est le thème posé d'abord, énoncé par la clarinette. Les "damigelle" ou suivantes s'émerveillent de ce que toute chose est égaillée par son sourire ! 

Scena. Beatrice se compare à la fleur qui dépérit : certes, elle ne s'attendait pas à être ainsi remerciée d'avoir protégé et conduit Filippo vers le trône !
L'émerveillement est à présent pour l'auditeur : la flûte énonce en effet le magnifique thème Largo sostenuto de la divine Cavatina planante de Beatrice.
La conclusion avec ses deux "montées" est un pur moment d'extase... C'est le premier joyau de l'opéra. Des parenthèses confèrent à son texte l'intimité permise par cette convention (les autres n'entendent pas). Elle pense avec émotion à ses fidèles vassaux, à ses sujets qui souffrent également de l'hostilité de Filippo. Ses suivantes sont touchées de la voir souffrir ainsi...
La Cabaletta Allegro moderato suit sans Tempo di mezzo ou transition. Beatrice regrette que son amour ait valu ce danger pour à ses gens, mais elle espère recevoir du ciel au moins la constance, puisque la paix s'est envolée. 

Scena e Duetto. Deux personnes observent le départ de Beatrice : Filippo et son confident Rizzardo Del Maino (basse, frère d'Agnese) qui montre d'emblée son "camp" en déclarant : "Tu vois ?... Elle fuit ta présence avec dédain.". Demeuré seul, Filippo s'étonne d'être ainsi ému par l'infidélité de Beatrice (vengeance de la "divina Agnese" !) alors qu'il n'attendait qu'une chose : en avoir les preuves ! Lorsqu'elle revient, leur duo est, pour ainsi dire, conclu d'avance et il va sceller leur opposition. A l'étonnement de Beatrice de le trouver ici, il répond par une première pique :" Et où puis-je te trouver / sinon dans des lieux secrets / où, mystérieuse, toujours tu rôdes ?" Elle a cette réponse sublime :" Oui... Je ne veux pas de témoins à mes soupirs." Elle a bien conscience qu'ils sont importuns à son ducal époux. Filippo déclare qu'ils n'auraient pas été fâcheux et importuns si elle avait révélé leur véritable cause. Ainsi, progressivement, il glisse vers son idée principale qui est d'accuser son épouse d'infidélité. Il commence par lui dire qu'il lit ses pensées "les plus secrètes, les plus jalouses et coupables". Et pour mieux faire ressortir la gravité de ses paroles, Bellini a même ménagé un moment où aucun instrument de l'orchestre ne joue. Elle demande quelles sont ces pensées... L'orchestre hésite puis se lance dans une montée vertigineuse : "Odio e livore !" (haine et rancoeur) répond Filippo. Beatrice n'en croit pas ses oreilles et attaque un vif Arioso Allegro moderato dont la phrase principale, palpitante, est confiée à la clarinette qui sous-tendra tout leur dialogue. Douleur d'un coeur blessé, espoirs déçus, cruelle jalousie, voilà les sentiments de Beatrice. Filippo utilise ce dernier terme et le dévoie en "jalousie de pouvoir", il l'accuse même d'infidélité et sort un portefeuille... L'orchestre vrombit. Beatrice est révoltée de voir ses papiers entre les mains de son époux. L'orchestre semble soupirer et Filippo lance ses accusations dans un beau Largo. Ainsi, elle écoute les propos de ses sujets rebelles, se complaît des espérances d'un téméraire jeune homme - violoncelles amers à l'orchestre - Beatrice répond dignement : ses sujets ne lui portent que des lamentations, et d'ailleurs, si elle les écoutait, serait-il à ses côtés sur le trône ?... 
Elle lui redemande humblement ses papiers, mais il l'accable encore... Beatrice se lance alors "con tutta forza e passione", note Bellini, dans la Stretta finale désespérée. Elle l'accuse dignement de lâcheté et demande justice mais il répond que le monde qu'elle appelle à sa défense se retournera contre elle et le vengera.
La Coda est suivie d'une impressionnante charge orchestrale en crescendo, tandis que les protagonistes tiennent leur ultime note... de désaccord.

Recitativo. Encore un récitatif coupé afin de permettre au rideau de tomber sur un morceau musical, en l'occurrence cet impressionnant duo. Il est pourtant intéressant, car il nous révèle Filippo en proie au doute quant aux révélations d'Agnese. Rizzardo tente de le rassurer : sa soeur ne lui a-t-elle pas donné la preuve de son amour, de sa sincérité ? Évidemment, répond Filippo, mais il veut apparaître aux yeux de l'Italie avec une raison et non un prétexte. Rizzardo lui en promet une, mais veut son entière confiance. Le duc sort, décidé à en s'en remettre donc, aux deux Del Maino !

Quatrième tableau [25 min 30'] : Un endroit reculé dans le château de Binasco :
 sur le côté, se trouve la statue de Facino Cane.
Un détachement d'hommes d'armes sort du corridor et s'avance avec circonspection.








Finale I - Preludio e Coro. Un sombre prélude Andante maestoso prépare l'entrée du choeur d'hommes en armes qui s'interpellent. Ils commentent l'attitude irrésolue, perplexe de Filippo... Ils se promettent bien de veiller, de tout épier... La simplicité du texte est alors bien dépassée par leur passage à l'unisson. L'auditeur découvre en effet avec stupéfaction un irrésistible allant verdien avant la lettre, avec ces violons incisifs qui "collent" au chant. Ils s'éloignent.

Preludio, Scena e Preghiera (Romanza). L'orchestre reprend le thème du prélude de l'opéra, celui de la toute proche prière de Beatrice. Elle veut cacher sa douleur et sa "colère inutile" à tous... Elle se tourne alors vers la statue de Bonifacio, son premier époux, valeureux condottiere bien oublié aujourd'hui. Elle le supplie de ne pas l'abandonner bien qu'elle se soit laissée séduire... Ah ! chacun l'abandonne !... 

Scena e Duettino. "Chacun, pas moi" répond une voix !... celle d'Orombello ! Il lui déclare que tous connaissent son malheur, elle doit se ressaisir et user de son pouvoir : il a parcouru toutes ses terres sujettes et a armé "mille bras fidèles pour [s]a défense". Il est temps de reprendre le drapeau de Facino ! Il veut fuir avec elle et la conduire en lieu sûr. (Duettino) Mais il est bien le dernier à qui elle confierait sa protection ! Il fait l'objet de soupçons, et elle tient à sa réputation sans tache, dit-elle sur une phrase que Bellini a voulu très alanguie. La confiance qu'elle lui porte est prise pour de l'amour comme du reste la compassion qu'il a pour elle. Le trouble d'Orombello croît... Elle comprend alors et il se déclare avec fougue, devant une Beatrice effarée !

"Oui : d'un amour immense, extrême
Depuis ma première jeunesse, pour toi je me suis enflammé...
L'âge passant, il a grandi...
Il s'est nourri de ta douleur. 
Je me suis efforcé de le cacher, en vain...
Je recevrai le pardon ou la mort."

Il tombe à genoux  devant elle... Un crescendo à l'orchestre annonce la catastrophe : l'entrée triomphante de Filippo, qui déclare avoir surpris les traîtres ! L'orchestre souligne la confusion quasi générale après un thème vif, précipité, angoissé même. 

Largo Concertato. Beatrice et Agnese lancent le premier départ du grand ensemble concertant, dans une belle phrase a capella et, pourtant, leur texte est bien différent, mais c'est le propre de l'ensemble concertant d'unir par l'harmonie musicale des sentiments différents, voire opposés ! 

Beatrice accuse son époux, Agnese savoure sa vengeance, Orombello est consterné par ce qu'il a permis, Anichino déplore également la situation, tandis que le choeur constate comme tout conspire à accuser la pauvre Beatrice. En fait, les répliques alternent plus ou moins, car l'ensemble n'a pas encore pris son envol véritable...Beatrice et Agnese reprennent leur belle phrase a cappella... l'ensemble se déploie enfin... et donne la chair de poule à l'auditeur... Bellini, une fois encore, nous emporte au-dessus de la vie, au-dessus de tout ! On ne peut que le suivre éperdument ! Ah ! comme il semble se développer à l'infini, comme on souhaite qu'il ne s'arrête jamais !

Scena e Stretta finale. Le duc ordonne qu'on les enchaîne. Le thème pressé, angoissé de l'orchestre souligne la tension exaspérée. Beatrice se récrie en vain, Orombello se dresse et empire les choses... Le duc appelle les gardes, mais Beatrice attaque fièrement la Stretta telle une marche de triomphe, de dignité : 

"Nè fra voi, fra voi si trova
Chi si leva a mia difesa ? "
 (Personne parmi vous, personne
Qui se dresse pour ma défense ?
Aucun homme ne s'élève
En faveur d'une femme offensée ?
Ah ! si l'honneur ne parle plus, 
Si la terre m'abandonne,
Vers toi, vengeur suprême,
Je me tourne et me fie.)

Habituellement, les Strette comme les ensembles concertants voient la participation de tous les solistes, mais Bellini fait chanter seule Beatrice, comme pour appeler l'attention sur elle, comme s'il s'agissait d'une Cabaletta ! La "bridge section", ou sorte de musique de séparation avant reprise de la Stretta, est une vigoureuse marche rassemblant les autres personnages : Orombello ne se contient plus d'indignation, le duc réussit le beau cynisme de leur dire "A votre impuissante colère, je vous abandonne". Agnese, après ce premier coup pour l'ingrat, lui en promet "bientôt un autre, et plus funeste, / Plus terrible". Elle a ensuite ces paroles vibrantes de vengeance désespérée : "Nous serons tous deux malheureux ; / Oui... Mais toi... plus encore que moi !" Anichino et le choeur interprètent la noble indignation de Beatrice comme la preuve de son innocence. Beatrice reprend alors "sa" Stretta, couronnée, après les cadences finales, par une fort impressionnante reprise fortissimo à l'orchestre, de la "marche" de la "bridge section", marche triomphale de l'innocence au supplice ! Mélange romantique de désespoir et de panache. 
Les gardes entourent Beatrice et Orombello - le rideau tombe.
 
 

ACTE SECOND [64 min]

Premier tableau [42 min] : Une salle du château de Binasco, préparée pour tenir lieu de tribunal. Des gardes sont placés aux portes : on aperçoit les suivantes de Beatrice et des courtisans.

Preludio e Coro. L'orchestre dessine une atmosphère sombre mais rendue plus sérieuse encore par de menaçants accords de trompettes. Les violons tentent bien de susurrer leur impuissance, la lourde pompe judiciaire reprend le dessus. Les suivantes de la duchesse et les courtisans entament un triste dialogue dont le rôle est de nous renseigner quant au résultat de "l'enquête". Le choeur, morceau musical, se met alors en place : il s'agit de trois expositions d'une mélodie lancinante, avec des notes répétées et rebattues comme pour décrire les souffrances de la torture endurée par les malheureux accusés. Les courtisans narrent donc aux "damigelle" comment Orombello s'est présenté dignement devant le tribunal, résistant aux menaces et pièges insidieux. 
Les exclamations de compassion des suivantes ponctuent le récit du choeur : lancé trois fois en l'air, le malheureux retombe en soupirant et semblait évanoui. Lorsque les yeux à peine entrouverts, il vit s'approcher une nouvelle fois le supplice, il se confessa coupable et désigna Beatrice comme sa complice !
Elle est perdue... Tous s'éloignent dans la consternation.

Scena. Une marche formelle accompagne l'entrée de Filippo, d'Anichino et des soldats. Filippo s'en remet à la loi... Mais "quelle loi ne cède pas devant vous ?", remarque Anichino, qui rappelle également comme les sujets de Beatrice frémissent face au sort de leur comtesse de Tende ! Anichino, mettant le doigt sur la légitimité d'un tel procès, exaspère le duc qui le fait taire. Une austère marche à l'orchestre accompagne l'entrée des juges, présidés par Rizzardo Del Maino. Anichino déplore que ses craintes se soient avérées, tandis qu'Agnese voit sa vengeance s'exécuter, mais sans joie. Filippo fait son petit sermon aux juges : jamais il ne les convoqua pour une raison aussi grave, pour un délit aussi noir. Pourtant, leur jugement ne doit être influencé ni par l'accusateur ni par l'accusée. Il attend d'eux qu'ils émettent une sentence digne d'une autorité souveraine. La duchesse fait son entrée parmi les gardes, et lorsque les juges lui signifient qu'une grave accusation pèse sur elle et qu'elle doit se disculper, Beatrice a cette invective magnifique : 

"E chi vi diede
Di giudicarmi il dritto ?
Ovunque io volga
Gli occhi sorpresi, altro non veggio intorno
Che miei vassalli."
(Et qui vous a donné,
Le droit de me juger ?
Partout où je dirige
Mes regards surpris, je ne vois rien d'autre alentour 
Que mes vassaux.)

Loin de se laisser démonter, Filippo réplique : 

" Et ton souverain, ne le vois-tu pas ?
Ton époux trahi ?
Et Beatrice : 
" Je vois un homme cruel
Qui récompense mes bienfaits par l'infamie,
Mon amour, par la honte."

Filippo l'accuse de comploter dans l'ombre avec ses ennemis, de révolter contre lui ses vassaux et de faire de sa cour un lieu "d'obscènes intrigues galantes" ! Beatrice le supplie de ne pas ainsi avilir la fille de l'illustre famille des Lascari, la veuve d'un héros. Mais la malheureuse a encore un coup à subir : son "complice" l'accuse !

Scena. Un thème fort plaintif à l'orchestre accompagne la pitoyable entrée d'Orombello. Agnese est touchée de voir en quel état l'a réduit sa "fureur" vengeresse. Soutenu par des gardes, Orombello s'avance, tellement perdu qu'il demande : "À quels nouveaux martyres suis-je conduit ?" La clarinette suggère le triste motif du dialogue qu'il va avoir avec Beatrice. La pauvre lui demande ce qu'il espérait du mensonge, vivre peut-être ? "Vita speri da costoro ?", elle utilise le démonstratif méprisant de "costoro" : tu espères la vie de ceux-ci ? Orombello s'explique alors : il ne supportait plus la torture, son esprit vacillait..."Il dolor, non io, parlava..." : c'est la douleur qui parlait, non lui-même !... Il s'anime et l'Arioso s'accélère :

"Ma qui teco, al mondo in faccia
or che morte ne minaccia,
Innocente io ti proclamo,
Grido perfidi costor."
(Mais ici, à tes côtés, devant la face du monde
A présent que la mort nous menace,
Innocente je te proclame,
Et je crie : perfides, à ces gens-là.)

Il faut entendre le vaillant ténor Giuseppe Campora, Cavaradossi renommé, vibrer (et faisant également vibrer ses chaînes !), faire de cet Arioso un passage si poignant, avec effets de l'époque, comme des notes très tenues, qu'il déclenche les applaudissements spontanés du public de la Scala ! N'oublions pas que le ténor principal n'a pas d'air dans cet opéra, comme c'était déjà le cas dans La Straniera.
Beatrice remercie le ciel, tandis que le crescendo "pressé" ouvrant le prélude de l'opéra se fait entendre. Orombello retrouve la force de mourir, mais pardonné par : "Quest'angelo d'amor !". Il se traîne vers elle, elle va à sa rencontre, le soutient et commence le poignant ensemble concertant.

Quintetto Concertato. Les violons ondoyants préparent la magnifique phrase Larghetto qui arrache les larmes en son point culminant : Beatrice pardonne la faute d'Orombello, émue par l'amende "généreuse, inattendue" qu'il vient de faire :

" Tu m'as rendu le courage,
Je meurs pure et honorée "

Filippo reprend la phrase, gagné par une émotion à laquelle il tente de résister (et les juges ont le même texte !) :

" En ces gestes, en ces accents,
Il y a un pouvoir que je ne peux dire "

Orombello déclare éperdument à Beatrice qu'elle ne mourra pas. Agnese et les suivantes ne retiennent plus leur émotion, et tous reprennent enfin l'ensemble et l'on rejoint encore une fois le sommet de la phrase, puis l'ensemble se prolonge encore et toujours, selon le secret du génie de Bellini.

Le rythme s'accélère... L'ensemble ne s'arrête pas, la musique se précipite et s'enchâsse dans une Scena animée : Filippo demande si la sentence est suspendue puisque le coupable s'est rétracté, Anichino en appelle à la clémence, mais les juges déclarent cela impossible selon la loi. Alors que l'orchestre est au plus noir de sa couleur, ils demandent un nouvel interrogatoire... sous les tourments !... Apprenant que la duchesse sera également torturée, Orombello traite les juges de "monstres" et invoque sur leur tête les foudres divines ! ponctué par de lourds accords de l'orchestre.
Retour du crescendo ouvrant le prélude de l'opéra, accompagnant ici les paroles de Beatrice qui déclare ne proférer aucune plainte, mais avertit son époux de ne pas aller trop loin : "le Ciel te voit, / ô Filippo ! tu as encore le temps."

Le crescendo est répété follement (huit occurrences !) et aboutit à une Stretta animée, lancée par Filippo. Il donne libre cours à son ressentiment de mauvaise foi, déclarant que le remords ne faisant pas dire la vérité aux accusés, qu'elle leur soit arrachée par les supplices qui les attendent ! (Le choeur des juges a le même texte.) Beatrice constate que sur une terre où la vertu est soumise à de tels tyrans, la mort est moins cruelle qu'une malheureuse vie. Orombello et elle vont donc armer leur coeur de constance : "Qui supplizzi, onore in Ciel." (Ici-bas des supplices, au Ciel, l'honneur.) Anichino est glacé par un tel méfait, tandis qu'Agnese demande qui va cacher sa honte aux yeux du monde.

C'est un véritable finale que cet ensemble que Bellini nous offre ici, au milieu d'un acte - et ce n'est même pas une fin de tableau !

Beatrice et Orombello partent entre les gardes. 

Scena ed Aria. Filippo demeure pensif, Agnese s'avance en tremblant. Elle a perdu toute véhémence et repousse la couronne ducale que lui offre Filippo. Elle se sent coupable de la mort qui attend une innocente. Le duc déclare répondre seul "de ce sang coupable", quant à elle, l'amour et le trône de Beatrice doivent être ses seules pensées. Il la congédie avec fermeté. 
L'orchestre attaque un mouvement discret mais tourmenté, décrivant le combat intérieur que livre le duc. Des remords chez Agnese !... Du moment que lui n'en ressent pas, personne ne doit en avoir et, d'ailleurs, en démontrer c'est l'accuser. Il cherche en vain la sérénité, croit voir un fantôme surgir à ses côtés... entendre une lamentation... que la clarinette mélancolique se charge de matérialiser."Ah ! c'est elle qui passe des tourments à la prison...", s'écrie-t-il... L'orchestre introduit Anichino, le duc se ressaisit. La duchesse n'a pas confessé, mais le tribunal la condamne pourtant et il ne manque plus que sa signature. Filippo est frappé par cette nouvelle et un charmant choeur de courtisans, tout empreint de tendresse bellinienne, vient encore tenter de le fléchir. Non ! il doit résister et signer ! Il s'assied à une table, mais ne peut faire un geste de plus... La clarinette reflète son hésitation... L'accompagnement langoureux des violons annonce l'épanchement de la première partie Largo de son air et le cor en donne le triste motif :

"Qui mi accolse, oppresso, errante "
Ici, elle m'accueillit, opprimé, errant,
Ici elle mit fin à mes malheurs...
Et moi, je lui prépare la hache !
Pour de l'amour, je donne le supplice !

Fidèle à ses mélodies "longues, longues, longues", comme disait Verdi, Bellini lui fait répéter encore et encore, accompagné par le cor mélancolique : "Sulla terra maledetto / condannato in ciel sarò !" (maudit sur terre, je serai condamné au ciel). Le livret comporte, pour le choeur des courtisans, deux vers reflétant l'espoir que font naître les regrets de Filippo, mais aucune exécution ne les présente. Bellini voulut peut-être que l'air de Filippo ne comportât pas, en contrepoint, les pensées des autres personnages ?

"Qu'elle vive", s'écrie Filippo, sur le point de déchirer la sentence... Un crescendo de l'orchestre prépare l'entrée du choeur annonçant que les anciennes troupes de Facino Cane se sont reconstituées et menacent le château de Binasco, en réclamant la duchesse. Filippo se ressaisit, terrible : "Et moi, vil, je gémissais pour elle !" et il signe la sentence. Le choeur l'implore en vain, alors que l'orchestre attaque une typique montée préludant aux Cabalette !

Cabaletta Allegro moderato. Elle éclate, toute de véhémence : "Non son'io che la condanno", ce n'est pas lui qui la condamne, c'est sa fière assurance, sa morgue hautaine et celle de ses sujets. Entre parenthèses, c'est-à-dire pour lui-même, il livre la véritable raison : "Un seul trône, un seul royaume, / Tous deux vivants, ne peut nous réunir."

Les courtisans comprennent que tout espoir est perdu, le rideau tombe sur un bel aigu final du baryton, alors que l'orchestre s'épuise à reprendre avec force le petit crescendo annonçant l'arrivée des partisans de Beatrice. 

Second tableau [21 min] : Un vestibule menant aux prisons du château.
 Au somme d'un escalier, une grande arche conduit à un long corridor externe.
 Des suivantes et des amis de Beatrice sortent des prisons. Ils sont tous vêtus de deuil. 
De tous côtés, on aperçoit des sentinelles.

Preludio. Ce sont plutôt les graves notes d'une marche funèbre qui retentissent au lever du rideau, mais des pizzicati des cordes préparent une atmosphère plus douce. Les courtisans commentent la noble attitude de Beatrice qui se recueille et offre l'image d'une dignité à la "constance impavide". 

Beatrice sort de sa prison, humblement vêtue et les cheveux lui tombant sur les épaules. Cette précision a une valeur symbolique dans l'opéra romantique italien, car toute héroïne, lors de la catastrophe finale, a toujours les "cheveux défaits", lorsqu'elle est folle. Ici, elle conserve toute sa raison, la didascalie se contente alors de les lui faire tomber sur les épaules.

Scena e Terzetto. Au son d'une musique triste et résignée, Beatrice s'avance lentement et avec peine, tous l'entourent en silence. Ses paroles montrent à quel instant son esprit en est resté : "Je n'ai rien dit... Le ciel / M'a armée d'une force surhumaine... Je n'ai rien dit, oh joie ! / J'ai triomphé de la douleur." Elle aperçoit les larmes des courtisans, délicatement imagées par le hautbois. Pourquoi ne se réjouissent-ils pas avec elle ? Elle meurt, mais glorieuse, auréolée de sa vertu intacte. Que sa mort couvre Filippo d'infamie, que son sang versé éclabousse le traître complice, quel qu'il soit ! "Que Dieu le punisse... avec la vie !", lance Beatrice avec flamme.

A ces paroles, Agnese se précipite aux pieds de la duchesse et la supplie de ne pas proférer de condamnation... Beatrice ne comprend pas. Sur les trémolos angoissés des violons, Agnese Del Maino confesse alors son amour pour Orombello, son erreur de croire que Beatrice l'aimait, et le vol de ses écrits personnels, dérobés dans l'appartement de la duchesse : "J'ai acheté ton sang", termine Agnese, éperdue... [ici se place un duo coupé peu avant la première - voir plus bas]. Beatrice la chasse de sa vue : "...Que je ne sois pas contrainte, / En cette heure funeste, / Et le coeur mourant, à maudire...".

Terzetto Largo sostenuto. La harpe attaque à point nommé un accompagnement ondoyant typique du Romantisme et, depuis les prisons, Orombello entonne ce trio, le passage le plus connu de l'opéra : "Angiol di pace". Une belle et lumineuse mélodie pour invoquer cet "ange de paix" afin qu'il continue à lui inspirer la vertu de pardonner. 

"Lui... il pardonne !...", s'écrie Agnese et la didascalie précise : "Vivement émue, Beatrice s'approche d'Agnese. Elle écoute le chant d'Orombello."

Sublime, Beatrice déclare alors à Agnese :

" Avec ce pardon, ô malheureuse,
Reçois mon pardon.
Qu'il s'élève avec ces larmes,
A un Dieu de paix et d'amour."
Et Agnese :
" Ah ! la vertu de vivre,
De toi je reçois en don...
Je vivrai, je vivrai pour pleurer
Jusqu'à ce que mon coeur se brise."

(Deux vers de prière existent aussi pour Anichino et le choeur mais on ne les exécute pas.) Simple, dépouillée à l'extrême, et pourtant extrêmement touchante, cette lumineuse mélodie contient tout le sentiment de ce Finale qu'elle irradie complètement. Bellini l'a reprise à bon droit de son infortunée Zaira et intelligemment adaptée d'un duo Zaira-Orosmane.

Scena ed Aria finale. Une marche funèbre retentit, lancinante, accompagnant le cortège : Rizzardo Del Maino, des hallebardiers et des officiers se présentent sur l'escalier. Déchirante comme les marches que l'on entend encore aujourd'hui dans les cortèges funèbres du Centre et du Sud de l'Italie, celle-ci accompagne le dialogue qui suit. Confrontée à la consternation des courtisans, Beatrice les supplie de ne pas lui retirer sa constance, en ce moment extrême ! Agnese, détruite par la douleur, s'évanouit. 

La clarinette énonce alors le délicat motif rêveur de la première partie de l'air final, sublime prière que le pauvre Chopin voulut, dit-on, entendre au moment de sa mort.

" Deh ! se un'urna è a me concessa
Senza un fior non la lasciate (...)"

" Ah ! si un tombeau m'est concédé,
Ne le laissez pas sans une fleur,
Et sur lui priez le ciel
Pour Filippo et non pour moi.
(Elle se rapproche d'Agnese, évanouie).
Racontez à cette opprimée
Qu'en mourant je l'ai embrassée :
Que vers l'Éternel j'ai élevé mon coeur,
Afin d'implorer grâce pour elle."

Pureté planante, simplicité rêveuse mais intense chaleur, passion toute romantique car contenue et élégante, ne sont pas des termes exagérés pour tenter de commenter ces mélodies transcendantes qui constituent le secret de Bellini.

Un fort beau passage faisant passer le fébrile désespoir des courtisans aux violons, que Beatrice tente encore de consoler, est parfois coupé et c'est fort dommage. Elle leur répond de prier pour ceux qui restent, et non pour elle !
Beatrice déclare aux soldats qu'elle les suit, mais les courtisans implorent une étreinte ultime ! Elle leur demande avec tendresse de ne pas pleurer... 
La Cabaletta finale a un rythme marqué soulignant la fermeté des paroles de la malheureuse héroïne : 

" Ah ! la morte a cui m'appresso
È trionfo, non è pena. ( ...) "
" La mort vers laquelle je m'approche
Est triomphe et non peine.
Telle celle qui fuit ses chaînes,
Je laisse sur terre ma douleur.
De la vie à laquelle je me retire,
J'emporte seul votre amour."

La didascalie précise : "(Beatrice s'éloigne entre les gardes, se retourne depuis le haut de l'escalier et prononce l'ultime adieu. Tous les présents s'agenouillent)". 
Le choeur a cette invocation :

" Reçois, ô ciel, son esprit,
Et pardonne au meurtrier."

La révision effectuée par le Gran Teatro La Fenice en 1987 avait pour but de retrouver fidèlement la partition originale et restaure cette invocation chorale plus inspirée que les habituelles cadences finales pour Beatrice et le choeur. On entend donc une musique reflétant toute la tendresse désolée des courtisans, tandis que Beatrice gravit les marches de la mort.

L'orchestre suspend l'attente et Beatrice se retourne pour lancer deux poignants : "Addio ! !...", tandis qu'une retentissante charge orchestrale vient sceller le drame.

La Cabaletta finale fut portée aux nues par l'opéra romantique italien, car elle cristallise une tension accumulée durant toute l'oeuvre. 

Catastrophe finale ou bonheur enfin possible s'y expriment avec flamme et passion, rehaussés par une certaine Coloratura ou ornementation de la ligne vocale, toujours possible, selon les possibilités de l'interprète. Le choix est notamment difficile entre la chaleureuse et fervente interprétation de Mirella Freni confrontée à celle de Joan Sutherland, qui nous gratifie en plus de superbes trilles et de suraigus ajoutés !

La Cabaletta finale de Beatrice di Tenda n'est pas un air de désespoir comme celles d'Il Pirata ou de La Straniera. Ce n'est pas vraiment non plus une sublimation du pardon comme celle que nous offre Donizetti dans la fin de Maria Stuarda, ni même ce pardon ambigu, car désespéré et presque maudissant d'Anna Bolena, où la musique tourmentée vient presque contredire les paroles de pardon !

Dans Beatrice di Tenda nous avons plutôt un autre thème du Romantisme, à savoir le panache dans le désespoir, le fier adieu à la vie, ce qui expliquerait l'allant relatif du rythme de la Cabaletta. En somme, comme l'héroïne le dit elle-même, son triomphe est son supplice.
 
 

Le mystérieux duo Agnese-Beatrice

Au moment où Agnese se précipite aux pieds de sa souveraine et lui avoue sa duplicité, Bellini avait prévu un duo qu'il retira de la partition peu avant la création. Le texte ne fait qu'amplifier les sentiments déjà évoqués dans la Scena : les remords déchirés d'Agnese qui explique tout, et le pardon magnanime de Beatrice. On a retrouvé ce duo et le célèbre chef d'orchestre Vittorio Gui, bellinien convaincu, a même tenté de le faire exécuter dans une reprise qu'il dirigeait au Gran Teatro La Fenice. On peut découvrir cette musique inconnue dans l'enregistrement de la soirée du 10 janvier 1964 (Melodram en Lp et Nuova Era en Cd). En fait, plus qu'un duo véritable, on entend dans cette musique insérée par le maestro Gui, une mélodie étrange chantée par Agnese et ensuite reprise par Beatrice."Etrange" est le mot, car de deux choses l'une : soit Bellini a fortement innové, soit on a mal imprimé la partie d'après les fragments originaux que l'on a retrouvés. La ligne vocale semble en effet en décalage avec l'accompagnement orchestral, ce qui produit une curieuse dissonance... encore accentuée par la couleur fortement amère de la mélodie. L'audition de ce passage bizarre laisse vraiment le spectateur perplexe...

Selon d'autres sources, on n'aurait retrouvé de ce mystérieux duo que la musique de la partie chantée, ce qui pourrait expliquer la discordance entre celle-ci et l'accompagnement orchestral que l'on a donc dû reconstituer. Auquel cas on ne manquera pas d'en tirer une fois encore une belle leçon : le prétendu "accompagnement linéaire" de la musique de Bellini, n'est pas si simple qu'il en a l'air !

Le, plus mystérieux encore, "nouveau Finale" de l'opéra

Si dans le cas du duo précédemment évoqué on possède la musique composée par Bellini, en ce qui concerne ce nouveau Finale, on n'a que la volonté du pauvre Bellini de le refaire et la quasi-certitude qu'il y serait revenu si le destin lui avait prêté vie. C'est pourquoi la "reconstruction" du valeureux maestro Gui est controversée, car on dit qu'elle ne se base pas que sur les esquisses, évidemment insuffisantes, du pauvre Bellini, mais sur des hypothèses
On connaît l'éclat que ce "nouveau finale" produisit à la Scala qui avait prévu de reprendre l'opéra pour Joan Sutherland, le 10 mai 1961. Le soprano australien refusa tout net de se priver de sa Cabaletta finale... même devant une autorité telle que Vittorio Gui ! Le Teatro alla Scala préféra se passer de maestro plutôt que de prima donna et Vittorio Gui partit en claquant la porte, laissant la place au verdien Antonino Votto. Il aura l'occasion de remonter "sa" version, quelques années plus tard, au Gran Teatro La Fenice de Venise, avec la grande interprète Leyla Gencer.

En quoi consiste ce nouveau finale ? C'est fort simple : replaçons-nous dans l'atmosphère éthérée de l'ultime mélodie de Beatrice "Deh ! se un'urna è a me concessa". A peine termine-t-elle, qu'un choeur au-dehors reprend doucement le motif du trio "Angiol di pace" que quelques sobres soupirs de l'orchestre viennent conclure, d'une manière certes "angélique", mais pas dans l'esprit bellinien qui, malgré sa suavité intrinsèque, fait toujours vrombir son orchestre à la fin de ses actes !

La "Version Gui" fut adoptée plusieurs fois, même sans la présence du chef d'orchestre, comme par exemple au Teatro Bellini de Catane, lors de la commémoration du 150e anniversaire de la disparition de l'infortuné Vincenzo. L'enregistrement du 19 avril 1985 fut transcrit sur cassettes destinées à la vente mais non publiées par la suite.

La Cabaletta finale "Ah ! la morte a cui m'appresso", récupérée de l'air de Fernando dans la deuxième version de Bianca e Fernando, n'est peut-être pas extraordinaire, mais elle est fonctionnelle, en ce sens qu'elle sert efficacement le sentiment de dignité fière, déterminée et... un peu illuminée-désespérée comme le veut le Romantisme qui a mis à la mode le désespoir avec panache et dignité. D'autre part, elle constitue LE SEUL Finale laissé par Bellini : on n'a rien à ajouter.

* *
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Bellini quitte l'Italie pour la Grande-Bretagne, au début du mois d'avril 1833. De passage à Paris, il a la belle surprise de recevoir la proposition de Louis Véron, directeur de l'Opéra, de composer un "grand-opéra" en français pour ce premier théâtre de la capitale. Flatté dans son amour propre, comme il le reconnaît dans une lettre, Bellini réserve sa réponse pour son nouveau passage à Paris, au retour de Londres.

"Quest paese dal cielo grigio"
ou Bellini chez Walter Scott

Voilà donc Bellini arrivé en compagnie des époux Pasta, en "ce pays au ciel gris" ! Nombre d'années plus tard, Giacomo Puccini devait qualifier cette grisaille sans le romantisme de Bellini... Mais retrouvons plutôt Vincenzo dans sa loge du fameux théâtre Drury Lane, où l'on donne La Sonnambula ou plutôt The Somnambulist, car la malheureuse oeuvre était traduite en anglais. Son créateur se confie ainsi au fidèle ami napolitain Francesco Florimo : "Les mots me manquent, cher Florimo, pour te dire comment fut déchirée, massacrée, et, pour m'exprimer à la manière napolitaine, scorticata [déchiquetée], ma pauvre musique par ces Anglais... d'autant plus qu'elle était chantée dans la langue des oiseaux et proprement des perroquets, et dont je ne connais même pas encore une syllabe. Seulement quand chantait la Malibran je reconnaissais La Sonnambula. Mais dans l'allegro de la dernière scène, et précisément aux mots : "Ah! m'abbraccia" [Ah! embrasse-moi], elle mit tant d'emphase et exprima avec une telle vérité cette phrase qu'elle me surprit d'abord, et ensuite me fit éprouver tant de plaisir que sans penser que je me trouvais en un théâtre anglais, et oubliant les convenances sociales et la considération que je devais à la dame à la droite de laquelle j'étais assis dans sa loge du second étage, et délaissant la modestie (qu'un auteur doit démontrer même s'il ne la ressent pas) je fus le premier à crier à gorge déployée : "Viva ! Viva ! Brava ! Brava !" et à applaudir plus que jamais. Mon transport tout méridional, ou plutôt volcanique, tout à fait nouveau dans ce pays froid, calculateur et compassé surprit et provoqua la curiosité des blonds fils d'Albion qui se demandaient les uns aux autres qui pouvait être l'audacieux qui se permettait autant. Mais après quelques instants, venus à la connaissance (je ne saurais te dire comment) que j'étais l'auteur de La Sonnambula, ils me firent une telle fête que par discrétion, je dois taire même avec toi. Non contents de m'applaudir frénétiquement, et je ne me rappelle même pas combien de fois, tandis que je les remerciais de la loge où je me trouvais, ils voulurent à tout prix me voir sur la scène, où je fus entraîné par une foule de jeunes nobles qui se disaient enthousiastes pour ma musique, et que je n'avais pas l'honneur de connaître. Parmi eux se trouvait le fils de la duchesse d'Hamilton dont j'ai déjà parlé, le marquis Douglas, petit jeune homme contenant dans l'âme toute la poésie de l'Écosse et dans le coeur tout le feu des Napolitains. La première à venir à ma rencontre fut la Malibran, laquelle, me jetant les bras autour du cou, me dit avec le transport de joie le plus exalté, sur mes quatre notes : "Ah! m'abbraccia !", n'ajoutant rien d'autre... Mon émotion fut à son comble : je croyais être au Paradis ; je ne pouvais proférer un seul mot, et je demeurai étourdi, je ne me souviens plus de rien d'autre... Les applaudissements répétés d'un public anglais qui, lorsqu'il s'échauffe devient furieux, nous appelaient sur la scène ; nous nous sommes présentés en nous tenant la main : imagine toi-même le reste... Ce que je peux te dire, c'est que je ne sais pas si dans ma vie je pourrai avoir une émotion plus grande."

Le beau succès de La Sonnambula devait se poursuivre par ceux d'Il Pirata, de Norma et d'I Capuleti ed i Montecchi à tel point qu'il retarda son départ pour la France. A Londres, Bellini retrouva Lady Cristina Dudley-Stuart qu'il avait connue à Gênes, fit la connaissance de la duchesse d'Hamilton, de lady Morgan, une amie de la Pasta, qui nourrissait une véritable passion pour l'Italie et la musique. Il fait dans ses lettres une peinture émerveillée de Londres qui le séduit par le luxe de ses constructions, de ses équipages, de ses conversations capables de "divertir l'être le plus mélancolique de la terre. Si elle n'était aussi éloignée de l'Italie, j'y reviendrais souvent, car même les habitants sont gentilissimi et puis les femmes possèdent un beau idéal qui enchante, en un mot, on y passe une vie bienheureuse."

Trente années plus tard, par les mots de la nièce de lady Morgan, voici le souvenir que le tendre Sicilien laissait lui-même à cette même Londres : "Je n'oublierai jamais son aimable et gracieuse personne, ces blonds cheveux bouclés, et ses yeux... Oh! les yeux du divin Bellini ! - d'une teinte de bleu, d'une tranquillité d'expression absolument incomparable ! Je pourrais les définir par notre phrase "Sleepy blue eyes", [des yeux bleus rêveurs]."

"Sleepy Blue Eyes" devait emporter du pays qui a tant inspiré l'opéra romantique italien un anneau d'or incrusté de brillants, présent de la reine, un poignard en or incrusté de pierres précieuses offert par lady Cristina et deux miniatures peintes par Maria Malibran les représentant tous deux.
 

Tout n'était pourtant pas aussi idyllique, car à cette même époque, Vincenzo envoya à son amie Giuditta Turina des lettres sans équivoque sur leur lien qui, une fois tombées aux mains du Signor Turina, conduisirent à la séparation du couple. A partir de ce moment, il adopta une attitude quelque peu ambiguë, disant tenir encore à elle, mais estimant qu'une telle relation serait "funeste" à son avenir et à sa propre tranquillité et paix intérieure. A son ami Florimo, il précise pourtant sa pensée : "à présent que je suis sorti du feu je ne veux plus y retomber : je ne serais plus heureux avec elle, je le sens et le sens profondément : je serais plus jaloux qu'auparavant, et une femme, mon cher, née coquette[1], ne pourra jamais changer ; je voudrais donc à présent son amitié, et avec beaucoup de peine je vois que je suis contraint à renoncer à son amour, pour ne pas perdre à nouveau ma paix et compromettre mon avenir."

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"Il dramma per musica deve fa piangere, inorridire, morire cantando."

("Le drame en musique doit faire pleurer, horrifier, mourir, par le chant.")
 Bellini à son ami le Comte Carlo Pepoli, librettiste de I Puritani

ou

I Puritani, sublime chant du cygne






On ne sait exactement à quel moment il retrouva la France, vers la fin du mois d'août. Sa rencontre avec le directeur de l'Opéra Véron n'aboutit pas à cause de divergences d'ordre financier. En revanche, l'accueil positif réservé à Il Pirata et à I Capuleti ed i Montecchi dut favoriser la perspective d'un contrat avec le Théâtre-Italien. En l'absence de lettres (et donc de renseignements), on pense que l'accord fut signé en janvier 1834. Mais avant de découvrir comment sont nés ces Puritains, il nous faut imaginer le "monde" qui ouvrit ses portes à l'aimable Bellini... Et ces "portes" étaient celles du salon de la princesse Cristina Di Belgioioso, fidèle patriote italienne exilée en France à cause de l'emprise autrichienne sur la Lombardie-Vénétie. Bellini, qui avait connu la princesse à Milan à l'époque d'Il Pirata, fut accueilli à bras ouverts, au milieu de Victor Hugo, Alfred de Musset, George Sand, Alexandre Dumas, Heinrich Heine, Chopin, Liszt... Il produisit une vive impression par son physique et son caractère... complètement romantiques ! Plusieurs portraits écrits de cette époque nous restent pour décrire le jeune homme de trente-trois ans qu'il était. Celui du poète allemand Heinrich Heine n'est pas vraiment flatteur : "C'était une figure svelte, élancée, qui se mouvait avec grâce et coquetterie, dirais-je, rose et plutôt allongée, les cheveux frisés d'une couleur blond clair, presque doré, le front noble et haut, le nez droit, les yeux d'un bleu pâle, la bouche bien proportionnée, le menton arrondi. Ses traits avaient du reste un je-ne-sais-quoi d'imprécis, sans caractéristique prononcée : un visage de lait assumant parfois une expression aigre-douce de mélancolie et qui en Bellini suppléait au manque d'esprit ; mais c'était une mélancolie superficielle qui scintillait sans poésie dans ses yeux et tremblait sans passion sur ses lèvres. Le jeune maestro semblait vouloir démontrer en toute sa personne cette tristesse tendre et tombante. Ses cheveux étaient coiffés avec une sentimentalité pensive, ses habits gainaient son corps élancé avec une souple langueur et il portait la canne avec un air idyllique comme l'un de ces petits bergers qui se dandinent avec affectation dans nos comédies pastorales avec leur petit bâton enrubanné et leur petits habits de taffetas rose. Jusqu'à son pas était un pas éthéré, élégiaque, de demoiselle : en somme, il paraissait un soupir en escarpins de bal. 
[...] Le visage de Bellini comme le reste de sa personne avait cette fraîcheur de carnation qui me porte tellement sur les nerfs : cette couleur rosée, en somme, à laquelle je préfère mille fois la pâleur de la mort et du marbre... Plus tard seulement je sentis que je l'aimais vraiment, et ce fut quand je le fréquentai plus souvent, ayant l'occasion de le connaître plus à fond : je m'aperçus que son caractère était doux et noble et que son âme était restée immaculée même au milieu des indignes commerces de la vie."

Si Heine semble corriger son sentiment à la fréquentation de Bellini, le musicien Ferdinand von Hiller écrit d'emblée : "Son visage était comme ses mélodies, gracieux, sympathique, fascinant. Un corps parfaitement proportionné, une tête dont le front haut pouvait appartenir au plus sévère penseur, tandis que ses fines boucles blondes, son regard clair et fidèle, son nez effilé, ses lèvres pleines, capables de toute expression, lui donnaient un aspect qu'on n'aurait pas désiré plus charmant pour une créature aimée."

Dans le salon de la "principessa" Di Belgioioso, Bellini rencontra un autre noble patriote italien, le comte Pepoli, passé à la postérité par les vers que le grand poète Giacomo Leopardi lui a consacrés, et futur auteur du livret de I Puritani di Scozia. Dans une lettre du 12 février 1834, Vincenzo nous apprend précisément que l'accord avec le Théâtre-Italien a été signé. On sait que Paris, comme Londres, Milan, Naples, Rome, Venise, Turin... comportait plusieurs théâtres consacrés à l'opéra, mais si l'Académie royale de Musique ou l'Opéra était le plus prestigieux, "Le Théâtre-Italien est le seul qui jouisse vraiment de la faveur du public, toute la musique est là, et c'est là que les amateurs vont la chercher", écrit-on dans Le Journal des Débats en 1831. Il faut dire que la distance matérielle séparant Paris de l'Italie s'effaçait pour laisser parfumer la Ville-lumière par la fine fleur des compositeurs alors les plus en vogue : Donizetti, Giovanni Pacini, Saverio Mercadante, les frères Ricci... et Bellini ! Heine lui-même, pourtant pas tellement amateur du style bellinien (probablement trop langoureux, comme son créateur !), établit la métaphore aussi claire que définitive de "Sahara musical" pour qualifier les autres lieux parisiens de création musicale. Quatre ans plus tard, Donizetti assistant à la création de La Juive de Halévy à l'Opéra parlera de "cardinaux presque vrais", restera émerveillé par le faste de la mise en scène avec un nombre incroyables de personnages en scène, par le luxe des costumes, bref, par le souci de vérité... mais ne dira quasiment rien de la musique ! De nos jours où la mise en scène peut (ahimè !) se détacher du livret, on a perdu l'idée de vraisemblance, de réalisme poussé qui faisait la réputation du "grand-opéra" à la française. Certes, le réduire à l'aspect "visuel" serait injuste, mais cette composante était principale et allait de pair avec la musique. 

Que présentait donc le Théâtre-Italien ? mais rien que la passion, l'enthousiasme des créateurs du genre opéra, porté à son paroxysme par l'époque romantique. Heureuse époque où ce qui parle au coeur est le plus aimé du public.

Une lettre du 11 avril 1834 nous apprend que le sujet est choisi : une pièce contemporaine de J. A. François Ancelot et J. X. Boniface de Saintine, Têtes rondes et Cavaliers. La source de la pièce serait le roman de Walter Scott Old Mortality, particulièrement célèbre en Italie sous le titre de I Puritani di Scozia, raison pour laquelle Bellini le choisit, (abandonnant par ailleurs, celui, trop long et bizarre de : Le Teste Rotonde ed i Cavalieri). Bellini confie le livret au comte Pepoli dont il apprécie la capacité à faire de beaux vers ainsi que la facilité de composition... ce qui devrait lui faire éviter les longs délais à la Romani ! 

Le comte Pepoli résuma ainsi leurs rapports souvent attendrissants : "Bellini avait la mélodie dans l'âme et il la communiquait en maître. Un homme excellent de bonté, mais quelquefois excentrique par nature. Parfois il m'appelait ange, frère, Sauveur ; et parfois, en changeant pour la troisième ou quatrième fois les mélodies, sa musique, et à mes observations sur la Difficulté ou l'impossibilité de changer la trame du Drame ou de changer les vers, Il montait en fureur, me nommant Homme sans coeur, sans amitié ou sentiment : et puis nous redevenions grands amis, plus encore qu'auparavant."

De son côté, Bellini tentait d'inculquer au bon Pepoli les qualités propres des vers de livrets, destinés à être mis en musique, différents des vers dont la poésie est une fin en soi. Il condamnait ainsi irrévérencieusement "toutes tes règles absurdes, toutes bonnes à faire des bavardages, sans jamais convaincre âme qui vive qui soit initiée à l'art difficile de devoir faire pleurer par le chant". Reconnaissant sa tyrannie, en quelque sorte, il poursuit : "Si ma musique sera belle et si l'oeuvre plaît, tu pourrais écrire un million de lettres contre l'abus des compositeurs envers la poésie, etc., que tu n'aurais rien prouvé. Des faits et non des bavardages d'une certaine éloquence vernissée qui, en parlant, font illusion : en fait, tout se disperserait in brodo lungo [c'est-à-dire en un bouillon délayé à force d'avoir été trop "rallongé"]. Tu appelleras mon raisonnement par tous les noms que tu voudras, tu n'auras toujours rien prouvé. Grave-toi dans la tête avec des lettres de diamant : Le drame en musique doit faire pleurer, horrifier, mourir par le chant. C'est un défaut de vouloir une conduite égale à tous les morceaux, mais une nécessité qu'ils soient tous impastati [pétris] de manière à rendre la musique intelligible par leur clarté dans l'expression, et concise comme frappante." Bellini utilise le mot français de "frappante" afin de montrer plus encore l'impact de la musique sur le public, impact que le texte doit favoriser le plus possible. Il poursuit en donnant également sa conception de la musique d'opéra : "Les artifices musicaux tuent l'effet des situations, pires sont les artifices poétiques dans un livret destiné à être mis en musique ; poésie et musique, pour créer un effet, requièrent du naturel et rien de plus : celui qui sort de cela est perdu, et à la fin aura donné le jour à une oeuvre pesante et stupide qui plaira seulement à la sphère des pédants, jamais au coeur, poète qui reçoit le premier l'impression des passions ; et, si le coeur est ému, on aura toujours raison face à tant et tant de paroles qui ne pourront rien prouver du tout. Tu veux le comprendre une bonne fois, ou non ?"

Tentant encore de montrer au comte à quel point il faut sortir de ses règles littéraires, et changer d'état d'esprit lorsqu'on écrit un livret, Bellini insiste : "Je connais quel animal intraitable [bestia intrattabile] est l'homme de lettres et comme il est absurde avec ses règles générales de bon sens", pour l'opéra, seul l'art commande et d'ailleurs la conclusion est claire : "le bon drame est celui qui n'a pas de bon sens". 

Cette longue lettre présente en fait l'aboutissement de la conception bellinienne de l'adhésion de la parole à la musique, et de la musique au sentiment. Conception qui au temps d'Il Pirata et de La Straniera avait tant surpris la critique, ne sachant autrement la qualifier que de "musica filosofica" !

Il faut croire que le comte en saura (parfois) tirer profit, puisqu'il rencontrera la satisfaction (ponctuelle) du compositeur, s'exprimant avec un touchant enthousiasme juvénile et de charmants diminutifs : "Bravo dottor Carluccio !!!", "une accolade de ton incorrigible Vincenzillo", "[...] qui t'aime en dépit de ta jolie petite tête dure [testina dura]".

La collaboration se passe donc bien, le "Dottor Carluccio" réussissant apparemment à contenter son "incorreggibile Vincenzillo"... 

"Apparemment" est le mot adapté, car avec un peu plus de recul Bellini écrira : "L'expression est commune, stupide quelquefois, en un mot, on voit que celui qui a écrit n'avait ni coeur ni conscience de ce qu'il fallait faire, pour bien exprimer les sentiments de ses personnages..." Si à Paris où peu de gens comprennent l'italien, la musique peut combler cette lacune, il n'en va pas de même en Italie où l'on est habitué "à la belle expression de Romani, claire et non commune, tandis qu'elle vibre et touche le coeur !". Mais Bellini sera finalement compréhensif et bienveillant à l'égard de son affectionné "Dottor Carluccio", en reconnaissant que "le pauvre Pepoli était nouveau en ce métier et ne pouvait en faire plus".

Vincenzo a d'ailleurs quitté la ville pour travailler dans le calme, comme il l'écrit à son ami Florimo : "je me trouve à la campagne, près de Paris, à une demi-heure de trajet. Je suis bien logé dans la maison d'un ami anglais". Une jolie formule d'Arthur Pougin précise que la villa est "enfouie sous les roses" ; que désirer de plus pour voir sourdre avec plus de pureté l'infinie mélodie bellinienne, parfumée et tournant la tête comme cette pluie de roses ! Hélas ! on serait aujourd'hui bien en peine de retrouver la "campagne" dont parle Bellini, puisqu'elle ne sépare plus Paris de Puteaux !

Dans la même lettre, Bellini confie à Florimo son désir de se réconcilier avec Felice Romani : "J'en ai une grande nécessité, si je veux encore composer pour l'Italie, après lui, personne ne pourra me satisfaire ; donc, sans m'abaisser, je ferai mon possible pour faire la paix..." Après des travaux d'approche favorables, exécutés par un ami commun, Bellini écrit donc, en ce mois de mai 1834, une longue lettre de réconciliation à Romani. Le recul lui dicte des paroles apaisantes, reconnaissant les torts et les inutiles blessures mutuels. Il parle aussi du talent de Romani en remarquant, à propos du bon Pepoli : "Ce pauvre jeune homme a beaucoup de talent ; mais le théâtre est très difficile et moi je suis encore plus difficile que le théâtre lui-même."

Le mois de juin voit l'interruption de la composition, car Bellini est souffrant et, si l'on en croit son expression : "une gastrite, je crois", on peut déduire qu'il s'agit de sa fatale fragilité du tube digestif... mais n'anticipons pas.

Deux belles satisfactions l'attendent pour l'heure : la réponse favorable de Felice Romani et l'estime manifeste de Rossini qui ne lui semblait pas très favorable, comme il le confie à Florimo : "Jusqu'à présent il n'a dit que du mal, beaucoup de mal de moi, disant que celui qui a le plus de génie en Italie est Pacini, et pour la conduite ["tiratura"] des morceaux, Donizetti, et ces stupides journalistes écoutent et ont toujours écouté Rossini comme un oracle et il a malmené qui lui faisait de l'ombre et porté aux nues ses disciples, plagiaires à en faire honte."

Au début du mois d'août, le premier acte est quasiment achevé, et Bellini conduit même parallèlement l'élaboration d'une version Malibran des Puritani pour le Teatro San Carlo de Naples qui s'est assuré le concours de la célèbre cantatrice. Au début du mois de janvier 1835, il décide d'envoyer la partition à Marseille, afin qu'elle rejoigne Naples par bateau. Le choléra s'étant déclaré à Marseille, la partition n'arrivera pas à temps à Naples et la création de la version Malibran des Puritani n'aura donc pas lieu.

Rossini se serait montré enthousiaste à l'égard de la partition que Bellini lui aurait soumise, se bornant à quelques conseils comme celui de diviser le second acte en deux, lui donnant comme finale l'électrisant duo des deux basses, déplacé après la folie d'Elvira. 

La réussite des répétitions provoque le ravissement de bon augure de Bellini qui écrit à Florimo : "Oh, comme les violons exécutent ce choeur guerrier de l'Introduzione du premier acte ! Le Finale, ensuite, est une véritable rage d'anathème, d'une force à frapper de stupeur ces Français qui aiment beaucoup la musique vigoureuse." Il faut préciser également qu'un quatuor d'exception servait la musique : Giulia Grisi, Giovanni Battista Rubini, le baryton Antonio Tamburini et la basse Luigi Lablache, tous célèbres et adulés de tous les publics.

La création du 24 janvier 1835 dépasse toutes les attentes de Bellini, qui se trouve propulsé au sommet de l'un des plus grands bonheurs de sa vie, (le dernier, hélas). A son cher Florimo, il narre en détail l'accueil des différents morceaux et, à cet égard, son commentaire de la scène de folie est fort intéressant, car on apprend que les chanteurs jouaient déjà leur rôle (en plus de le chanter) à l'époque romantique : "Une grande fureur [furorone] la scène de la Grisi, et particulièrement la première partie, où elle est folle et passe de pensée en pensée, la Grisi l'a chanté et joué comme un ange : tout le théâtre fut contraint à pleurer parce que, particulièrement l'entrée en 6/8, lorsqu'elle croit aller aux noces et au bal, lacère l'âme." Le romantisme cherchant en quelque sorte à serrer de près la réalité dans l'expression des sentiments, il n'y a rien de surprenant à ce que les chanteurs jouent ainsi leur rôle, quitte à être caricaturaux et excessifs peut-être, selon l'expression consacrée de "main sur le coeur".

Poursuivant son récit, Bellini en arrive au paroxysme de la joie du public et de son propre bonheur : "Je ne puis rien te dire ensuite du duo des deux basses. Tous les Français étaient devenus fous, on fit un tel bruit, on poussa de tels cris, qu'eux-mêmes étaient stupéfaits d'être tellement transportés ; mais ils disent que la Stretta ["Suoni la tromba"] du morceau attaque les nerfs de tous, et véritablement, puisque le parterre tout entier, sous l'effet de cette Stretta, se met debout en criant, en se réprimant, en reprenant à crier, en un mot, mon cher Florimo, ce fut une chose inouïe et dont Paris, depuis samedi soir, parle avec stupeur. Le public [se dressa] contre l'usage, puisque seulement à la fin du spectacle il est permis d'appeler non l'auteur mais son seul nom, car ni Spontini, ni tous les autres venus après lui ont eu l'honneur de se présenter sur la scène, si bien que Lablache a dû pour ainsi dire m'entraîner sur la scène, et moi, presque en titubant, je me présentai au public qui cria comme un fou : toutes les dames agitaient leur mouchoir, tous les hommes brandissaient en l'air leur chapeau..."

La critique loue presque unanimement la musique de Bellini et souligne le soin apporté à l'orchestration. Curieusement, la Revue des Deux Mondes trouve que cet opéra "plus que médiocre" est privé d'intérêt, et Maria Rosa Adamo nous rapporte que Le Constitutionnel jugea "la douceur, la cantabilità et la capacité d'émouvoir de ses mélodies" excessives ! Étrange critique pour l'époque, plus à sa place dans la nôtre, où l'émotion est asséchée en faveur du sordide !

Le 31 janvier, le roi Louis-Philippe signe le décret nommant Vincenzo Bellini Chevalier de la Légion d'Honneur, et c'est rien moins que Gioachino Rossini qui lui remettra, sur scène, la prestigieuse décoration, le soir du 3 février. Rossini reconnaît d'ailleurs dans une lettre destinée à un ami commun : "Chanteurs et compositeur furent deux fois appelés sur la scène, et je dois dire qu'à Paris ces démonstrations sont rares et que seul le mérite les obtient. [...] Il se trouve, dans cette partition, un notable progrès dans l'orchestration, pourtant recommandez quotidiennement à Bellini de ne pas trop se laisser séduire par les harmonies allemandes, et de toujours compter sur son heureuse organisation pour les harmonies simples et remplies de sentiment véritable."
Le compliment était d'autant plus valable que Rossini écrivait par ailleurs à Florimo : "Bellini ne parvint pas à connaître tous les secrets de la science musicale ; il lui restait encore beaucoup à apprendre ; pourtant, ce qu'il ne possédait pas, avec l'intelligence dont la nature l'avait doté, avec l'application assidue et avec sa détermination à sortir de la foule des compositeurs, il l'aurait acquis dans l'espace de deux ou trois ans. Ce qu'il possédait, en revanche, les autres maestri ne l'auraient jamais acquis si Dieu ne le leur avait pas concédé..." Et Rossini de conclure sentencieusement : 

"Bellini si nasce, non si diviene."
[On naît Bellini, on ne le devient pas.]

Verdi, écrivant au bon Florimo, s'exprimera d'ailleurs dans les mêmes termes. Il ne manque plus que l'avis du plus noble coeur parmi les compositeurs : Gaetano Donizetti. Il était d'ailleurs témoin direct puisqu'il devait donner également un opéra dans la même saison. C'est en français qu'il écrit à Felice Romani : "Le succès de Bellini a été très grand malgré un libretto médiocre ; il se maintient toujours, bien que nous soyons à la cinquième représentation, et il en sera ainsi jusqu'à la fin de la saison. Je t'en parle parce que je sais que vous avez fait la paix. Aujourd'hui, je commence les répétitions de mon côté, et j'espère pouvoir donner, la fin du mois, la première représentation. Je ne mérite point le succès des Puritains mais je désire ne point déplaire".

"... Ne point déplaire" écrivait le modeste collègue, en passe de devenir bientôt le compositeur le plus joué dans le monde ! Sans être un spécialiste de l'opéra romantique italien, un auditeur attentif de I Puritani, pourrait comprendre l'expression de William Ashbrook le qualifiant "d'opéra passéiste", par rapport à Marino Faliero qui regarde manifestement vers le futur de l'opéra italien et Verdi en particulier. En effet, I Puritani est une source incroyablement intarissable[2] de délicieuses mélodies à l'inépuisable fraîcheur et dont l'immédiateté touche instantanément la sensibilité de l'auditeur. Mais Marino Faliero est un drame au sens étymologique du mot : le "déroulement d'une action", avec un approfondissement psychologique des personnages allant bien au-delà des clichés et des images que constituent les personnages des Puritani. L'efficacité de Donizetti en ce sens vient aussi du fait qu'il utilise à ces fins des dons d'orchestration avec lesquels Bellini ne pouvait rivaliser. L'opéra de Donizetti est donc dramatiquement plus impressionnant, plus fort, mais ses mélodies apparaissent peut-être moins immédiatement frappantes que celles, vraiment sublimes, de notre Bellini...


I Puritani

Le fond historique et les fameux "Stuardi"

On aura compris qu'il s'agit de l'illustre famille écossaise des Stuart, véritable source d'inspiration privilégiée pour l'opéra romantique italien, éperdument à la recherche de héros malheureux et passionnés. Le tragique destin de la reine Mary Stuart la désigne comme le personnage de la lignée le plus recherché par l'opéra romantique et, bien sûr, règne entre toutes la Maria Stuarda donizettienne, que le compositeur réussit à rendre sublime dans son renoncement à la vie.

La période trouble que l'Angleterre connut entre 1642 et 1846 vit s'opposer le roi Charles Ier et le Parlement, auquel il voulait imposer son absolutisme. Ses partisans furent nommés les "Cavaliers", par opposition aux "Têtes rondes" (à cause de leurs cheveux coupés très courts), les partisans du Parlement. La reine Henriette de France fit tout pour obtenir le soutien d'autres souverains, mais ne put sauver son époux finalement exécuté par les partisans du Parlement et de Cromwell. 

Dans l'opéra, elle apparaît sous le nom d'Enrichetta di Francia et lorsque Lord Arturo Talbo découvre que la mystérieuse prisonnière des "Puritains" n'est autre que la veuve de Charles Ier, il clame que son père tomba, fidèle aux "Stuardi", précisément. Il jure donc de sauver la reine, abandonnant ainsi sa douce fiancée Elvira qu'il était sur le point d'épouser. Saisissant l'occasion du déguisement improvisé offerte par une Elvira joueuse qui s'amuse à placer son grand voile sur la tête d'Enrichetta, Arturo s'enfuit avec la reine... 

La défaite finale de ce parti et l'amnistie générale promulguée par "Cromvello" pour fêter la victoire et la paix font l'objet du "messaggio" salvateur permettant l'heureuse fin de l'opéra.
 
 

Les trois versions de I Puritani

Ce titre surprendra peut-être le passionné et le curieux qui connaissent au moins deux versions de l'opéra : celle de la création, au Théâtre-Italien de Paris, et celle que Bellini prépara pour le Teatro San Carlo de Naples et la Malibran...

En fait il en existe une troisième, plus fantomatique, en quelque sorte, car jamais créée ! Il s'agit de la version originale telle que Bellini l'avait prévue mais dont on coupa, malheureusement, des morceaux, afin que les Parisiens rentrassent plus tôt chez eux !

La version habituellement donnée correspond, à quelques reprises près, à l'enregistrement studio de Callas qui dure 2 heures et 15 minutes. Une véritable intégrale correspondrait à l'enregistrement Pavarotti-Sutherland : 2 heures 48 minutes, durée à laquelle il faudrait ajouter les 5 minutes du beau trio du premier acte (exécuté seulement dans l'enregistrement Ricciarelli de la version Malibran).

La version Malibran/S. Carlo fut créée au Barbican Center de Londres en 1985, puis, scéniquement, au Teatro Petruzzelli de Bari en 1989. Elle fut également donnée à Boston en 1993.
 
 

 

La musique et l'intrigue de I Puritani
 

"Opera seria" en trois actes du comte Carlo Pepoli d'après la pièce
 Têtes Rondes et Cavaliers de J. A. François Ancelot et J. X. Boniface de Saintine (1834), elle-même tirée du roman de Walter Scott Old Mortality (traduit en italien sous le titre de
 I Puritani di Scozia) et créé le 24 janvier 1835 au Théâtre-Italien de Paris.

L'opéra étant plus connu et diffusé, et son livret plus couramment traduit en français dans les plaquettes accompagnant les enregistrements, son commentaire (qui va suivre) insistera donc moins sur l'intrigue.

L'action est située au milieu du XVIIe siècle, dans une forteresse des environs de Plymouth, pour les actes I et II, et dans la campagne avoisinante pour l'acte III.
 
 

ACTE PREMIER [1 h 22]

Premier tableau [25 min] : Une vaste plate-forme entourée de remparts, de tours et d'éléments de fortification. Au fond, de pittoresques montagnes encadrent le soleil naissant.

Preludio e Introduzione. Pour la première fois, Bellini note les tempi au moyen de l'indication métronomique et le fait remarquer dans une lettre à son fidèle Florimo. Il précise également qu'il ne faut pas s'y "attach[er] servilement", car certains effets subtils s'obtiennent en trichant imperceptiblement, comme par exemple pour donner de la majesté au motif des Puritains.

Après un vigoureux tutti de l'orchestre (Allegro assai), les cors suggèrent un motif austère et majestueux, qui selon la volonté de Bellini devait représenter les Puritains (allegro sostenuto e marziale). L'orchestre reprend le motif, puis le choeur des Puritains commente les préparatifs des armes avant la bataille qui devrait voir réduire en cendres le camp ennemi des "Stuardi". 

On entend l'orgue de l'église, à l'intérieur de la forteresse, sir Bruno Roberton (tén.) signale aux soldats de Cromwell que c'est le moment de la prière, tous s'agenouillent. Le choeur se tait lorsque retentit la prière depuis l'église, entonnée par quelques personnages dont Elvira, fille du gouverneur de la forteresse (larghetto maestoso). 

Les gens de la forteresse entrent joyeusement, portant des paniers de fleurs et invitant les soldats à fêter avec eux les noces de "la bella verginella" Elvira. Ce charmant allegro brillante rappelle la tendre Sonnambula, par sa spontanéité et sa fraîcheur naïves, typiques du style de Bellini.

Recitativo ed Aria. Sir Riccardo Forth (baryton) se lamente d'avoir perdu celle qu'il aime et l'orchestre soupire bientôt avec lui. Il explique à sir Bruno que Lord Valton lui avait accordé la main de sa fille Elvira, mais que la veille, alors qu'il s'en revenait "pien d'amorosa idea", selon la jolie formule du comte Pepoli, il s'entendit dire par Lord Valton qu'Elvira brûlait d'amour pour un "Cavaliere" ! Et l'empire d'un père ne peut rien contre le coeur de sa fille.

La superbe Cavatina de Riccardo : "Ah, per sempre io ti perdei" au rythme ondoyant, exprime toute sa déception, mais d'une chaleur et d'une mélancolie irrésistibles, quintessence du romantisme de Bellini ! 

Sir Bruno tente de ranimer en lui l'ardeur guerrière consolatrice. On réentend le motif des Puritains, mais l'autre est tout à sa douleur, merveilleusement épanchée dans la belle Cabaletta "Bel sogno beato". Belle Cabaletta, mais ô combien mutilée à la scène : l'introduction à la flûte est souvent coupée, ainsi que le Da Capo ou reprise... Que l'auditeur attentif se console, en remarquant avec délices la clarinette qui susurre, un ton au-dessus, la même mélodie gentiment désespérée !

La première différence importante entre la version habituelle et la version Malibran/S. Carlo intervient ici, car Riccardo s'exprime avec la voix claire du ténor. Ce timbre étant celui de l'amoureux par excellence, il apporte au personnage une dimension supplémentaire dans la rivalité qui l'oppose à l'autre homme épris d'Elvira Valton.

Deuxième tableau [12 min] : La chambre d'Elvira Valton ;
les fenêtres gothiques sont ouvertes et laissent voir les fortifications.

Recitativo e Duetto. On découvre vite le beau lien d'affection unissant Elvira Valton (soprano) et celui qu'elle nomme son "secondo padre", son oncle sir Giorgio Valton (basse). Celui-ci remarque la tristesse d'Elvira, déclarant qu'elle perdra l'esprit et mourra de douleur si on la traîne de force devant l'autel. Sir Giorgio lui dit de pleurer plutôt de joie car le "Cavaliero" qu'elle aime sera bientôt devant elle ! A ce moment, le dialogue animé régnant jusque-là laisse leurs voix s'unir délicatement. Grave, sir Giorgio raconte comment il a convaincu son frère Lord Valton, concluant : "Si elle est conduite à d'autres noces, / la malheureuse... mourra ! "Lord Valton rappelle qu'il a donné sa parole à sir Riccardo, mais sir Giorgio insiste encore... On entend un appel de cors... Sur le motif des puritains, les gens d'armes annoncent l'arrivée du "preux et noble Comte, Arturo Talbo, Cavaliero". Elvira exulte et se lance avec son oncle dans une trépidante Stretta finale ; le rideau tombe.

Autre différence, mais qui semble moins flagrante à l'oreille : la tessiture abaissée d'Elvira, correspondant à celle de Maria Malibran.

Troisième tableau [45 min] : Une vaste salle d'armes de style gothique flamboyant,
 avec une galerie à colonnes d'où l'on aperçoit les fortifications.

Coro e Quartetto. L'orchestre attaque le joyeux motif qu'un "Coro generale" va bientôt reprendre, dans toute l'exultation de l'accueil du "noble Comte". 

Tous se taisent, Bellini prépare son terrain... L'orchestre ponctue de graves accords, puis la flûte donne le ton élégiaque : l'un des joyaux de la partition s'apprête à luire. Le magnifique Largo "A te, o cara", poème d'amour qu'Arturo donne à Elvira. Le morceau est noté Quatuor et se déroule comme un Concertato, mais l'écriture du ténor y est tellement centrale, que bien des interprètes l'ont gravé au disque comme un air. Que dire de l'écriture miraculeuse, si ce n'est que l'auditeur ne peut que "fondre" dès la proposition, par la flûte, du motif surhumain... sorti pourtant d'une âme humaine... la divine âme de Vincenzo Bellini ! Mélodie "longue, longue, longue", comme disait Verdi, se déployant sans fin, toujours sublime, même si le ténor la fait transposer en raison du difficile do dièse placé au début de la reprise.

Finale Primo.

[a) Scena, Duettino e Polacca.] Lord Valton (basse) présente à Arturo un laissez-passer pour se rendre à l'église et demande à sir Giorgio de les accompagner. Quant à lui, il doit conduire devant le Parlement anglais la mystérieuse prisonnière qui paraît alors, escortée de sir Bruno. Arturo pense qu'elle doit être une alliée des "Stuardi" et sir Giorgio le confirme : on la soupçonne d'être une messagère déguisée. Lord Valton unit les mains des deux fiancés et leur donne sa bénédiction (reprise du thème du magnifique Concertato précédent) avant de se retirer avec les gardes. Les autres sortent également, sauf la prisonnière... et Arturo qui avait fait semblant de partir. Elle sent vite qu'elle peut avoir confiance en lui et il déclare d'ailleurs que son père est tombé, fidèle aux Stuart. Enrichetta di Francia (mezzo-sop.) découvre son identité : "Figlia a Enrico e a Carlo sposa", fille d'Henri IV de France et épouse du malheureux roi Charles Premier qui mourut décapité. Arturo s'agenouille devant celle qu'il nomme : "Regina !". Leur duo est bref mais tourmenté : elle pense avoir le même sort que son époux, mais Arturo a résolu de la sauver... au prix , terrible, de s'arracher à celle qu'il "adore" ! Le duo s'interrompt et laisse la place à l'insouciante Polacca, célèbre polonaise d'Elvira : "Son vergin vezzosa" (traduites, les paroles sont impossibles de naïveté : "vierge charmante"). Une couronne de roses est posée sur sa tête et elle tient le magnifique grand voile blanc que lui a offert Arturo. Au début, Giorgio, Arturo et la reine font écho au chant d'Elvira qui épanouit sa joie en force vocalises, mais lorsqu'elle fait mine de placer le voile sur la tête de la reine, Arturo devient la proie d'un fol espoir...

[b) Scena.] Il l'explique à la reine : le voile, le sauf-conduit !... Elle ne croit pas à cette chance, il la saisit alors par la main et l'entraîne, mais quelqu'un surgit devant eux. C'est sir Riccardo, qui, désespéré, est bien déterminé à empêcher Arturo à lui ravir ce qu'il avait de plus précieux sur la terre. Ils se défient mais lorsque les épées s'entrechoquent, Enrichetta s'interpose, le voile tombe et la découvre ! D'abord étonné, sir Riccardo les laisse froidement partir. 

Encore une différence dans la version Malibran : au moment où Arturo s'écrie : "Addio, o Elvira, addio mio ben", un morceau est inséré, il s'agit d'un superbe Terzetto alangui et bellinien jusqu'au bout des ongles (ou des notes, pourrait-on dire !). 

Terzetto "Se il destino a te m'invola". Larghetto sostenuto e affettuoso.
Chacun s'exprime entre parenthèses, c'est-à-dire pour lui-même, les autres personnages n'entendant pas ses paroles. Les pensées sont donc différentes, mais magnifiquement fondues par le principe musical de l'ensemble concertant, permettant à plusieurs personnages de chanter simultanément des textes différents, chose impossible dans le théâtre parlé ! 

C'est Arturo qui lance le trio par ces paroles voulant exprimer la constance de son amour malgré le destin qui le ravit à elle, malgré le temps et la distance qui les sépareront. Riccardo soutient sa fuite, l'imaginant seul, affligé, ayant perdu patrie et amour... lui souhaitant en somme d'éprouver la douleur qu'il connaît à cause de lui ! Dans un tout autre état d'esprit, la reine se demande si elle peut ouvrir son coeur à l'espoir...Pourra-t-elle retrouver son fils et la douceur de ses étreintes ? Oh ! s'il s'agit là d'un rêve, que Dieu ne l'éveille alors jamais !

Musicalement, la lumineuse et si chaleureuse phrase plaintive d'Arturo, si "sostenuta" et tellement "affettuosa", se déploie, sans fin... reprise par Enrichetta, ponctuée par Riccardo, mais toujours dominée par Arturo qui semble ne jamais l'arrêter... pour la plus grande joie de l'auditeur, suspendu dans les sphères belliniennes auxquelles le génie de Vincenzo a la gentillesse de le convier ! 

Cinq minutes et vingt secondes de bonheur ! Bonheur sacrifié par Bellini afin de permettre aux Parisiens de l'époque de rentrer plus tôt chez eux... Bonheur qu'il faut absolument rétablir dans les partitions de cet opéra !

[c) Scena.] Arturo s'écrie : "Addio, o Elvira, addio mio ben", tandis que l'orchestre reprend le motif de la joyeuse Polacca. Le choeur invite tout le monde à se rendre à l'église... sir Riccardo assure Arturo qu'il ne trahira pas leur fuite avant qu'ils n'aient franchi les murs d'enceinte. La joie de chacun cède vite la place à la consternation générale, lorsque Riccardo explique les faits aux autres personnages qui reviennent. Sur ce fond de tristesse ou d'indignation, se détache la réaction de la malheureuse Elvira et il est intéressant d'observer les indications scéniques que le comte Pepoli lui a consacrées : "La cloche de la forteresse sonne le tocsin ; le canon tire avec de longs intervalles. Elvira fait quelques pas machinalement, puis reste immobile, après avoir émis un cri douloureux". On sent l'importance notamment de l'expression : "Elvira fa alcuni passi meccanicamente", préparation évidente à sa future confusion mentale. Ses paroles révèlent également le trouble qui s'empare d'elle : 

"La dame d'Arturo est voilée de blanc...
Il la regarde et soupire - Il la nomme son épouse :
Elvira est-elle la Dame...? Ne suis-je plus Elvira ? "

La didascalie précise alors : "Elvira est immobile ; les yeux fixes et écarquillés, elle se touche la tête comme pour vérifier si elle porte le voile. Tout en elle indique une folie subite. Elle crie : "Non" d'une voix désespérée puis reste immobile comme auparavant". Les autres commentent sa pâleur, le fait qu'elle sourie et soupire en même temps : c'est la thématique de la folie romantique. Le choeur masculin - évidemment plus grave - conclut : "Demente si fa...". Le comte Pepoli emploie un autre terme, aussi fort : "Dans son délire, Elvira croit voir Arturo et lui dit ces vers avec la plus grande tristesse et la plus délirante passion. Puis elle redevient immobile comme avant". La douleur insoutenable conduit donc la malheureuse Elvira à se détacher de la réalité en sombrant dans la folie, mais bien avant sa grande scène du deuxième acte. 
Elvira se croit devant l'autel, elle y convie Arturo...

[d) Pezzo concertato.] "Ah vieni al Tempio". Elvira lance cet ensemble magnifique où Bellini traduit, ou plutôt sublime les indications du Comte Pepoli : "avec la plus grande tristesse et la plus délirante passion". La phrase est déchirante de désespoir, pathétique et maximal, pour ainsi dire ! Les autres commentent ce cri, de leur propre douleur et l'ensemble se développe, sans fin, atteignant plusieurs sommets et plongeant l'auditeur dans la plus pure extase.

[e) Scena e Stretta finale.] "Elvira fait un mouvement presque comme si elle revoyait Arturo en train de fuir", précise la didascalie, et s'écrie : "Mais toi, tu me fuis déjà ? Cruel, tu abandonnes / Qui t'aima autant ? "

De même que la transformation d'un sentiment intervient souvent entre une Cavatina et une Cabaletta, afin de justifier cette dernière, le climat change entre Concertato et Stretta finale. Elvira se dit dévorée "par une fièvre vorace", par "une flamme" qui la "désagrège...". L'ampleur de son déchirement provoque l'indignation générale et la malédiction de chacun poursuit "les deux traîtres". 

Musicalement, cette Stretta "à vagues" laisse perplexe ou ne convainc pas... une preuve en étant que Richard Bonynge en coupe le motif principal dans sa première version studio, ne conservant que la coda finale ! Le motif en question possède quelque chose d'alangui qui, pour une fois, ne réussit pas à Bellini, l'ensemble est déliquescent, fade, comme insipide. 
Une surprise nous attend pourtant, au détour de la discographie, à l'audition d'un enregistrement effectué au Teatro Bellini de Catane. Les choeurs étonnamment incisifs, les timbales si "roulantes" du Teatro Bellini que les passionnés du répertoire romantique (et d'enregistrements pirates !) connaissent bien, claquent sous la direction du maestro Gavazzeni, grand expert en opéra italien des XIXe et XXe siècles. Il sait insuffler à cette Stretta une tension vibrante, un rythme particulier, d'autant qu'il en restitue le Da Capo, chose fort rare dans les représentations. 
 
 

ACTE DEUXIÈME [45 min]

Une grande salle avec des portes latérales. 
Par l'une d'elles, on voit le camp anglais et toujours quelques ouvrages de fortification.

Introduzione. L'orchestre propose la mélodie que les choeurs reprendront ensuite, une sorte de marche triste et languissante qui décrit les souffrances d'Elvira, mourant peu à peu. Sir Giorgio entre, et les habitants de la forteresse l'interrogent anxieusement, le coeur brisé, il consent à leur raconter l'état d'Elvira.

Romanza. La flûte suggère le thème sinueux de la touchante mélodie : "Cinta di rose e col bel crin disciolto". Le front ceint de roses, ses beaux cheveux défaits, elle erre, vêtue de blanc, cherche l'autel, prononce son serment matrimonial. Le choeur commente ce délire fatal et sir Giorgio continue par un second couplet, mais les cordes frémissent lorsqu'il parle des moments où la malheureuse croit apercevoir Arturo dans les gens qui l'entourent. Ses pleurs, ses gémissements et sa douleur augmentent alors et elle invoque la mort...
Scena ed Aria. Sir Riccardo annonce la condamnation à mort d'Arturo Talbo par le Parlement anglais. Sur des notes graves, le choeur approuve la peine. 
Le Parlement a complètement disculpé Lord Valton mais chacun doit se lancer à la poursuite des fuyards, annonce Riccardo, reportant ainsi la volonté du chef suprême "Cromvello" (les choeurs sortent). 

[a) Cavatina.] Les violons frémissent et une ombre passe à l'orchestre... On entend alors une voix au loin, soutenue par les trémolos des cordes : "O rendetemi la speme...", "rendez-moi l'espoir ou laissez-moi mourir". Belle trouvaille de Bellini qui fait citer par Elvira le refrain de son air comme si la litanie de son délire ne s'interrompait jamais, au lieu de venir conventionnellement la commencer devant nous ! Sir Giorgio et sir Riccardo la voient entrer, "échevelée, en habit blanc. Son visage, son regard et chaque pas, chaque geste d'Elvira révèlent sa folie", précise le Comte Pepoli. Les cordes proposent alors la mélodie de l'air : "Qui la voce sua soave". Sa voix suave l'appela en ces lieux, il fit son serment, puis disparut. La mélodie s'étire, les cordes sanglotent et soutiennent les soupirs désespérés d'Elvira... culminant dans une sorte de "refrain" sublime : 

" Ah rendetemi la speme
O lasciatemi morir ! "
(Ah, rendez-moi l'espoir / Ou laissez-moi mourir !)

Elvira demande à Giorgio qui il est, mais le reconnaît, en le nommant : "Mio padre" et sur une joyeuse musique, elle évoque la fête à laquelle il va l'emmener ! Elle se tourne et voyant Riccardo en larmes, l'orchestre plaque un accord gravissime, comme inexorable, auquel Verdi fera écho dans le dernier acte de La Traviata...

Elvira commente : "Il pleure / Il pleure... Probablement il a aimé !...". Elle reprend la mélodie en posant la question à Riccardo. Il lui répond de regarder son visage. Elle comprend : "Ah si tu pleures, tu sais encore / Qu'un coeur en amour fidèle, / Toujours vit de douleur !". Peu à peu, l'air en arrive au refrain, mais les paroles sont différentes : 

"O toglietemi la vita ,
O rendemi il moi amor ! "
(Ah, enlevez-moi la vie, / Ou rendez-moi mon amour !)

Sir Giorgio et Riccardo la contemplent, le coeur brisé.

Dans une brève Scena, souvent coupée dans les représentations, ils se demandent pourquoi elle semble soudain sourire, mais la didascalie dissipe tout espoir : "Elvira se tourne avec fureur vers Riccardo et Giorgio. Pause générale. Après un moment, Elvira sourit, son visage prend une expression joyeuse, à la manière des fous". Elle assure Arturo qu'elle calmera la colère de son père...

[a) Cabaletta]. La flûte introduit le thème enjoué de la Cabaletta : "Vien, diletto, è in ciel la luna..." (Viens, mon bien-aimé, / La lune est dans le ciel, / Tout se tait alentour). Elvira appelle Arturo, afin qu'il se hâte de lui rendre son amour premier. Le Comte Pepoli conclut : "(Elvira est abattue par le délire - Giorgio et Riccardo l'invitent à se retirer.) "

[Dans la version San Carlo-Malibran, le rideau tombe ici, sur le premier tableau du deuxième acte (car Bellini n'avait pas encore composé le duo baryton-basse au moment de l'envoi de sa partition à Naples). Le second tableau correspond au troisième acte décrit plus bas.]

Duetto - Finale Secondo. 

a) Le cor introduit le bel Andante sostenuto débutant le duo entre sir Giorgio et sir Riccardo : "Il rival salvar tu devi". Cette grave injonction ("Tu dois sauver ton rival") montre que Giorgio a réalisé que sauver Arturo équivaut à sauver Elvira ! D'un autre côté, il est délicat de demander cela précisément à Riccardo, qui réalise dans la folie d'Elvira quelle âme aimante Arturo lui a ravie ! Face à la dénégation énergique de Riccardo, Giorgio demande alors si la fuite de la prisonnière est à imputer entièrement à Arturo... Riccardo comprend, mais déclare que la sentence est juste et l'exécution d'Arturo domptera la hardiesse des rebelles : "Je ne le hais pas, je ne le crains pas / Mais l'indigne périra". Giorgio n'est pas aussi sûr du détachement de Riccardo (lorsqu'il déclare ne pas haïr Arturo) et pense qu'il tire une satisfaction de l'idée de son exécution. Seulement, en laissant mourir Arturo, Riccardo fera... deux victimes !

b) La deuxième section du duo commence par un récit de sir Giorgio, expliquant comment Riccardo sera poursuivi par un fantôme gémissant, blanc et léger... et qui lui criera : "Je suis morte à cause de toi". Il aura ensuite à subir la menace du fantôme d'Arturo. Riccardo ne s'émeut pas : ses prières, ses sanglots et ses soupirs auront raison du fantôme d'Elvira, quant à celui d'Arturo, son "immense fureur" le repousserait "dans les abysses pour l'éternité".

Sir Giorgio en appelle alors à la noble âme de Riccardo et l'embrasse avec une affection paternelle. Riccardo cède : "Tes larmes ont gagné / Vois... mes yeux sont humides"."Qui sait adorer sa patrie, / Honore la pitié", s'écrient-ils. L'orchestre attaque un crescendo formidable : ils se préparent à essuyer une attaque de la forteresse, peut-être dès l'aube prochaine... L'orchestre ponctue fortement les exclamations de "Patria, vittoria e onor !". La trompette attaque alors l'irrésistible thème de la Stretta finale. 

[c) Grande Stretta finale]."Suoni la tromba" : que la trompette sonne et ils combattront farouchement en criant : "Liberté !". Si Arturo se présente désarmé et en péril, on le sauvera, et s'il survient armé contre la patrie, je le combattrai à tes côtés, répond sir Giorgio.
Le thème, martial au possible, est évidemment irrésistible, mais il ne faut surtout pas le méjuger à cause, précisément, de sa spontanéité, du caractère immédiat de la séduction qu'il opère sur le public. Il faut, au contraire, le replacer dans le contexte de l'époque romantique et de son esthétique soumise à la passion, à cette passion naturelle, sortie du coeur et donc empreinte d'une pointe de naïveté. C'est cette candeur qui nous fait peut-être sourire aujourd'hui, mais ne doit surtout pas conduire au mépris ni à l'ironie ! Il faut donc "jouer le jeu" et c'est le rôle du chef d'orchestre, comme R. Bonynge, dans sa première intégrale studio, qui ralentit incroyablement le tempo et attaque la reprise avec un air martial unique ! 

Il faut aussi se transporter au Teatro Bellini où le maestro Gavazzeni continue de nous émerveiller, nous offrant le plus beau et le plus impressionnant "Suoni la tromba" qui soit. Il y a aussi cette sonorité inimitable des cuivres italiens, si chaleureuse qu'elle est à la limite du "coin-coin" dérisoire, mais si sympathique. Des timbales extraordinaires du Teatro Bellini nous avons déjà parlé, mais il y a plus, une surprise : un bis, plus vibrant que jamais, concédé par le maestro Gavazzeni !

Cette marche électrisante au possible[3] a une histoire  : intitulée tour à tour "Coro di libertà", "Coro dell'alba", "Inno di guerra", selon les lettres de Bellini, elle se trouvait à l'origine dans l'Introduzione de l'acte I. Bellini crut en tirer un meilleur effet en la déplaçant à l'intérieur de l'opéra puis en l'utilisant comme Stretta d'un duo baryton-basse au deuxième acte, précédant l'air de folie d'Elvira. C'est sur une suggestion de Rossini, paraît-il, que Bellini fit passer ce duo après l'air de folie, l'ineffable Stretta, ne manquant pas de recueillir des applaudissements enthousiastes. L'idée d'en faire un duo et le finale de l'acte est certes bienvenue, mais on y perd, hélas, la participation du choeur qui devait donner un tout autre relief au morceau. Son absence (cruelle !) de la version Malibran/San Carlo n'est pas une coupure, mais résulte du simple fait que lors de l'élaboration puis de l'envoi à Naples de cette version, Bellini n'avait pas encore décidé de faire de ce morceau le duo que l'on connaît. (Selon d'autres belliniens, ce morceau aurait immanquablement été censuré à Naples, car l'austère Royaume des Deux-Siciles ne pouvait laisser passer sur une scène un mot aussi explosif que "Liberté". Cette explication peut laisser entendre que le duo aurait donc pu exister avant l'envoi de la partition à Naples).

ACTE TROISIÈME [46 min]

Une galerie dans un jardin avec bosquet, proche de la maison d'Elvira Valton. 
On voit toujours les fortifications au loin. Le jour baisse et la lune va faire son apparition.

Uragano, Romanza e Duetto.
[a)]. En guise de Prélude, l'orchestre décrit un ouragan (comme pour faire écho aux pensées tumultueuses des protagonistes de l'opéra) mais sans oublier de dessiner une triste atmosphère bien romantique.

[b) Scena e Romanza]. 

Enveloppé de l'inévitable "grand manteau" des exilés, lord Arturo Talbo fait son entrée. A présent qu'il a échappé à ses ennemis, il respire avec délices l'air de son sol natal tant aimé, dont chaque frondaison, chaque pierre est bénie par son coeur palpitant d'émotion. On entend la harpe au loin... Elvira passe derrière ses fenêtres, vêtue de blanc et chante l'air du troubadour qui, solitaire et assis près d'une fontaine, exhale son immense douleur par un chant d'amour. Arturo reconnaît là son chant d'amour ! Il appelle Elvira en vain... 

Évoquant les heureux moments où les forêts entendaient ce chant auquel la voix d'Elvira faisait alors écho, lord Arturo se lance dans la Romanza, dont l'introduction à la flûte est déjà, à elle seule, un ravissement.

Dans un mouvement de sollicitude tout naturel pour le lecteur qui pourrait se révéler "perdu" face aux commentaires qui vont suivre, précisons d'emblée que cette superbe Romance est chantée deux fois, une Scena séparant les deux strophes, mais qu'afin de soulager le ténor, on coupe souvent l'une ou un morceau de l'autre (!), selon des choix aussi variés que fantaisistes et de toute manière insatisfaisants.

La cantilène d'amour se déploie en des courbes mélodiques aussi gracieuses que chaleureuses, du pur Bellini ! Elle narre l'errance du troubadour solitaire cherchant en vain le soleil quand la nuit est tombée ; le sommet quant il accourt dans la vallée et croyant voir dans le printemps, l'hiver. Le frère jumeau de l'infortuné René de Chateaubriand !

La flûte reprend le thème, mais la Romance est interrompue par le son des tambours..."L'orde di Cromvello", comme les nomme Arturo, passent au loin... (Certaines mises en scène ont même l'idée incongrue d'ajouter des chiens (!) dont les aboiements secouent l'auditeur, pourtant en attente de vraisemblance certes, mais ne rompant pas l'équilibre de la magie des conventions théâtrales).
Arturo regrette amèrement de ne pouvoir entrer et dire à Elvira sa douleur et sa foi, mais il risquerait de se perdre. Il va plutôt tenter à nouveau le chant, peut-être viendra-t-elle ? Ô troubadour exilé, dont la douleur est l'unique compagnon, il ne connaît le repos que lorsqu'il meurt !

[c) Scena e Duetto]. Elvira sort éperdue, mais constate que le chant s'est tu. Il était pourtant si doux à son âme... L'orchestre rappelle le motif du Quatuor-entrée d'Arturo au premier acte : "A te, o cara"."Ah mio Arturo, ove sei ?", s'écrie-t-elle."A piedi tuoi !", répond-il avec ferveur. L'orchestre palpite comme pour transcrire la forte émotion, l'intense jubilation d'Elvira ! 

Arturo attaque la première section du duo "Nel mirarti un solo istante" : en la voyant un seul instant, il se console de toute douleur ressentie à cause de l'éloignement. Le rythme se ralentit sensiblement car Elvira, encore un peu confuse à ce rappel, demande combien de temps... et lorsqu'il dit : "trois mois", elle le corrige en "trois siècles d'horreur !". Elle lui dit combien elle l'attendit. Arturo révèle qu'il a dû sauver la prisonnière... 

[Ici intervient un coupure, devenue traditionnelle, de cette seconde section du Duo, conservée en revanche dans la version Malibran/S. Carlo. Cette section n'est exécutée que dans les enregistrements Pavarotti-Sutherland/Bonynge et Ricciarelli/Ferro.]

Elvira lui demande alors si elle est son épouse, s'il l'aime ! La réponse d'Arturo est le suave Cantabile "Da quel dì che ti mirai" : depuis le jour où il la vit, il lui a consacré sa vie dans la joie et dans le malheur. On atteint au sublime dans l'élan qui le voit évoquer avec tant de romantisme : "fin la morte in questo amore, dolce ancora per me sarà !" (en cet amour, jusqu'à la mort sera douce pour moi), à ce moment le frémissement des violoncelles donne le frisson.

Elvira répond en complète communion de sentiments.

[En ce qui concerne la coupure traditionnelle de cette seconde section, le "raccord" musical est bien fait, mais celui du texte laisse à désirer. On passe en effet des mots d'Arturo : "Prigioniera... abbandonata" à ceux d'Elvira : "Dì... se a te non era cara, / A che mai seguir colei ?" ("Dis-moi... si elle ne t'était pas chère, pourquoi donc la suivre ? "Les mots d'Elvira sont un peu déconnectés, car Arturo n'a pas précisé qu'il n'éprouvait rien pour la reine !)]

Pourquoi la suivre, s'il ne l'aime pas, interroge Elvira, sur un crescendo de l'orchestre qui assène de sombres accords pour souligner les graves paroles d'Arturo... Il réalise qu'Elvira ignorait qu'il s'agissait de la reine et qu'attendre était la mettre en péril de mort ! L'orchestre reprend son crescendo pour accompagner la joie d'Elvira, comprenant qu'elle est toujours aimée. Il se déchaîne encore lorsqu'Arturo déclare éperdument vouloir passer sa vie avec elle. La troisième section du duo est la Stretta enflammée "Vieni fra queste braccia", morceau célèbre de la partition et dont le dernier vers ne peut qu'être : "T'amo d'immenso amor !!", culminant sur un aigu vertigineux, à l'unisson.

On peut se demander à quoi tiennent l'efficacité et la célébrité du morceau. Et d'ailleurs plus que de magie de l'inspiration, on pourrait parler de spontanéité dans l'expression de la passion, épousant exactement le sentiment du passage. L'utilisation de l'héroïsme, trait bien romantique, se traduisant par des aigus périlleux et spectaculaires, ajoute également à l'aspect brillant et passionné de ce morceau, car, enfin, on a affaire à une Stretta bien linéaire, avec son caractéristique accompagnement marqué et répétitif... Mais voilà, Bellini transfigure tout !
 

Finale Ultimo.

[a) Scena e Concertato].
Le cor annonce la présence des ennemis d'Arturo... (l'orchestre reprend le thème de leur passage entre les deux strophes de sa Romanza). A la stupéfaction d'Arturo, Elvira reprend son délire et dit qu'elle ne craint plus ce son... (retour à l'orchestre du thème de la fête de son air de folie). Arturo est désemparé... Il veut entraîner Elvira qui tombe à ses genoux et les entoure de ses bras. Atterré par la folie d'Elvira, Arturo est indifférent à l'arrivée des Puritains. Riccardo annonce la sentence de Cromwell, mais le mot de "mort" provoque une forte commotion dans l'esprit d'Elvira et un changement intellectuel total, précise la didascalie. Arturo lance alors le calme ensemble concertant "Credeasi misera" et réalise qu'"elle se croyait malheureuse / trahie par moi" et qu'elle traînait ainsi une vie aussi douloureuse. Il méprise alors le destin, s'il peut mourir à côté d'elle. Les paroles d'Elvira montrent qu'elle a recouvré la raison : "Dans sa mort, / Il m'aura pour épouse !". Les autres donnent libre cours à leur consternation. Alors que l'ensemble paraît hésiter à trouver une conclusion, Bellini a la bonne idée de lui adjoindre une reprise par Arturo qui s'exclame : "Crudeli, crudeli !", avant d'apostropher, précisément, ces "cruels" :

"Elle est tremblante,
Elle est expirante,
mes perfides
Sourdes à la pitié !
Freinez la colère
Un seul instant,
Et puis assouvissez
Votre cruauté [4]  !"

Dans cette invective véhémente et désespérée, le pauvre Arturo doit assumer d'abord un impressionnant Do aigu lancé aux étoiles, sans progression, puis un suraigu hallucinant, ce terrible Contre-Fa écrit pour son créateur, le célèbre Giambattista Rubini. On a là un exemple maximal de la virtuosité utilisée à des fins dramatiquement expressives. 

Les ténors se mesurant au rôle de Lord Arturo, chantent habituellement une note basse en premier lieu, repoussant ainsi le spectaculaire Do à la place du Contre-Fa. La difficulté d'exécution de celui-ci réside dans le fait qu'il faut utiliser une technique particulière d'émission de la voix (dite émission "en voix mixte ") que Rubini maîtrisait parfaitement. Le grand Luciano Pavarotti a le mérite d'essayer dans l'intégrale studio Decca, mais son recours au falsetto ne donne pas une idée de progression après le magnifique Do éclatant. Bien au contraire, l'héroïsme est perdu, car pour s'exprimer simplement, on dirait qu'il chante en voix de femme.

La version Malibran/San Carlo diffère en ce qu'elle retire, dans ce concertato, la "vedette" au ténor, pour laisser Elvira conduire l'ensemble.

[b) Coro generale e Cabaletta finale].
On entend les sonneries de cors annonçant les hérauts porteurs de messages. Les Stuarts sont vaincus... et déjà pardonnés ! L'Angleterre est libre ! Tous s'écrient : "A Cromvello, onore e gloria !". La musique est celle du choeur de l'Introduzione de l'opéra. Tous souhaitent à Elvira et à Arturo un long bonheur et tous deux chantent une jubilante Cabaletta finale "Ah ! sento, o mio bell'angelo". 

Certains enregistrements coupent la Cabaletta, ne conservant que de traditionnelles cadences finales pour les choeurs et tous les solistes (ce qui ne fait qu'accroître l'impression que la fin est un peu trop rapide et en "queue de poisson "). Les autres enregistrements exécutent la Cabaletta, mais confiée à la seule Elvira (!), on n'a donc jamais le Finale original conçu par Bellini.

* *
*


Tristissimo Finale

La partition de la version Malibran des Puritani arrivant trop tard à Naples, le contrat fut déclaré caduc et Bellini le regretta d'autant plus qu'il avait enfin l'occasion de composer un rôle sur mesure pour cette cantatrice qu'il estimait tant. 

Décidant de rester à Paris dans l'espoir d'affirmer encore sa position, il expliqua à Florimo, non sans orgueil : "La Cour tout entière me veut beaucoup de bien. Les Ministres et les maisons les plus considérées à Paris m'aiment. Généralement je suis bien vu partout..." La saison du Théâtre-Italien s'achevait et l'opéra de Donizetti Marino Faliero n'avait été donné que cinq fois, ce beau succès n'ayant pas égalé celui des Puritani, Bellini se proclamait "le premier après Rossini". Si une telle bouffée de prétention eût été impossible de la part du noble Donizetti, on peut la pardonner au pauvre Bellini, quand on sait quel sort l'attendait... 

Pour l'heure, c'est d'un duel dont Bellini allait être la victime ! La nouvelle s'était répandue à Naples est n'avait pas manqué d'inquiéter le bon Florimo... mais le démenti arriva... des mains de Vincenzo lui-même : "Une véritable blague, mon cher Florimo, mon duel. Je vois quelques femmes, mais les maris sont par système contraires aux duels. J'évite, tu le sais, les personnes de mauvais genre, donc je ne m'expose jamais mais je n'aime pas faire le Don Juan ni le Don Quichotte et j'espère par conséquent mourir dans mon lit, telle la personne la plus tranquille ; donc lorsqu'une autre fois de telles nouvelles t'arriveront, mets-les en quarantaine avant d'y croire."

Florimo riposte en lui recommandant Saverio Mercadante engagé par le Théâtre-Italien et, connaissant apparemment son Bellini, insiste : "aide-le comme tu le pourras ; assiste-le toujours ; conseille-le en tout ce qu'il demandera. Démontre-lui de l'amitié [...]. Ne me cause pas de souci en cela, contente-moi et ne fais pas l'égoïste". Diverses tractations avec l'Académie Royale de Musique (l'Opéra) et l'Opéra-Comique n'aboutirent guère ; en revanche, Londres devait accueillir avec un succès fracassant aussi bien Marino Faliero que I Puritani, interprétés par la même compagnie mais dans l'ordre inverse. 

Entre le 10 et le 12 mai, Bellini s'était transféré dans la villa "enfouie sous les roses" pour jouir d'une oisiveté méritée. Une lettre du début du mois de septembre nous apprend qu'il subit trois jours de dérangements intestinaux. Par un terrible caprice du destin, il devait rencontrer peu après et pour la dernière fois, celui qu'il nommait son "jettatore" ou jeteur de mauvais sort. Le poète allemand Heinrich Heine, puisqu'il s'agit de lui, le raconta dans ses Reisebilder : "C'est un préjugé de croire que le génie doit mourir de bonne heure. Je crois qu'on a assigné l'espace compris entre trente et trente-cinq ans comme l'époque la plus pernicieuse pour le génie. Que de fois j'ai plaisanté et taquiné à ce sujet le pauvre Bellini en lui prédisant qu'en sa qualité de génie, il devait mourir bientôt, parce qu'il atteignait l'âge critique ! Chose étrange ! malgré notre ton de gaieté, cette prophétie lui faisait éprouver un trouble involontaire : il m'appelait son jettatore et ne manquait jamais de faire le signe conjurateur." (C'est-à-dire de tendre l'index et l'auriculaire de la main droite en repliant majeur et annulaire, de manière à former deux petites cornes.)

Mais ce soir de septembre, Heine était vraiment allé loin, à tel point que l'épouse de leur hôte, le Conseiller Jaubert, s'était aperçue du trouble profond et désespéré que le pauvre Bellini avait ressenti. Lorsqu'elle organisa un dîner pour les réconcilier, la place de Bellini demeura vide, il était trop tard...

Une aura de mystère entoure la tristissima fin de la vie de Vincenzo Bellini.
Cette atmosphère étrange provient en majeure part du fait que les amis de Bellini à Puteaux interdirent les visites et quittèrent eux-mêmes précipitamment la villa, laissant le divin compositeur agonisant sous la seule garde du jardinier.

De nombreuses années plus tard, en 1990, on trouve encore une publication - la dernière ! - entretenant ce parfum de mystère. Il s'agit d'une sorte de roman policier intitulé : Bellini ou la mort d'Orphée [5]. Intrigué par cette publication, l'éditeur Giuseppe Maimone, concitoyen de Bellini, voulut en savoir plus et nous en demanda un compte-rendu afin de l'inclure dans un ouvrage collectif [6]. Nous avons intitulé l'étude : "Vincenzo Bellini, héros malheureux d'un roman policier français", car tout est dans la présentation, pour ainsi dire. En effet, on peut constater que l'habile auteur laisse déduire, par exemple, la liaison entre Bellini et Mme Lewis, ou introduit simplement du suspense en racontant les choses...

Il y a bien quelques (petits) ajouts... Comment, en effet, résister à la tentation de retoucher le portrait du jardinier-cerbère en lui donnant une "stature simiesque" et en précisant bien qu'une "barbe noire et drue lui mangeait la moitié du visage." ? Alors qu'on ne sait même pas à quoi il ressemblait ! Pourquoi le vieux Cherubini n'aurait-il pas dit, lors des obsèques, que la mort prenait les traits de Bellini pour se révéler à lui ? D'autant que cela permettait à l'auteur d'ajouter complaisamment : "Et une larme de vieillard glissa lentement le long de sa joue flasque". Mais ne reprochons pas à l'auteur d'avoir parsemé de l'eau de rose puisque le Romantisme auquel appartient Bellini et toute son époque en distillait !

Mais quittons, du moins, le roman...esque et revenons en arrière, grâce au journal du baron D'Aquino, attaché à l'ambassade napolitaine et ami de Vincenzo, qui note, le 11 septembre : "Le bruit court que Bellini est malade à Puteaux (où je l'ai vu ces jours-ci). Je le trouve au lit. Il a, me dit-il, une légère dysenterie et qu'il ne tarderait pas à revenir à Paris. À ce moment paraît Mme Lewis, que je connais sous le nom de Mlle Olivier. Elle gronde avec aigreur le malade, en disant qu'il lui faut un repos absolu. Le reproche m'étant évidemment adressé, je prends congé. Je raconte ma visite à mon oncle Carafa et à tous nos amis."
Les jours suivants, le baron ne reste pas dans l'inaction :
"Le 12 - Je retourne à Puteaux. À travers la grille de la maison, le jardinier se montre, mais la consigne est donnée. On ne reçoit personne."
"Le 13 - J'y retourne avec Mercadante ; même consigne."
"Le 14 - Carafa se fait passer pour le médecin de la Cour. Il parvient jusqu'à Bellini qu'il trouve au lit."

Pourquoi le journal du baron D'Aquino n'en dit-il pas plus ? Son oncle, le prince Carafa, par ailleurs compositeur d'opéras, fut pourtant impressionné par l'état de Bellini qu'il trouva en plein délire, appelant sa mère, son père et ses amis, l'implorant de faire venir Florimo immédiatement sinon ce dernier le trouverait mort ! C'est en ces termes que le prince rapporta à Florimo son entretien avec Vincenzo. Épaississement du mystère, le journal du baron D'Aquino ne parle plus de rien jusqu'au 22 septembre ! 

En revanche, à partir du 20, commencent les billets, en italien cette fois, d'un médecin envoyé par la princesse De Belgioioso, le Docteur Luigi Montallegri. Ces billets étaient destinés à tenir informé le directeur du Théâtre-Italien Carlo Severini de l'état de santé de Bellini.

Le Dottor Montallegri entreprend de soigner Bellini avec le peu de moyens dont on disposait à l'époque. Le médicament vésicant ou vésicatoire, provoque une crise de sudation qui rassure quelque peu Montallegri ; d'autre part les déjections moins importantes et moins fréquentes permettent au pauvre Bellini de trouver un peu de repos. Le 22 septembre, le Dottor Montallegri espère pouvoir le déclarer hors de danger le lendemain.

Le même jour, le baron D'Aquino reprend son récit : "Ces jours-ci, personne n'ayant pu voir Bellini, le mécontentement éclate, ce soir, chez Lablache. On parle même de faire intervenir le procureur de roi...".

Le 23 septembre, Montallegri trouve Bellini dans un état alarmant car la crise de sudation ne s'est pas opérée et le pauvre Vincenzo a passé une nuit terriblement agitée...

L'inquiétude de Montallegri le conduit à réécrire un billet, mais adressé cette fois au pharmacien Bonnevin, demeurant rue Favart, non loin du Théâtre-Italien. Le pharmacien doit remettre le billet à un certain monsieur Bianchi, probablement employé au théâtre, qui le fera parvenir au directeur Carlo Severini. Voici le texte, rendu encore plus poignant par les fautes que nous nous abstenons bien de corriger : 

"Mr. Bonnevin,
Faitez avoir à Mr. Bianchi tutsuit ce billet, et annoncez a Mr. Severini la fin prochain du malheureux Bellini. Une convulsion il a mis or de connaisssance e peut etre ne vivera pas usque a demin.

Montallegri 
Puteaux 23 septembre."
Écrits sur un angle du même feuillet, quelques mots en italien, destinés aux Signori Bianchi et Severini nous donnent plus clairement la terrible réalité :

"Il nostro è perduto. Una convulsione lo ha gettato in pericolo di vita."
(Notre ami est perdu. Une convulsion a mis sa vie en danger).

Ce même mercredi 23 septembre 1835, le baron D'Aquino reprend son récit (toujours en français) : 
"Le 23 - Ayant à passer la journée à Rueil chez ma belle-soeur, je pars à cheval de bonne heure. Au pont de Courbevoie je m'arrête à Puteaux. Le jardinier est toujours inflexible. Dans la journée un orage épouvantable éclate, et à 5 heures dix minutes environ, tout trempé par la pluie battante, je frappe à la maison de Mr. Lewis. Pas de réponse... Je pousse la grille et elle cède. Après avoir attaché mon cheval, je pénètre dans la maison qui paraît complètement abandonnée. Je trouve Bellini sur le lit semblant endormi... mais sa main est glacée. Je ne puis croire à l'affreuse vérité... Le jardinier rentre et me raconte que le Signor Bellini a rendu le dernier soupir à 5 heures, et que Mr. et Mme Lewis, étant partis pour Paris, il avait dû sortir pour appeler du monde et avoir des cierges... Affolé, éperdu, je me rends en toute hâte chez Lablache, rue des Trois-Frères, d'où la fatale nouvelle se répand dans Paris."

Le Journal des Débats du 29 septembre apprend d'une source inconnue les derniers instants de vie du pauvre Bellini qui, sous l'impulsion de la fièvre se serait levé, devant le jardinier-gardien, stupéfait : "Ne voyez-vous pas que toute ma famille arrive ? Voici mon père, voici ma mère !... Et il nommait ainsi tous ses parents. Ce délire ne tarda pas à cesser ; il se recoucha, retombant dans sa faiblesse et s'éteignit...". Le 9 octobre, la Gazzetta di Venezia révèle à toute l'Italie cette poignante conclusion, mais la fatale nouvelle était parvenue à Milan dès le 30 septembre, à Venise le 3 octobre, à Naples le 8 et à Catane (!) entre les 14 et 15 octobre. 

C'est à ce moment qu'Alexandre Dumas, alors en voyage en Italie, situe son émouvant récit intitulé BELLINI [7]. Son compagnon de voyage, le peintre Jadin, lui apprend la nouvelle qui le choque profondément :
"- Que dites-vous ? Voyons.
 - Je vous répète ce que viennent de m'assurer nos deux compatriotes, qui l'ont lu à Naples sur les journaux de France. Bellini est mort.
- Impossible ! m'écriai-je, j'ai une lettre de lui pour le duc de Noja."
Je m'élançai vers ma redingote, je tirai de ma poche mon portefeuille, et du portefeuille la lettre.
" - Tenez.
- Quelle est la date ? 
Je regardai.
- 6 mars.
- Eh bien ! mon cher, me dit Jadin, nous sommes aujourd'hui au 18 octobre, et le pauvre garçon est mort dans l'intervalle, voilà tout. (...).
- Bellini est mort !...", répétai-je sa lettre à la main.
Cette lettre je la lui avais vu écrire au coin de ma cheminée ; je me rappelais ses beaux cheveux blonds, ses yeux si doux, sa physionomie si mélancolique ; je l'entendais me parler ce français qu'il parlait si mal avec un si charmant accent ; je le voyais poser sa main sur ce papier : ce papier conservait son écriture, son nom ; ce papier était vivant et lui était mort ! Il y avait deux mois à peine qu'à Catane, sa patrie, j'avais vu son vieux père, heureux et fier comme on l'est à la veille d'un malheur. Il m'avait embrassé, ce vieillard, quand je lui avais dit que je connaissais son fils ; et ce fils était mort ! ce n'était pas possible. Si Bellini fût mort, il me semble que ces lignes eussent changé de couleur, que son nom se fût effacé ; que sais-je ! je rêvais, j'étais fou. Bellini ne pouvait pas être mort."

Le lendemain, le bon Dumas ne peut toujours pas croire la nouvelle et c'est seulement en arrivant à Naples que la terrible réalité s'impose à lui. Le duc Di Noja lui fait demander la lettre, mais Dumas est ferme : "Je la lui montrai, mais je ne la lui donnai point. Cette lettre était devenue pour moi une chose sacrée : elle prouvait que non seulement j'avais connu Bellini, mais encore que j'avais été son ami."

Entre-temps, la Gazzetta piemontese avait publié le 1er octobre un long et douloureux article nécrologique bientôt repris par la plupart des journaux italiens. Son auteur était Felice Romani.

Ainsi, à 17 heures de ce 23 septembre, l'âme tourmentée mais sublime de Vincenzo Bellini s'envolait vers le ciel. 

Les questions demeurent : comment les Lewis pouvaient-ils choisir de partir pour Paris malgré l'état désespéré de leur ami ? Où est passé le Dottor Montallegri qui ne quittait pas son chevet ? On a invoqué la crainte du choléra et ce pourrait être une explication. On en vint rapidement à soupçonner ces mystérieux Lewis : la femme aurait empoisonné Bellini par jalousie, quant à son mari, il avait reçu du compositeur une forte somme en prêt, et d'importants fonds malmenés par de malheureuses spéculations... 

Rossini se fait le porte-parole des amis indignés du pauvre Vincenzo et réclame l'autopsie, rapidement concédée sur ordre du roi Louis-Philippe. Les circonstances devaient être bien troublantes pour que l'autopsie apparût comme indispensable !... Elle révéla au moins que le pauvre Vincenzo n'avait pas été empoisonné, mais avait "succombé à une inflammation aiguë du gros intestin, compliquée d'abcès au foie", conclura le docteur Dalmas, membre éminent de la Faculté de Médecine.

Rossini se chargera de tout disposer pour la suite des événements, sordide, triste et dont le récit détaillé est inutile. Il enverra aussi à la famille de Catane les objets appartenant à son enfant chéri. 

Don Rosario Bellini écrira à Samuel Lewis une lettre remplie d'une digne douleur, d'une reconnaissance sincère mais aussi d'un légitime désir de savoir quelle maladie fatale avait emporté son fils. Il ajoutera cette expression mystérieuse qui fit naître bien des commentaires chez les biographes de Vincenzo : "Ella sa tutto e tutto, e dir tutto mi può." (Vous savez tout, et pouvez tout me dire.) Samuel Lewis se borna à répondre "Sa dernière maladie fut une diarrhée ; malaise auquel il avait été sujet d'autres fois à Milan." Quant à d'autres détails ultimes, il était bien incapable d'en donner au père effondré : il eût fallu pour cela qu'il fût présent au chevet de son malheureux fils...

Les chanteurs présents à Paris tinrent à participer à la cérémonie et c'est ce qui empêcha précisément qu'elle se déroulât dans la cathédrale Notre-Dame de Paris ! L'archevêque objecta, en effet, que les chanteurs devant intervenir étant profanes, il était hors de question d'accueillir la cérémonie dans cette église. On eut beau lui rappeler que lors du récent Te Deum le cas s'était déjà produit, il en resta à sa réponse, perle de jésuitisme : "à cette occasion, j'avais prêté l'église métropolitaine au roi qui me l'avait demandée. Notre-Dame était devenue pour une heure la chapelle royale, moi-même j'étais alors près du roi et je n'avais pas à veiller sur ce qui se passait". On demanda l'église Saint-Roch qui fut refusée pour la même cause ; finalement on choisit les Invalides avec l'accord de Thiers, car ce lieu était hors de la juridiction de l'archevêque de Paris. (O tristes humains ne sachant pas dépasser les convenances devant l'irruption de l'extraordinaire !). Le fantôme de l'influence épiscopale devait pourtant errer même hors de sa juridiction, puisque l'archevêque intima à tout le clergé de se retirer aussitôt qu'il apercevrait une femme parmi les chanteurs. La messe du pauvre Cherubini fut donc mutilée de ses parties dans lesquelles interviennent les voix féminines proscrites des églises... et parmi les artistes lyriques présents à Paris, seuls les chanteurs hommes purent intervenir.

Ce jour du 2 octobre 1835, Gioacchino Rossini, Luigi Cherubini, Ferdinando Paer et le Prince Michele Carafa furent les quatre créateurs d'opéras à tenir le drap funèbre de l'illustre collègue qui n'était plus. 

On tira de l'ensemble concertant du Finale III de I Puritani un Lacrimosa qui émut particulièrement l'auditoire. Les ténors Giovanni Battista Rubini et Nicola Ivanoff, le baryton Antonio Tamburini et la basse Luigi Lablache l'interprétaient : "La voix si pleine de larmes de Rubini, la parfaite exécution du chant remédièrent à ce que l'arrangement de Panseron avait de bizarre et d'incongru. Un frémissement de douleur parcouru l'âme de tous les gens présents", rapporte la Gazzetta privilegiata di Venezia

Un cortège sans fin se rendit au cimetière du Père-Lachaise, sous une pluie battante qui ne semblait jamais devoir cesser, comme si le Ciel lui-même était inconsolable.

Dans ses mémoires, le compositeur Giovanni Pacini, né à Catane comme Bellini, se lamente de savoir son illustre collègue en terre étrangère, mais il faudra attendre 1876 pour que Bellini retourne in Patria, sous les voûtes de la baroque cathédrale de Catane. 

Cent ans plus tard, la Ville fête l'anniversaire de ce retour, avec le Teatro Bellini qui fait revivre l'infortunée Zaira, incarnée par une vibrante Renata Scotto. Parcourant d'un regard le panorama de l'opéra italien, Giovanni Pacini commence par s'oublier modestement alors qu'il avait encore à livrer l'opéra que l'on considère comme son chef-d'oeuvre, sa délicatement passionnée Saffo, en 1840. Le "patetico Bellini" disparu, "le multiformes Donizetti et le sévère Mercadante étaient les seuls qui dominaient les scènes" puisque Verdi devait discrètement commencer en 1839 et que l'éclatante révélation de Nabucco n'arriverait qu'en 1842.

Les frères Ricci, Carlo Coccia, Lauro Rossi étaient bien connus, mais composaient peu. Quant à Mercadante, le commentaire qui revient toujours à son sujet concerne sa science de l'orchestration qu'on ne lui contestera pas, mais elle ne saurait remplacer ce qui lui faisait souvent défaut, l'inspiration, la trouvaille mélodique séduisante. Cette qualité qui était la plus spécifique de Bellini était aussi l'apanage de Gaetano Donizetti devenu alors le compositeur le plus joué au monde. Ses opéras avaient dépassé l'Europe par la Roumanie, la Turquie et l'Estonie, pour atteindre des terres incroyablement lointaines et tout à fait inattendues pour une représentation d'opéra, comme Corfou, Odessa, Oran, La Havane, Valparaiso, etc., bonheur ineffable, mais qu'attendait une fin plus cruelle encore que celle du pauvre Bellini.

Lorsque Vincenzo disparaît, Gaetano est sur le point d'assister à la création de rien moins que son chef-d'oeuvre : Lucia di Lammermoor. Il dirige au Conservatoire de Milan l'exécution d'une messe de Peter von Winter, heureux de "démontrer au public de Milan de quelle force était l'amitié qui me liait à Bellini", écrit-il. Lorsque le célèbre éditeur Giovanni Ricordi lui propose d'écrire une cantate intitulée Lamento per la morte di Bellini qui sera interprétée par Maria Malibran, le bon Gaetano aussi prolixe que sollicité répond pourtant, spontanément : "Je serai très heureux de pouvoir donner à Milan le dernier témoignage de mon amitié à l'ombre du pauvre Bellini, avec lequel, par quatre fois je me trouvai en train de composer , et à chaque fois notre relation devenait plus étroite. [...] Bien heureux de faire cela, je suis dans l'attente des beaux vers de l'Illustre Maffei [8], qui aura une double raison de pleurer, c'est-à-dire la mort d'un ami, et l'union de ses vers à ma musique. - Moi, j'ai beaucoup à faire, mais un témoignage d'amitié à mon Bellini passe avant tout." Il composera même une symphonie sur des motifs d'opéras de Bellini et la fort belle Messa di Requiem in morte di Bellini.

Ne pleurons plus sur lui, mais grâce à lui ; je ne dis pas "à cause" mais bien "grâce à", car le Romantisme a rappelé la noblesse des larmes : elles donnent la mesure de la sensibilité de l'Homme et la musique de Vincenzo Bellini a ce pouvoir si humain. 

Le plus important spécialiste actuel de Bellini, le Professor Lippmann, cite à juste titre l'intéressant commentaire du compositeur Ildebrando Pizzetti qui résume bien l'enchantement ressenti par tout auditeur de la musique de Bellini, dont le lyrisme "non seulement naît toujours comme expression finale et conclusive du drame, mais est dépassement du drame".

Cette expression, "dépassement du drame", décrit parfaitement cette étrange impression de suspension que l'auditeur passionné et sensible peut ressentir à l'écoute de mélodies comme "Casta diva", "Ah, non credea mirati", "Qui la voce sua soave"...

Cet état que nous désignons par l'acception familière du verbe "planer", est magiquement créé par ces "mélodies longues, longues, longues", comme disait Verdi et que Pizzetti qualifie justement d'"évasions lyriques de la réalité terrestre vers un Paradis de pureté suprême et absolue" ; en d'autres termes, elles dépassent et font oublier le drame... qu'elles expriment pourtant !
 

Humblement à la mémoire de Vincenzo Bellini qui a rendu humaine la musique des Anges,
 
 

Yonel Buldrini

"Brama il sole, allorché è sera :
Brama sera, allorché è sol :
Gli par verno primavera
Ogni riso gli par duol."
Conte Carlo Pepoli,
I Puritani, Romanza Arturo, Atto III°
 

(Il désire le soleil alors que c'est le soir,
Il désire le soir alors que le soleil luit,
Le printemps lui semble être l'hiver,
Tout rire lui semble être douleur.)


 

Ainsi Arturo résume la quête toute romantique de l'afflitto Trovatore", 
le troubadour affligé, héros de la romance qu'il chante.

* *
*


Notes

1. En français dans le texte.

2. "Ce qui est certain, c'est que j'ai écrit de la musique pour deux opéras ", reconnaît Bellini ! (Lettre à l'éditeur Ricordi du 27 sept. 1834.)

3. Narrée par le bellinien Friedrich Lippmann dans un article d'Analecta musicologica 4 (1967), puis dans la plaquette de l'enregistrement Nuova Era réalisé au Teatro Bellini de Catane en Septembre 1989.

4. L'auditeur attentif pourra entendre parfois un "straziate la crudeltà " (déchirez votre cruauté), au lieu de l'original "saziate la crudeltà " : rassasiez votre cruauté... petite erreur du ténor, si préoccupé à ce moment-là, par sa ligne de chant.

5. De Roxane Azimi ; Presses de la Cité Poche, 1990 ; collection Les énigmes policières de l'histoire.

6. "Vincenzo Bellini sventurato eroe di un giallo francese ", in : Vincenzo Bellini Critica storia tradizione, Giuseppe Maimone Editore, Catania, 1991.

7. D'abord publié en une première version dans la Revue et gazette des théâtres, le 10 janvier 1836. Deuxième publication sous le titre global de Le Capitaine Arena, Paris, 1842 ; puis, sous le titre de Voyage en Calabre pour la publication en feuilleton dans La Presse. En 1989, les Éditions Complexe reprirent le même titre dans leur publication dont nous tirons l'extrait.

8. 1° Saison : 1828, inauguration du Teatro Carlo Felice de Gênes : Inno Reale (Hymne royal) mis en musique par Donizetti, exécuté avant Bianca e Fernando (Bellini) - Alina regina di Golconda (Donizetti). 
2° Saison 1830-31 du Teatro Carcano de Milan : Anna Bolena (Donizetti) - La Sonnambula (Bellini). 
3° Saison 1831-32 du Teatro alla Scala de Milan : Norma (Bellini) - Ugo conte di Parigi (Donizetti). 
4° Saison 1835 du Théâtre des Italiens de Paris : I Puritani (Bellini) - Marino Faliero (Donizetti).
Le comte Maffei était un poète italien, grand spécialiste et traducteur de Schiller (il écrira le livret I Masnadieri pour Verdi) ; son épouse, la comtesse Clara Maffei, grande amie de Verdi, tint un salon demeuré célèbre pour les personnalités qu'il recevait.

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