Les
Contes d'Hoffmann : un opéra à géométrie
variable
Lorsqu'on assiste à deux productions
différentes des Contes d'Hoffmann ou qu'on en écoute
plusieurs enregistrements, on n'entend jamais tout à fait la même
musique. Cela est dû en premier lieu aux nombreux problèmes
que le compositeur a rencontrés durant la genèse de son oeuvre
et qui l'ont contraint à la modifier à plusieurs reprises,
et, bien évidemment, à sa mort prématurée durant
les répétitions, alors qu'il apportait jour après
jour d'ultimes retouches à sa partition.
L'opéra a été
tant de fois remanié, par Offenbach lui-même, puis après
sa disparition par divers musiciens, qu'il n'est guère aisé
pour le mélomane de s'y retrouver parmi les nombreuses versions
proposées.
Pour tenter de démêler
cet écheveau, faisons le point sur les principales éditions
en signalant les variantes les plus significatives (dans ce commentaire
on utilisera l'appellation Opéra en cinq actes" plutôt qu'"Opéra
en trois actes, un prologue et un épilogue").
Les sources
En 1851 Jules Barbier et Michel Carré
font jouer au théâtre de l'Odéon un drame intitulé
Les
Contes d'Hoffmann dont l'action se situe en Allemagne, dans la taverne
de Maître Luther (premier et cinquième acte). Le héros
y raconte trois histoires fantastiques qui occupent les actes intermédiaires.
Elles sont librement inspirées de trois contes d'E.T.A. Hoffmann
(1776-1822) : L'Homme au sable (1816), Le Conseiller Krespel
ou Le Violon de Crémone (1818), et Les Aventures de la nuit
de la Saint-Sylvestre (1814). Pour assurer à l'ensemble davantage
de cohésion les auteurs ont fait d'Hoffmann lui-même le protagoniste
de ces récits et l'ont flanqué d'un compagnon fidèle,
Nicklausse, personnage ambigu qui n'est autre que la Muse de la Poésie
travestie en étudiant. Dans chaque histoire, interviennent une femme
aimée et un être maléfique, incarnation du diable,
qui s'ingénie à briser les espoirs amoureux du héros.
Toute l'action se déroule pendant
une représentation du Don Giovanni de Mozart qui se donne
dans un théâtre voisin, comme dans un autre conte d'Hoffmann
: Don Juan.
Les deux dramaturges avaient une connaissance
approfondie de l'écrivain allemand, dont les Contes jouissaient
en France d'un vif succès, de nombreux détails de leur pièce
en témoignent. Hoffmann a vraiment fréquenté un établissement
à Berlin, la taverne Lutter et Wegner, où se retrouvaient
écrivains et musiciens, et y racontait volontiers entre deux verres
des histoires fantastiques. Le Dr Miracle et Nathanaël, ainsi que
certains personnages cités dans le livret tels Anselmus ou Kleinzach*,
sont également issus d'oeuvres d'Hoffmann.
D'autre part, Schlemil est le héros
d'une nouvelle d'Adalbert von Chamisso : L'étrange histoire de
Peter Schlemil. Cet écrivain, ami d'Hoffmann, est bien connu
des mélomanes puisqu'il est également l'auteur des vers de
L'amour et la vie d'une femme mis en musique par Schumann. Enfin,
il est probable que le double personnage La Muse/Nicklausse soit inspiré
des Nuits d'Alfred de Musset.
Offenbach, qui connaissait la pièce,
décide quelques années plus tard de la mettre en musique
et s'assure, dès 1873, la collaboration de Jules Barbier (Michel
Carré étant décédé) pour qu'il réalise
le livret.
*Voir à ce sujet le chapitre
Les
véritables Contes d'Hoffmann dans le même dossier.
Une genèse
difficile
Dans un premier temps, l'ouvrage est
destiné à l'Opéra-Comique : comme le veut la tradition
de cette salle, il devra comporter des dialogues parlés auxquels
Offenbach envisage déjà de substituer des récitatifs
en vue de futures représentations à Vienne et ailleurs. Le
rôle-titre est écrit pour le baryton Jacques Bouhy, créateur
d'Escamillo, les quatre personnages féminins pour un soprano lirico-spinto,
et La Muse/ Nicklausse pour un contralto.
Un changement de direction oblige le
compositeur à confier la création des Contes au Théâtre
Lyrique, puis à la Gaîté qui finalement ferme ses portes
pour cause de faillite en 1878 .
Sans se laisser abattre, Offenbach
poursuit son travail et organise en 1879, à son domicile, un concert
de présentation auquel assistent notamment Carvalho, nouveau directeur
de l'Opéra-Comique et le directeur du Ringtheater de Vienne qui
acceptent tous deux de créer la partition.
Cependant, Carvalho exige des remaniements
non négligeables : le rôle d'Hoffmann échoira à
un ténor, Alexandre Talazac qui venait de triompher dans Roméo
et Juliette de Gounod ; le quadruple rôle féminin à
un soprano colorature aux moyens exceptionnels, Adèle Isaac et la
Muse/ Nicklausse à un soprano léger, la jeune Marguerite
Ulgade, âgée d'à peine dix-huit ans. Offenbach obtempère
: il transpose, rectifie et récrit de nombreuses pages.
En septembre 1880, l'oeuvre entre
en répétition et subit encore quelques changements.
Soudain, dans la nuit du 4 au 5 octobre,
le compositeur s'éteint.
(Adèle Isaac et Alexandre
Talazac : Olympia et Hoffmann)
Les vicissitudes
d'une création
Son fils confie alors à Ernest
Guiraud le soin d'effectuer les ultimes retouches. Plusieurs coupures sont
effectuées, le rôle de la Muse, notamment, en fait les frais.
Malgré cela, Carvalho, jugeant le spectacle trop long après
la générale, décide de supprimer purement et simplement
l'acte de Giulietta au grand dam des interprètes et de Jules Barbier.
Quelques pages en seront conservées, notamment la barcarolle, et
insérées dans les autres actes.
Enfin, la création a eu lieu
le 10 février 1881 avec un succès retentissant comme le rêvait
Offenbach. En décembre de la même année, l'ouvrage
est donné à Vienne sous la forme d'un grand opéra.
Pour l'occasion, Guiraud s'est chargé des récitatifs et de
certains remaniements, en particulier dans l'acte de Venise, entièrement
refait et réintroduit à la suite de celui d'Olympia. Dès
la seconde soirée, le théâtre est dévasté
par un incendie et tout le matériel d'orchestre est perdu. Six ans
plus tard un autre incendie ravage la salle Favart détruisant la
partition de la création. Une malédiction semble peser sur
Les
Contes d'Hoffmann sans freiner pour autant son succès grandissant
sur les scènes internationales.
(l'Opéra-Comique avant l'incendie
de 1887, tel que l'a connu Offenbach)
L'édition
Choudens
En 1904, Raoul Gunsbourg, directeur
de l'Opéra de Monte-Carlo, décide de monter l'oeuvre et de
la réviser à son tour : il s'attache surtout à l'acte
de Venise pour lequel il compose le fameux septuor avec choeurs, et en
confie l'orchestration à André Bloch.
Pour la création berlinoise
de 1905, les deux hommes proposent un nouvel air pour Dapertutto, "Scintille
diamant", dont la musique est tirée de l'ouverture du Voyage dans
la lune d'Offenbach, tandis que son air d'origine "Tourne, tourne miroir"
est confié à Coppelius avec de nouvelles paroles : "J'ai
des yeux".
Les personnages de La Muse et de Nicklausse
sont séparés : la première est réduite à
un rôle parlé, comme à Paris, et le second confié
à un mezzo (par la suite, certains théâtres préfèreront
un baryton !), quant à l'acte de Venise, il reste en position centrale
: des options peu défendables dramatiquement. Les récitatifs
de Guiraud, enfin, sont maintenus.
Choudens publie cette version en 1907
: c'est en fait la cinquième mouture qui paraît chez cet éditeur
et la plus éloignée du projet initial. Elle s'impose pourtant
durablement. Dès 1911, elle est donnée à l'Opéra-Comique
et s'y maintient jusqu'en 1971. Représentée partout dans
le monde, elle sert également de base à la plupart des gravures
discographiques jusqu'au début des années 70. La France y
demeure particulièrement attachée puisque le Festival d'Orange
la propose encore en 1999 au mépris des travaux musicologiques parus
entre-temps.
La version
Bonynge
Lorsqu'il décide d'enregistrer
l'ouvrage en 1972, le chef d'orchestre Richard Bonynge tente un timide
retour vers "l'original", avec les moyens dont il dispose . Entre autres
rectifications, il supprime les récitatifs de Guiraud au profit
des dialogues parlés. Il transforme le septuor apocryphe en quatuor
et le déplace au dernier acte, ce qui permet à Stella de
chanter et, surtout, il rétablit la double identité de La
Muse/Nicklausse conformément au voeu du compositeur et de son librettiste.
Enfin, il réorganise l'acte de Venise afin de lui donner une plus
grande cohérence dramatique. Pour cela, il se réfère
à la pièce de Barbier et Carré dans laquelle Giulietta
meurt empoisonnée (contrairement au conte dont elle s'inspire).
Pour le reste, il demeure globalement fidèle à Choudens y
compris dans la succession des actes.
L'édition
Oeser
S'appuyant sur les quelques mille deux
cents pages de manuscrit autographe retrouvées en 1970 par le chef
d'orchestre Antonio de Almeida, le musicologue Fritz Oeser publie une édition
critique extrêmement dense qui fait grand bruit. L'analyse de cette
partition constituerait à elle seule un dossier complet, aussi nous
bornerons-nous à citer les transformations les plus importantes.
Signalons d'emblée qu'un grand nombre de pages ont été
réorchestrées et les récitatifs maintenus, que la
double identité de La Muse/Nicklausse est préservée
et que l'acte de Venise retrouve enfin sa place, en troisième position.
-Au premier acte, les couplets de
La Muse: "La vérité, dit-on, sortit d'un puits" sont restaurés.
-Au deuxième, l'air de Nicklausse
"Une poupée aux yeux d'émail" est remplacé par "Voyez-la
sous son éventail", composé en 1879 par Offenbach pour une
voix de mezzo et orchestré par Oeser. Enfin, l'air de Coppélius
"J'ai des yeux" fait place au trio originel.
-Au troisième, la belle romance
de Nicklausse "Vois sous l'archet frémissant" est rétablie
et orchestrée.
-Le quatrième comporte le plus
grand nombre de remaniements : Dapertutto retrouve son air initial "Tourne,
tourne, miroir" (dont la musique, rappelons-le, est celle de "J'ai des
yeux"), tandis que "Scintille diamant" et le septuor sont supprimés.
D'autre part, au prétexte qu'Offenbach a utilisé dans cet
acte des pages empruntées à Die Rheinnixen (la barcarolle
et les couplets bachiques d'Hoffmann), Oeser puise allègrement dans
cet opéra pour compléter la partition. Giulietta y gagne
un air, on y trouve également un quatuor avec choeurs au milieu
d'autres emprunts fort nombreux. Ainsi refondu, l'acte devient démesurément
long et perd en intensité dramatique autant qu'en cohésion
musicale.
-Au cinquième, l'apothéose
finale "Des cendres de ton coeur" , est une véritable révélation.
Cette page magnifique conclut l'oeuvre d'une façon grandiose et
somptueuse à mille lieues de la reprise du choeur bachique des étudiants
qui apparaît ici bien triviale.
Cette partition, représentée
à Vienne en 1976, n'a pas totalement convaincu. Dans les années
qui ont suivi, c'est une version mixte Choudens/Oeser que l'on a donnée,
ne retenant que les pages les plus remarquables de la seconde. Ce fut notamment
le cas à Salzbourg en 1980 et 1981 pour le centenaire de la création
et plus récemment dans la production de Carsen que l'on peut voir
à l'Opéra Bastille.
L'édition
Kaye
Le feuilleton se poursuit avec la découverte
en 1984 d'une quarantaine de manuscrits originaux dans une propriété
ayant appartenu à Gunsbourg. Ces documents comportent entre autres
pages inédites divers fragments du quatre - dont l'air de Giulietta
- ce qui rend irrémédiablement caducs les travaux d'Oeser,
pour cet acte du moins. Un autre musicologue, Michael Kaye, entreprend
à son tour une édition critique. Celle-ci propose le choix
entre les dialogues parlés et les récitatifs de Guiraud.
Dans les trois premiers actes et le cinquième, les différences
avec l'édition Oeser, somme toute minimes, portent essentiellement
sur le choix des partitions, là où Offenbach en a composé
plusieurs pour la même scène. Au deux, par exemple, on remarque
le rétablissement d' "Une poupée aux yeux d'émail"
pour Nicklausse. Au quatre, les emprunts aux Rheinnixen disparaissent
au profit des passages retrouvés, en particulier l'air de Giulietta
"L'amour lui dit : la belle"dont il n'existe pas moins de trois versions
différentes de la plume même d'Offenbach. Il s'agit d'un air
brillant dont les ornementations confirment bien que les rôles féminins
étaient dévolus à une seule et même cantatrice
qui chante également Olympia.
L'édition
Keck*
En 1993, ultime péripétie,144
mesures du final de l'acte de Venise réapparaissent. Elles seront
incluses dans la nouvelle édition des Contes d'Hoffmann établie
sous la houlette de Jean-Christophe Keck qui comportera en outre toute
la musique existante de l'ouvrage, avec la totalité des variantes,
y compris les pages écartées par le compositeur dont celles
qui n'existent que dans leur version chant/piano pour lesquelles le musicologue,
fort de sa connaissance approfondie de l'oeuvre d'Offenbach, propose également
une orchestration de sa main.
En attendant cette publication, Keck
a concocté une partition que Marc Minkowski a créée
à Lausanne le 21 février 2003 avec un succès retentissant
: les principales nouveautés concernent les actes quatre et cinq.
Signalons cependant la présence des couplets de la Muse au premier
acte, et pour Nicklausse un morceau inédit au deux qui précède
"Voyez-la sous son éventail " - judicieusement maintenu tout comme
sa romance du trois "Vois sous l'archet frémissant ".
Au quatre, Keck choisit de faire chanter
à Dapertutto un air magnifique "Répands tes feux dans l'air",
composé par Offenbach en 1880 et introduit le fameux final retrouvé.
Il ne retient pas la chanson de Giulietta "L'amour lui dit : la belle".
En revanche il propose un dénouement plus tragique qu'à l'accoutumée
: Hoffmann, poussé par le Démon, tue sans le vouloir la courtisane.
Ainsi remanié, cet acte gagne en intensité dramatique, il
se révèle d'une cohérence exemplaire aux antipodes
de la trame fade et absconse de l'édition Choudens.
Au cinq, il intègre un duo entre
Hoffmann et Stella reconstitué d'après des esquisses du compositeur
et préserve naturellement l'apothéose. Le résultat
apparaît on ne peut plus convaincant et équilibré,
tant sur le plan musical que théâtral, et ne souffre d'aucune
faiblesse ni longueur comme souvent dans d'autres éditions postérieure
à Choudens.
*Lire à ce propos l'interview
de Jean-Christophe Keck dans ce dossier.
Conclusions
On l'aura compris, on ne saurait imaginer
une édition définitive conforme aux souhaits d'Offenbach,
non à cause de l'absence de fragments musicaux, mais au contraire
parce qu'ils sont pléthoriques. On ne connaîtra jamais d'ailleurs
le visage qu'aurait eu cet opéra si le musicien avait vécu
plus longtemps, lui qui avait coutume de composer jusqu'au dernier moment,
et même parfois d'apporter d'ultimes modifications au cours des premières
représentations. En outre, nombre de remaniements auxquels il s'est
livré ont été dictés par des contingences extérieures
à sa volonté : changements de distribution ou exigences du
directeur de théâtre. C'est pourquoi l'appellation "version
définitive" appliquée parfois aux passages donnés
lors de la première apparaît quelque peu abusive, et il est
permis de leur préférer dans certains cas une version antérieure
: par exemple, les couplets de Nicklausse "Voyez-la sous son éventail"
sont d'une inspiration plus élevée que l'ariette "Une poupée
aux yeux d'émail" dévolue à la créatrice.
Avec le matériel dont on dispose
aujourd'hui, il reste pour chaque production à opérer des
choix pertinents et adaptés aux interprètes pressentis ainsi
que l'a fait Jean-Christophe Keck à Lausanne. On pourra opter pour
la version opéra avec les récitatifs de Guiraud qui sont
loin d'être indignes ou la version opéra-comique avec les
dialogues parlés, pour peu que l'on dispose de chanteurs capables
de les dire.
Le plus important
est de préserver les aspects fondamentaux de l'oeuvre :
- En premier lieu la double identité
de La Muse/Nicklausse, composante essentielle du livret, que justifie pleinement
l'ironie des interventions du jeune étudiant face aux emportements
amoureux d'Hoffmann. Ce protagoniste se retrouve ainsi au premier plan
à égalité avec les trois autres. c'est pourquoi il
serait également regrettable d'éliminer son air du troisième
acte "Vois sous l'archet frémissant" , musicalement splendide de
surcroît.
- En second lieu, l'ordre initial des
récits qui nous présentent Hoffmann à trois moments
clés de sa vie : un adolescent naïf qui s'enflamme pour une
poupée, puis un jeune homme sensible et ardent, tout à la
passion de son premier amour, et, enfin, un homme mûr désabusé
qui fréquente les courtisanes, s'adonne au jeu et sombre dans l'alcool,
préfigurant le personnage des premier et cinquième actes.
Par ailleurs, s'il n'est pas aisé
de distribuer les quatre rôles féminins à une même
chanteuse, ce qui constitue pourtant la solution idéale, il apparaît
discutable de confier à des interprètes différents
les personnages diaboliques.
Le reste, on l'a dit, est une affaire
de choix entre les nombreuses possibilités offertes par les différents
manuscrits.
En fin de compte, l'aspect protéiforme
de cet opéra ne fait qu'ajouter à la fascination irrésistible
qu'il ne laisse d'exercer.
Christian Peter