Photo - Theodor Uppman, créateur
du rôle de Billy
Billy Budd
Opéra en deux actes, op. 50
Musique de Benjamin Britten
Livret d'E.M Forster et Eric Crozier
D'après la nouvelle de Herman
Melville :
Billy Budd, Sailor. An Inside narrative.
Version en quatre actes créée
le 1er décembre 1951
Version (définitive) en deux
actes créée le 9 janvier 1964
Personnages
* Edward Fairfax Vere,
Capitaine du H. M.S. "L'Indomptable"
- ténor
* Billy Budd, gabier de misaine -
baryton
* John Claggart, maître d'armes
- basse
* Mr. Redburn, le second - baryton
* Mr. Flint, l'officier de manoeuvre
- baryton-basse
* Lieutenant Ratcliffe - basse
* Red Whiskers, marin enrôlé
de force - ténor
* Donald, matelot - baryton
* Dansker, vieux marin - basse
* Le Novice - ténor
* Squeak, caporal d'armes - ténor
* Bosun - baryton
* Le Premier maître - baryton
* Le Second Maître - baryton
* La Grand'hune - ténor
* L'Ami du Novice - baryton
* Arthur Jones, marin enrôlé
de force - baryton
* Quatre enseignes - voix de garçons
* Un Mousse - voix parlée
* Officiers, Matelots, Gargoussiers,
Tambours, Soldats de marine (choeurs)
Composition de l'orchestre
4 flûtes (dont piccolos)
2 hautbois, cor anglais
2 clarinettes (dont une clarinette
en Mi bémol)
2 clarinettes basses
saxophone alto
2 bassons, contrebasson
4 cors, 4 trompettes, 3 trombones,
tuba
timbales, percussions (6 musiciens)
harpe
cordes
Argument
Prologue
Le capitaine Edward Fairfax Vere dresse
le bilan de sa vie passée au service de son Roi et de sa Patrie
et conclut à la nature foncièrement maligne de l'Homme, le
Mal laissant son empreinte au coeur même de la Bonté. Il s'interroge
aussi sur son rôle lors d'incidents survenus en 1797, pendant les
guerres napoléoniennes, à bord de l'Indomptable.
Acte I
Scène 1
Rudoyé par les Officiers, l'équipage
s'efforce de briquer le pont du navire. Mais le Novice, trop concentré
sur son labeur, multiplie les maladresses en bousculant le maître
d'équipage, puis en trébuchant et tombant. La sanction est
implacable : ce sera vingt coups de fouet. Trois marins du "Rights o' Man"
(le "Droits de l'Homme"), un bateau de commerce, embarquent à bord
du navire de guerre. Interrogés sans ménagement par le maître
d'armes, ces civils enrôlés de force n'inspirent que du mépris
aux Officiers. Par contre, un jeune et fort gaillard, enjoué et
d'une extraordinaire beauté, les ravit à l'unanimité,
en dépit d'une menue imperfection : sous le coup d'une émotion
trop vive, Billy Budd se met à bégayer. Toutefois, ils se
rembrunissent lorsque le Beau Marin se tourne vers ses compagnons et lance
un vibrant adieu au "Droits de l'Homme". Ces mots honnis lui valent la
défiance des Officiers qui demandent au maître d'armes de
le surveiller de près. Claggart confie la mission à son bras
droit, le caporal Squeak, chargé de filer le nouveau gabier de misaine
et de le mettre à l'épreuve.
Le Novice réapparaît,
brisé et honteux. Quelques hommes tentent de le réconforter,
mais des marins plus aguerris, Donald et Dansker, expliquent aux nouveaux
venus que tout le monde finit par y passer un jour. Sur ces entrefaites,
Claggart s'approche, apostrophe Billy et rectifie sa tenue en le sermonnant
doucement. Alors qu'il se retire, les vieux loups de mer recommandent à
tous la plus grande méfiance à son égard, puis chantent
l'éloge du valeureux et brillant capitaine. Billy s'enflamme pour
ce Starry Vere ( "Vere étoilé") et lui jure fidélité
jusque dans la mort.
Scène 2
[ Une semaine plus tard, le soir.]
Le Capitaine boit un verre dans sa cabine avec deux de ses officiers. Les
côtes du Finistère seront bientôt en vue et la confrontation
est imminente. Les hommes se défoulent dans un couplet hostile aux
Français tandis que le Capitaine évoque le danger, tabou,
de la mutinerie. L'Officier de manoeuvre livre ses soupçons à
l'égard de Billy, mais le capitaine le rassure, arguant de sa fougue
juvénile, et rappelle que seule la félicité des hommes
peut éloigner le spectre de la sédition.
Scène 3
Les matelots entonnent en canon une
vieille chanson de marin et Billy se joint à eux. Mais Dansker se
tient à l'écart. "Bébé Budd " l'interroge et
s'en va lui chercher "le seul plaisir qui lui reste" : une chique. Il tombe
sur le caporal d'armes, occuper à fouiner dans ses affaires et une
violente bagarre éclate. "Beauté" a tôt fait de le
mettre à terre quand surgit Claggart. Il fait emmener le scélérat
avant qu'il n'ait le temps de le trahir, complimente Billy et envoie les
hommes se coucher. Seul en scène, le maître d'armes révèle
le trouble extrême que Billy a jeté dans sa vie, mais l'écarte
avec une rare violence ( "La haine et l'envie me rendent plus fort que
l'amour" ), se promettant de détruire, corps et âme, le
Beau Marin. Il envoie le Novice corrompre Billy avec de l'or. Émergeant
d'un cauchemar où il se voit au fond de l'océan, Billy tarde
à comprendre ce que lui veut le garçon. Quand il réalise
ce qui lui est demandé, il se met à bégayer, serre
ses poings de rage et le Novice s'enfuit, épouvanté. Réveillé
par le bruit, Dansker vient aux nouvelles et tente de convaincre un Billy
toujours incrédule, de la malveillance du maître d'armes.
Acte II
Scène 1
Contemplant la brume, le capitaine
Vere exprime le souhait que l'action commence enfin. Claggart vient pour
l'entretenir d'un danger qui menace le navire, mais il est interrompu par
le cri de la grand-hune qui vient de repérer un navire battant pavillon
français. Les matelots se précipitent à leur poste,
Billy accompagne les volontaires pour l'abordage "dans la fumée
" et la poursuite s'engage. Pressés d'en découdre, les hommes
trépignent d'impatience. Un premier tir de canon retentit, mais
en vain : le vent tombe et la brume se reforme, favorable au vaisseau ennemi.
L'équipage renonce au combat, la mort dans l'âme. Une chape
de plomb tombe sur le navire. Claggart interpelle à nouveau le Capitaine,
agacé, et accuse Billy de fomenter une mutinerie. Sceptique et cassant,
Vere le met en garde contre les faux témoignages, met en doute les
preuves avancées par le maître d'armes et fait appeler Billy.
Le délateur se retire.
Scène 2
Vere reconnaît en Claggart l'incarnation
du mal et il est bien déterminé à ne pas se laisser
abuser. Billy arrive, jovial, croyant qu'une promotion va lui être
annoncée. Mais Claggart les rejoint et martèle à quatre
reprises son accusation, ne quittant pas le jeune marin des yeux. Bredouillant
et incapable d'articuler le début d'une réponse, Billy bondit
comme un fauve et lui décoche un formidable coup de poing. Frappé
en plein front, celui qui avait juré sa perte s'effondre, sous le
regard atterré du capitaine (" L'ange de Dieu a frappé,
et l'ange doit être pendu"). Il sait qu'il va devoir lui-même
répondre de ses actes...
Il convoque les officiers, partagés
entre la colère et la compassion pour Billy, et met sur pied un
tribunal. Billy clame sa loyauté et dénonce un mensonge,
mais il est incapable de l'expliquer. Il implore, à trois reprises,
l'aide du Capitaine, mais en vain ; ce dernier refuse également
d'aider les juges, dépassés par la situation. Le verdict
tombe et Vere l'accepte, pourtant conscient de son iniquité.
Scène 3
Attendant son exécution, Billy
chante une balade à la fois sinistre et poignante. Dansker lui apporte
son dernier repas et lui raconte que des matelots veulent empêcher
son exécution. Résigné et serein, Billy rejette cette
perspective. Il promet de veiller sur le capitaine et songe à cet
espoir entrevu au loin, "cette voile qui brille là-bas et qui
n'est pas la Fatalité."
Scène 4
Tout le monde assiste en silence aux
derniers instants de Billy. Avant d'être hissé en haut de
la grande vergue, il bénit le capitaine et les hommes répètent
cette parole rédemptrice. Cependant, le dernier souffle du Beau
Marin est suivi d'une rumeur grandissante où point la révolte,
mais le pont est évacué. Tandis que les hommes obéissent
lentement aux ordres et commencent à se disperser, la lumière
décroît progressivement.
Épilogue
La scène s'illumine graduellement
et révèle le capitaine Vere, âgé, comme dans
le Prologue. Hanté par le souvenir de Billy, il se dit qu'il aurait
pu le sauver, mais les dernières paroles du jeune homme lui ont
apporté la paix et perçoit, lui aussi, "la voile qui brille
tout là-bas."
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Introduction
"Plus la société
est vicieuse,
plus líindividu est vicieux."
Benjamin Britten
"Je n'éprouve d'attrait
[sic] ou de sympathie ni pour sa musique, assez conservatrice et plus habile
que profonde, ni pour certains des sujets traités, avec leur attirance
perverse pour l'innocence enfantine menacée, voire pour une homosexualité
à tendances sadiques (Peter Grimes, Billy Budd, Le Tour d'Ecrou
et jusqu'à l'ultime Mort à Venise) [...] " (1)
Je n'ai pas le goût de discuter les notions de "profondeur" musicale
ou de "progrès "artistique avec Harry Halbreich. Ce n'est pas non
plus pour le plaisir de polémiquer que je cite cette condamnation
des principaux chefs-d'oeuvre lyriques de Britten au nom de la morale.
Certes, de la part d'un spécialiste reconnu de la musique du vingtième
siècle, ce procès d'intention a de quoi surprendre ; mais
il a le mérite, à mon sens, d'éclairer le malaise
qu'une frange plus ou moins importante du public peut ressentir face à
l'univers de Britten. Le problème n'est pas neuf : une peinture
trop réaliste du vice, une compréhension fine et profonde,
voire empathique, du Mal, a de tout temps éveillé les soupçons,
a fortiori quand la fin de l'histoire n'est pas morale. C'est ainsi
que l'attachement de Britten pour des figures tourmentées et souvent
marginales passe pour une complaisance sadomasochiste et forcément
"perverse". Ajoutez une pincée d'équivoque, notamment sexuelle,
des zones d'ombre et quelques questions laissées sans réponses,
et vous heurterez suffisamment le sens commun pour vous couper du grand
public, sinon de la critique.
Par-delà cette méprise,
Britten dérange ceux qui entrevoient la portée réellement
subversive de ses opéras et qui se reconnaissent : les majoritaires
imbus de leur prétendue normalité - hétérosexuelle
(Billy Budd) ou militariste (Albert Herring) - , conformistes
et obtus (Peter Grimes), prompts à juger et à exclure
le déviant, ce marin farouche, doublé d'un poète aux
images sibyllines et qui passe pour un fou, mais dont absolument rien ne
prouve qu'il soit un bourreau d'enfant. Mais qu'importe son innocence :
"Celui qui síécarte des autres laisse régner son orgueil.
Lui qui nous méprise, nous le détruirons. Nous materons son
arrogance" clame la foule haineuse des villageois. Est-ce bien l'enfance
qui est persécutée ? Peter est différent et ne cache
pas sa différence, ce que ne peut supporter la majorité.
Ceux qui fantasment sur Lolita et collectionnent les clichés
de David Hamilton, ne seront probablement pas les derniers à crier
au loup en sortant d'une représentation de The Turn of the Screw
ou
de Death in Venice. Billy Budd et Claggart ne sont-ils pas aussi,
au fond, des marginaux condamnés par les lois terrestres ? Les premiers
commentateurs de Melville ont cru que sa nouvelle pouvait se lire comme
une acceptation de l'injustice de l'ordre social. Autant dire que l'opéra
se laisse encore plus malaisément réduire à cette
lecture fataliste. Ce n'est pas une délectation malsaine qui pousse
Britten à mettre en scène la souffrance, mais la volonté
de dénoncer la stigmatisation, líhypocrisie et le conformisme social.
Subversifs et moraux - mais une morale du minoritaire, privée du
confort des certitudes et de la légitimité immanente du groupe
-, infiniment plus stimulants pour l'intelligence que bien des (soap)-opéras
aux canevas éculés et au manichéisme caricatural,
les opéras de Britten dérangent parce qu'ils nous renvoient
une image sans concession de la société des hommes, ironique
et désenchantée.
Commande du Festival of Britain, Billy
Budd est né de la rencontre, finalement assez rare dans l'opéra,
entre un grand écrivain (à l'automne de sa carrière)
et un brillant jeune compositeur (au seuil de la maturité) : Edgard
Morgan Forster (1879-1970), essayiste et romancier à succès
(La Route des Indes, Chambre avec vue, Howard's End, Avec vue sur l'Arno,
Maurice...) et Benjamin Britten (1913-1976), dont le premier chef-d'oeuvre
lyrique (Peter Grimes) venait de consacrer la renaissance de l'opéra
en Angleterre. A partir d'une nouvelle posthume de l'auteur de Moby
Dick et avec l'aide d'Éric Crozier (1914-1994), déjà
librettiste d'Albert Herring et de Let's Make an Opera, Forster
a tiré un drame violent, obscur et fascinant. Pourquoi John Claggart
veut-il détruire Billy Budd ? Pourquoi le capitaine Vere ne le sauve-t-il
pas ? Ces deux questions, atroces, mais passionnantes, taraudent le spectateur
qui ne peut sortir indemne d'une représentation de Billy Budd.
Il sent, même confusément, que cet opéra met en scène
beaucoup plus qu'une allégorie de la destruction mutuelle du Bien
et du Mal. Britten est désormais en pleine possession de ses moyens
: il parvient à traduire les affects les plus rares, distille l'angoisse,
joue avec nos nerfs et réussit même à suggérer
l'indicible (le désir refoulé). Son langage musical est mûr
pour affronter d'autres défis : l'équivoque géniale
du Turn of the Screw, les atmosphères subtilisées
et délétères de Death in Venice.
J'ai renoncé à une étude
détaillée et systématique de l'opéra, numéro
par numéro. En effet, ce travail imposant a déjà été
réalisé et, plutôt que de le paraphraser inutilement,
je préfère vous recommander la lecture du commentaire musico-dramatique
de Jean-François Boukobza publié par L'Avant-Scène
Opéra (n°158). En revanche, une autre perspective, tout
aussi captivante, s'offre à nous : pénétrer le laboratoire
de la création et découvrir comment les librettistes s'approprient
l'histoire, concentrent et magnifient ses potentialités dans un
drame d'une rare densité. Je vous invite donc à plonger à
la fois au coeur de la nouvelle et de l'opéra : la confrontation
en éclaire les ressorts profonds, ces liaisons dangereuses qui ont
subjugué Forster et Britten. Leurs précieux témoignages
ainsi que celui de Peter Pears, les remarques souvent pénétrantes
de William Auden et de Mervin Cook enrichiront également notre compréhension
de líoeuvre. Une présentation sommaire de la nouvelle et de sa genèse
(Voir ci-dessous : Le chant
du cygne de Melville) sera aussi l'occasion d'expliquer le symbolisme
attaché aux noms des protagonistes ou certains choix opérés
par les librettistes, mais aussi d'évoquer sommairement un autre
opéra tiré de Billy Budd qui a sombré dans l'oubli.
L'analyse du personnage de Billy révèle combien sa beauté
est loin d'être anecdotique et secondaire, bien qu'elle soit fréquemment
négligée par les commentaires et les mises en scène
de l'oeuvre (Au commencement,
la Beauté : 1. "Billy Budd, king of the World !"). Nous
verrons aussi comment Forster a interprété le personnage
de Claggart, poussant aussi loin que possible son ambiguïté
et dotant l'opéra d'une signification incroyablement moderne, à
peine entrevue chez Melville (Au commencement,
la Beauté : 2. A devil). Profondément transformé
par les librettistes, le personnage de Vere constitue l'autre énigme,
peut-être encore plus déroutante, de l'opéra (Starry
Vere). Enfin, j'évoquerai l'originalité du langage de
Britten : ce formidable jeu de miroirs entre les tonalités et les
protagonistes qui structure et innerve la partition et qui apparaîtra
plus tard comme la signature du compositeur (Le
symbolisme tonal de Britten) (2).
Le chant du
cygne de Melville
Billy Budd, An Inside Narrative
[Un récit intérieur], est dédié à Jack
Chase, un matelot avec lequel Melville (1819-1891) s'était lié
d'amitié lorsqu'ils servaient à bord du United States
entre Honolulu et Boston, d'août 1843 à octobre 1844. Melville
a pu trouver en lui le prototype de Billy : il était beau et populaire
parmi l'équipage, mais présentait lui aussi un défaut
physique (un doigt coupé). En outre, cette traversée avec
Chase devait fournir à Melville la matière de White-Jacket,
or The World in a Man-of-War (1850). Ce roman regorge d'indications
précieuses sur le microcosme naval et aborde déjà
des problématiques chères à l'écrivain qui
réapparaîtront dans Billy Budd : les punitions corporelles
(le fouet), les conflits avec les officiers, la loi martiale, l'enrôlement
forcé de civils, les Droits de l'Homme, l'homosexualité ou
encore l'irruption déplacée de la religion (l'aumônier)
dans un contexte exclusivement militaire. En outre, il offre une ébauche
de Claggart en la personne d'un maître d'armes malveillant (Blant).
En fait, c'est là une figure récurrente chez Melville : Jackson
focalise sa haine sur le jeune Redburn dans le roman éponyme et,
bien sûr, dans Moby Dick, l'horrible Radney envie férocement
le beau Steelkit.
Cependant, il faut attendre 1886 pour
découvrir l'embryon de ce qui allait devenir l'ultime chef-d'oeuvre
du romancier. Cela fait alors près de trente ans que l'auteur de
Moby
Dick a renoncé à une carrière littéraire,
incompris et boudé par le public comme par la critique. Or, cette
année-là, un héritage le libère d'un insipide
gagne-pain à la Douane du Port de New-York. Melville décide
alors de reprendre quelques poèmes inachevés, dont un feuillet
de quatre pages où figure la première version de la "Balade
de Billy aux fers" qui servira de point d'orgue à la nouvelle. Un
bref commentaire en prose la présente comme le monologue d'un marin
"condamné sommairement, en mer, à être pendu pour avoir
été le meneur d'une mutinerie naissante dont on redoutait
qu'elle ne s'étendît."
Cette ébauche mentionne la petite
amie de Billy : Bristol Molly, ce qui incita Antonio Ghedini (1892-1965)
à créer un rôle féminin dans l'opéra
en un acte qu'il tira de la nouvelle de Melville. En fait, nous trouvons
également une référence à Bristol Molly dans
une des premières esquisses du livret de Forster et Crozier, datée
de mars 1949. Pour la petite histoire, il faut savoir que Britten a rencontré
Ghedini lors d'un voyage en Italie, sans doute en 1949 (la version italienne
de Billy Budd fut créée à la Fenice en septembre
1949). En apprenant qu'il s'était fait doubler, Britten aurait été
tellement décontenancé, qu'il n'aurait soufflé mot
de son propre opéra ! Eric Crozier se procura un exemplaire du livret
confectionné par Salvatore Quasimodo. Outre un rôle parlé
qui remplit la même fonction que celle dévolue au choeur dans
le théâtre grec (raconter et décrire les grandes lignes
de l'histoire), la distribution comprend huit rôles principaux. Billy
est chanté par un baryton, comme chez Britten, mais c'est une basse
qui interprète le rôle de Vere, alors que Claggart est confié
à un ténor. Bien que Forster ait trouvé l'idée
excellente, les librettistes ont finalement renoncé à évoquer
Molly Bristol, ce qui se justifie pleinement d'un point de vue dramatique
: d'une part, l'absence de toute référence féminine
consacre le climat ambigu et homo sensuel (déjà favorisé
par la promiscuité masculine) dans lequel évolue l'opéra
; d'autre part, elle permet de croire à la virginité de Billy,
virginité qui fait du jeune homme la parfaite incarnation de l'innocence.
En 1888, Melville décide d'intégrer
la balade de Billy à un récit en prose qui contient, pour
l'essentiel, le canevas de sa nouvelle : le mutin s'est métamorphosé
en Beau marin, jeune et innocent et Melville lui a déniché
son exact contraire, le noir et maléfique Claggart. Ce n'est que
dans une troisième phase d'écriture, que le Narrateur pénétrera
la conscience du maître d'armes et surtout que le Capitaine Vere
prendra un relief nouveau en devenant, grâce à la cour martiale
et à l'exécution de Billy, la figure centrale du drame. "Commencé
le Vendredi 16 Novembre 1888. Fin du livre : 19 avril 1891" note Melville.
C'est sans compter les ratures, notes, ajouts, collages, gribouillis abscons
et variantes indécidables qui envahiront bientôt le manuscrit
au point de décourager la veuve de l'écrivain. Billy Budd
sommeillera vingt huit ans dans une vieille malle avec d'autres textes
"inachevés". C'est sa petite fille qui le redécouvrira dans
les années 20 et en confiera l'édition à Raymond Weaver,
brillant défenseur de l'oeuvre de Melville.
Comme souvent chez Melville, les noms
des protagonistes sont porteurs de sèmes et de connotations directement
liés à leur personnalité. Dans l'anglais des USA,
"budd" est un mot du langage familier utilisé pour apostropher un
homme ou un garçon. En fait, c'est l'apocope de "buddy", altération
de "brother" employée pour parler d'un petit garçon et, par
extension, d'un copain, d'un "pote". Par ailleurs, le terme "budd" désigne
également le bourgeon et le phénomène du bourgeonnement,
mais aussi une chose ou un être immature. En outre, "budd" est le
nom courant par lequel les Celtes s'adressent à l'équivalent
du dieu Apollon. Les termes qui composent le patronyme du capitaine semblent,
quant à eux, marqués au coin de l'ironie. "Vere" est un jeu
de mot sur "vir" et "veritas", alors que "Fairfax" peut se lire comme un
mot-valise de "fair facts", des faits honnêtes, justes. Par ailleurs,
"starry", signifie, au sens propre, "étoilé", en parlant
d'un ciel bien sûr, et "starry- eyed" veut dire idéaliste,
innocent ou éberlué... Enfin, "claggart" est une invention
de Melville issue du verbe désuet "to clag", qui signifie rester
collé à un objet (concret ou abstrait) sans le quitter, de
manière malsaine. Comment le maître d'armes pourrait-il être
désigné, sinon par son obsession pour le Beau Marin ?
Les librettistes n'ont pas seulement
condensé le drame et supprimé des passages dépourvus
d'intérêt dramatique et impossibles à transposer à
la scène (digressions politico-militaires, analyses psychologiques...),
ils se sont livrés à un véritable travail de réécriture.
Prenons, par exemple, l'épisode où Billy surprend Squeak
fouinant dans ses affaires : cette invention de Forster et Crozier remplit
exactement la même fonction que la correction que Billy donne au
teigneux Red-Whiskers sur son premier navire, le "Droits de L'Homme" (V.
Au
commencent, la Beauté), il s'agit de nous préparer
à l'idée que le jeune homme peut utiliser sa force, impressionnante,
contre les hommes, mais pour se défendre et laver son honneur. Deux
autres incidents, brièvement évoqués dans la nouvelle,
sont amplifiés et dramatisés par les librettistes. Chez Melville,
la flagellation du Novice horrifie Billy et l'incite à avoir un
comportement irréprochable ; elle devient le seul événement
dramatique du début de l'opéra. Sans cet événement
et l'extraordinaire choeur des Matelots où germe le motif de la
révolte ("O heave ! O heave away, heave ! heave !", poignant
et en même temps menaçant), la première scène
de l'opéra, qui fait plus de trente minutes, s'enliserait dangereusement
et pourrait émousser l'intérêt de l'auditeur. D'un
point de vue purement dramatique, cette scène illustre le sort cruel
qui accable les hommes d'équipage et met en place l'atmosphère
pesante et tendue de l'opéra. A et égard, la bataille avortée
rompt avec cette ambiance sinistre et introduit un climax propice à
nous révéler la frustration des marins.
Forster et Britten considèrent
le Capitaine comme le seul véritable acteur du drame. Le prologue
et l'épilogue confirment évidemment sa position centrale
: tout l'opéra procède de ses souvenirs. Mais cet immense
flash-back n'est-t-il pas biaisé par la conscience du Capitaine
? Ne s'agit-il pas d'une reconstitution, forcément subjective ?
Face à un film ou un roman, la question ne manquerait d'être
soulevée, or elle ne l'a pas été, à ma connaissance,
par les commentateurs de l'opéra. Peut-être parce que ses
implications donnent le vertige alors que l'oeuvre génère
déjà son lot de mystères et de questions insolubles.
Quoi qu'il en soit, les changements les plus importants affectent essentiellement
son profil et, dans une moindre mesure, celui de Claggart. Quant à
Billy, il faut savoir dépasser l'éblouissement des apparences
pour en découvrir la richesse...
Au commencement,
la Beauté
E.M. Foster, Benjamin Britten et
Eric Crozier
à Crag House (Aldeburgh),
la maison du compositeur.
" Ô grâce,
beauté, bonté, c'est à moi
de vous détruire."(3)
Billy Budd, acte II, scène
2 (Vere)
"Mais cette beauté, Phèdre
[fut] découverte à travers
les sens,
Et les sens mènent à
la passion, Phèdre,
Et la passion à l'abîme."
Death inVenice, acte II, scène
16
1. "Billy Budd, king of the
world !"
Mésestimée, oubliée
ou sciemment éludée, la beauté du marin est souvent
négligée par la critique qui retient davantage la bonté
et l'innocence du jeune marin. Elle figure pourtant au coeur même
du drame. Sur ce point, Melville est sans équivoque. Lorsque Claggart
découvre que Billy a renversé son bol de soupe sur le pont
et commente sa maladresse en lui tapotant le dos de sa badine : "A bel
ouvrier, bel ouvrage !" (4),
le Narrateur note que "le maître d'armes avait laissé échapper
par là même une allusion ironique (...) à ce qui avait
été la raison première de sa haine pour Billy, à
savoir la remarquable beauté de sa personne" (je souligne) (5).
Dominique Fernandez n'hésite pourtant pas à écrire
que la beauté "n'est suggérée que comme motif secondaire
pour expliquer la haine du maître d'armes"
(6)! C'est à se demander
s'il a lu la nouvelle. Dans l'opéra, Claggart ne laisse planer aucun
doute : "Une découverte de grande valeur, officier . Une beauté.
Un bijou. La perle d'entre les perles." Et de répliquer, péremptoire,
au lieutenant qui souhaite en trouver beaucoup d'autres comme lui : "Il
n'y en a pas d'autres comme lui, officier. J'ai vu beaucoup d'hommes, j'ai
passé de nombreuses années au service de sa majesté,
parcouru bien des mers. C'est un marché de roi." Alors qu'il
calomnie Billy, sa beauté l'obsède encore et il faut qu'il
en parle, qu'il prétende effrontément que "la fine fleur
de la beauté masculine et de la force" ("J'ai vu" semble
approuver le Capitaine au gré d'une équivoque savamment provoquée
par le chevauchement des répliques) est un masque, "une chausse-trape
se cache sous ces lys teintés de pourpre", d'autant plus trompeuse
que le garçon a bon caractère. C'est encore lui qui appelle
Billy "a sweet pleasant fellow", un mignon et brave petit gars (7).
Si le livret est plus discret que la
nouvelle, c'est évidemment parce que la beauté de Billy doit
s'imposer sur scène. Les matelots, à commencer par Dansker
(le Danois), mais aussi Claggart, l'appellent "beauty", "baby" ou "baby
Budd", mais ne le complimentent pas. Sa prestance, l'admiration qu'elle
suscite parmi l'équipage et sur laquelle le Narrateur revient à
de multiples reprises au gré du récit n'est pas vraiment
transposable à l'opéra. En effet, elle ne peut guère
s'exprimer avec autant d'insistance par la voix des marins, sans risquer
d'expliciter, mais aussi de généraliser le désir que
provoque le jeune homme et modifier ainsi la signification du drame. L'impact
physique de l'interprète doit suffire, comme l'a brillamment démontré
la création en 1951. "Et bien, vous ressemblez certainement à
Billy !" admire Britten en accueillant à Londres Theodor Uppman
qui devait remplacer Geraint Evans, d'abord pressenti pour le rôle
(8). Quant à Forster,
il déborde d'enthousiasme : "Le Billy transatlantique est encore
un peu lent avec ses notes, mais il est en train de les apprendre ; par
contre, il a une jolie voix, c'est un beau garçon et il a un physique
splendide (...)" (9).
En découvrant les photos de cette production mythique, il est impossible
de ne pas songer au héros de Melville, solaire et irrésistible.
A peine le lieutenant recruteur a-t-il
posé les pieds sur "Les Droits de l'Homme", qu'il fond sur Billy,
"dès qu'il l'eut aperçu sur le passavant" et "avant
même que l'équipage eût été rassemblé
en bonne et due forme sur le gaillard d'arrière pour être
délibérément passé en revue. Et ce fut le seul
qu'il choisît." Amer, le capitaine plaide sa cause, il ne veut
pas perdre son "pacificateur" dont la vertu a fédéré
l'équipage et qui a même conquis, en le rossant, le plus querelleur
des hommes, "jaloux sans doute du nouveau venu", "un charmant
jeune gars gentil tout plein" (Claggart utilisera à peu de choses
près les mêmes mots pour désigner Billy). Le lieutenant
ne revient pas sur sa décision. "Mais où est ma beauté
? demanda-t-il en regardant par la porte ouverte de la cabine. Ah ! le
voici qui vient, et, par Jupin, trimballant son coffre... Apollon avec
son portemanteau !". "La tête en arrière et regardant
de bas en haut la nouvelle trouvaille", l'officier chargé d'interroger
Billy, apprenant qu'il est un enfant trouvé, s'exclame : "eh
bien, ç'a été apparemment une belle trouvaille. J'espère
qu'on en trouvera d'autres comme vous, la flotte en a joliment besoin."
Dans l'opéra, c'est le premier lieutenant, s'adressant à
l'officier de manoeuvre, qui admire cette "jolie trouvaille".
En réalité, le physique
de Billy séduit et trouble tout le monde, à son insu. Certaines
notations sont particulièrement suggestives dans un univers exclusivement
masculin : "Il ne s'aperçut pas davantage du sourire ambigu qu'un
je ne sais quoi dans son physique faisait naître sur quelques uns
des plus rudes visages d'entre les vareuses bleues. Et il ne fut pas moins
inconscient de l'effet particulièrement favorable que sa personne
et son allure produisaient sur les gentilshommes plus pénétrants
du gaillard d'arrière." Le Capitaine Vere n'est pas en reste
: il admire en Billy "un aussi beau spécimen du genus homo, qui,
nu, aurait pu poser pour une statue du jeune Adam avant la Chute" (Faut-il
comprendre que Billy s'est offert aux regards dans le plus simple appareil
?) et songe même, un moment, "à le recommander à
son second pour qu'il le promût à un poste qui lui permettrait
de l'observer lui-même plus fréquemment." Nous reviendrons
évidemment sur "la monomanie" de Claggart, "qui, comme un feu
souterrain creusait toujours plus profond en lui", et puisait sa source
dans la beauté radieuse du garçon.
Mais, au delà-de rapprochements
prestigieux avec David, Apollon ou Hercule, à quoi ressemble donc
Billy ? "Il était jeune [21 ans nous dit-on un peu plus tôt]
; et, bien qu'il eût presque atteint son plein développement,
il paraissait plus jeune encore qu'il ne l'eût été
vraiment, grâce à l'expression adolescente qui s'attardait
sur son visage encore lisse dont le teint naturel était d'une pureté
quasi féminine" et où, bien que l'air marin ait dissipé
les lys, "le feu de joie qui flambait dans son coeur illuminait le hâle
rosé de sa joue". "Coulé dans un moule réservé
aux plus beaux spécimens physiques de ces Anglais chez qui la fibre
saxonne ne semble adultérée par aucun apport étranger,
normand ou autre, son visage offrait cette expression de bon naturel humain
et serein que le sculpteur grec a donné parfois à son héroïque
athlète Hercule", dont Billy, "bâti en héros"
possédait la "charpente athlétique". Le Narrateur
cite l'anecdote prêtée à Grégoire le Grand qui,
avant qu'il ne devînt pape en 590, admirait des jeunes esclaves anglo-saxons
"l'étrange beauté, si différente du type italien
avec leur teint clair et vermeil et leur cheveux de lin bouclés"
et aurait demandé : "Des Angles, ce sont des Angles que vous
les appelez ? Est-ce parce qu'ils ressemblent tant à des anges ?"
Enfin, le Narrateur remarque "l'oreille, petite et bien faite, la cambrure
du pied, la courbe de la bouche et celle des narines, même la main
durcie teintée d'orange fauve comme le bec des toucans [...], et
par-dessus tout quelque chose qui, dans l'expression mobile ainsi que dans
chaque attitude et chaque mouvement" trahissait "la noblesse de son lignage
(...) aussi manifeste chez lui que chez un pur-sang."
Mais la nouvelle ne s'ouvrait-elle
pas déjà sur l'évocation du Beau Marin rencontré
jadis "le long des docks d'un quelconque port de mer", entouré
et adulé par "un groupe de marins bronzés en tenue de sortie"
qui conjugue "la force et la grâce, toujours séduisantes
lorsqu'elles s'unissent chez un homme" et dont Billy n'est finalement
qu'un avatar ? Les librettistes ont lu attentivement ce préambule
qui place la nouvelle sous l'égide de la beauté masculine.
Ils ont d'ailleurs emprunté à la "noire idole" dont se souvient
le Narrateur "les deux bouts d'un mouchoir de couleur vive noué
librement autour de son cou [qui] dansaient sur l'ébène de
sa poitrine découverte" pour en orner la gorge de Billy Budd
(V. A devil). Et le récit de ces terribles
événements se referme encore sur "la rare beauté
physique du jeune marin, spiritualisée à présent par
ses dernières expériences, si profondément poignantes".
Billy resplendit jusque dans la mort...
Sur un plan strictement dramatique,
Billy n'est sans doute pas le héros de l'opéra, mais son
aura, tant morale que physique, a un rôle fondateur, trop vite oublié
: c'est elle qui séduit d'abord l'équipage, éblouit
le maître d'arme John Claggart, précipitant la double catastrophe
finale. Combien de productions n'ont pas négligé cette dimension
capitale ? Certes, le livret ne précise pas que le visage rosé
de Billy est encadré d'adorables boucles blondes, mais sa jeunesse
est évoquée au moins à deux reprises et sa beauté
le nomme. Comment croire que les solides gaillards de l'Indomptable s'attendrissent
pour un "Bébé" de quarante-cinq ans, qui, de surcroît,
en paraît facilement cinq de plus (10)?
Ou que le visage sympathique, mais bouffi et sans charmes de Jochen Schmeckenbecher
(Nancy, 1993) ou plus récemment de Russel Braun (Toronto, 2001)
puissent faire l'unanimité et leur valoir le surnom admiratif de
"beauty" ? "Billy m'a toujours attiré, évidemment, comme
une jeune et rayonnante figure" (11)
disait
Britten... Prompts à railler l'allure éléphantesque
de certaines divas dans les rôles de jolies jeunes filles, les critiques
sont nettement moins loquaces quand un grand dadais apprêté
(Thomas Hampson) s'agite dans un costume de marin trop large et amidonné.
Le ridicule tue, mais seulement la vraisemblance dramatique... En fin de
compte, ce qui prime, c'est la grâce, la fraîcheur et le charisme
de l'interprète. Dale Duesing et Simon Keenlyside n'ont sans doute
pas l'allure de top-models, mais leur charme, leur magnétisme
ont pu conféré au rôle son indispensable rayonnement.
Bo Skovhus en Billy Budd au Vienna
Staatsoper (2001)
Photo by Axel Zeininge
D'aucuns ricaneront sans doute, insinuant
que ces remarques sont superficielles. Dans tout autre contexte, l'objection
pourrait être recevable, mais certainement pas ici : que cela plaise
ou non, cet opéra gravite autour d'un jeune homme d'une extraordinaire
beauté - le cas est sans doute unique dans l'histoire de l'opéra
! - et baigne, d'ailleurs, dans une atmosphère homoérotique,
plus ou moins perceptible selon la sensibilité des spectateurs,
mais indéniable. Ces dix dernières années, plusieurs
mises en scène n'hésitent d'ailleurs pas à exploiter
le potentiel érotique du personnage, parfois au détriment
de son ingénuité, en dénudant les formes sculpturales
de jeunes chanteurs râblés et sexy comme Nathan Gunn ou Rodney
Gilfry ("le Beau Marin était aussi plus ou moins un boxeur ou
un puissant lutteur" écrit Melville). Choisi pour créer
le personnage de Kowalsi dans l'opéra qu'André Prévin
a tiré d'Un tramway nommé désir, Rodney Gilfry
a suffisamment d'atouts pour affronter le souvenir vivace d'un Marlon Brando
à la sensualité explosive (le film de Kazan date de 1951,
comme Billy Budd). De son côté, Bo Skovhus a aujourd'hui
la sagesse de renoncer au rôle de Billy, qu'il a magnifiquement défendu
depuis 1984 et qu'il tenait encore cette saison à Paris, car il
a conscience d'avoir passé l'âge pour jouer les jeunes premiers.
Rodney Gilfry en Billy Budd, opéra
de Dallas - Nov 1997
En revanche, faire de l'homosexualité,
la clé de Billy Budd, ce serait trahir la richesse d'une
oeuvre plurielle, ouverte et irréductible. D'autant que certaines
allusions homosexuelles présentes dans la nouvelle ne sont pas transposées
à l'opéra : ainsi le regard ambigu des marins ou l'idée,
exprimée par Vere, que Billy pourrait poser nu. De même, faut-il
suivre Mervin Cook lorsqu'il prétend débusquer le symbolisme
homosexuel dans les jeux de mots fort peu subtils qu'il prête à
Melville ? Quand il découvre la maladresse de Billy qui a renversé
sa soupe sur le pont fraîchement récuré, Claggart s'arrête
et paraît sur le point de dire quelque chose d'acerbe au marin, ce
que Melville dit en ces termes : "pausing, he was about to ejaculate
something hasty to the sailor"... Le musicologue pense découvrir
un autre "puissant symbole sexuel" lorsque le corps de Billy, pendu, n'est
parcouru par aucun spasme, mais que le capitaine Vere se tient "erectly
rigid as a musket". Personnellement, je ne le suivrai pas sur ce terrain
hasardeux. Curieusement, dans l'opéra, Mervin Cook semble passer
à côté du monologue crucial de Claggart et conclut
que "les implications homosexuelles sont atténuées de
manière significative dans le livret". Par contre, il définit
bien l'interaction et l'équilibre subtil des réseaux de sens
à l'oeuvre dans Billy Budd"[les implications homosexuelles] ne sont
jamais très loin de la surface et, sans elles, la parabole du
bien et du mal serait considérablement affaiblie" (12).
La beauté de Billy, comme sa
bonté, est aussi le reflet de sa nature profonde et revêt
une portée métaphysique que les commentateurs ne semblent
guère entrevoir. Il est pourtant impossible, à l'écoute
de Billy Budd, de ne pas songer à Death in Venice,
opéra intime, sans doute le plus autobiographique de Britten et
peut-être son testament. Bien avant Tadzio, Billy a incarné
aux yeux du compositeur le caractère fatal, destructeur de la beauté.
"Celui qui a contemplé la beauté est déjà destiné
à la mort", écrit August von Platen. Comme Claggart, Aschenbach
est rongé par une soif inextinguible, la "Sehnsucht", ce besoin
d'absolu qui nous saisit et ne nous lâche plus, lorsque notre regard
a croisé la Perfection. Mais le poète renonce, plonge dans
le "regard doré" (Pyper/Britten) de l'éphèbe, s'abandonne
et découvre "le repos dans la perfection, le rêve de celui
qui peine pour atteindre l'excellence", "la volupté de l'anéantissement"
selon la très belle formule de Thomas Mann.
Loin de lui procurer cet apaisement,
la révélation dont Claggart est l'unique témoin le
livre au démon de l'envie. "Celle que nourrissait Claggart n'était
pas une forme vulgaire de cette passion. Et, dirigée contre Billy
Budd, elle ne participait pas de cette jalousie craintive qui assombrissait
le visage de Saül lorsque ses pensées troublées roulaient
sur le jeune et beau David. S'il regardait de travers la bonne mine, la
bonne santé allègre et la franche, la juvénile joie
de vivre de Billy, c'était parce qu'elle allaient de pair avec une
nature qui, Claggart le sentait magnétiquement, n'avait jamais dans
sa simplicité voulu le mal ni jamais subi la morsure de ce serpent.
Pour lui, l'esprit qui habitait Billy et qui regardait par ses yeux célestes
comme par des fenêtres, ce quelque chose d'ineffable qui creusait
d'une fossette ses joues hâlées, assouplissait ses jointures
et dansait dans ses boucles blondes, était ce qui faisait de lui,
par excellence, le Beau Marin. A l'exception d'une autre personne [Vere],
le capitaine d'armes était peut-être le seul homme du bord
intellectuellement capable d'apprécier à sa valeur le phénomène
moral qui s'offrait en Billy Budd. Et cette perspicacité ne faisait
qu'intensifier sa passion qui, revêtant en lui diverses formes secrètes,
prenait parfois celle du dédain cynique, du dédain de l'innocence
: n'être rien qu'innocent ! Pourtant, d'un point de vue esthétique,
il en voyait le charme, la courageuse désinvolture, et il l'aurait
volontiers partagée s'il n'eût désespéré
d'y parvenir." Forster et Crozier ont cristallisé dans un monologue,
exceptionnel, les affects contradictoires du maître d'armes et Britten
est parvenu à traduire son ambivalence, lancinante, avec une efficacité
redoutable. Une fois encore, la suggestion musicale se révèle
infiniment plus pénétrante que les mots.
2. A Devil
" ... If Cassio do remain,
He has a daily beauty in his life,
That makes me ugly ...
No, he must die, be't so..."
Shakespeare, Othello,
V.i. 18-22.
Dans une scène inventée
par Forster et Crozier, Claggart apostrophe le marin : "Vous êtes
ici sur un navire de guerre. Enlevez-moi ce foulard de fantaisie !"
et il le lui arrache sans plus attendre. "Et... faites attention à
votre tenue. Un peu de fierté, Beauté, et tout ira bien."
(Acte I, scène 1, quatrième tableau). Ce geste va bien au-delà
de l'étiquette navale, chacun le devine. Est-ce vraiment la coquetterie
de Billy qui est déplacée sur ce navire ? N'est-ce pas plutôt
son insolente beauté ? Claggart ne céderait-il pas à
l'irrépressible envie de toucher l'objet de sa passion naissante
? De fait, la réprimande semble un prétexte pour s'arrêter
et contempler le jeune homme, établir un contact. Billy n'est pas
Tadzio, figure inaccessible et muette, il est bien réel et chante
son bonheur. Cet incident, tout sauf anodin, illustre la géniale
connivence des librettistes et du compositeur. Le "motif de l'ambivalence",
comme l'a si justement nommé Jean-François Boukobza, suffit
à suggérer cette oscillation dangereuse entre des pulsions
contraires, cette fêlure qui est apparue dès que Claggart
a posé le regard sur Billy : "Un bijou. Une beauté
", les timbres sombres (trombone et tuba) et l'ambiguïté entre
Si majeur et Si bémol majeur révélant alors la duplicité
du Capitaine d'armes. "L'amour et la haine ne sont pas forcément
incompatibles", note Jean-François Boukobza, mais leur rencontre
est explosive.
La nouvelle brosse un portrait physique
et psychologique plus fouillé, mais la musique laisse entrevoir
la complexité du personnage et c'est à notre imagination
qu'il revient de la définir. Homme d'environ trente-cinq ans, grand
et maigre, mais de "silhouette agréable", il possède
un "visage bien modelé" et "à la physionomie remarquable",
"dont les traits étaient aussi nettement découpés
que ceux d'une médaille grecque", de soyeuses boucles noires
surmontant un front plus haut que la moyenne, mais d'une pâleur suspecte,
seuls détails remarquables avec la largeur excessive d'un menton
glabre.(13) Alors
que dans son film, Peter Ustinov s'est plu à souligner la beauté
méphistophélique de Claggart (14)
(Robert
Ryan, Billy prend les traits du séduisant et vénéneux
Terence Stamp qui fait ses débuts au cinéma,
à vingt-huit
ans), Britten et ses librettistes n'ont laissé aucune indication
sur le profil que devrait avoir l'interprète. Pour ma part, j'ai
hâte de découvrir le Claggart de Samuel Ramey, annoncé
la saison prochaine.
Par contre, le livret retient les traits
essentiels du personnage : l'orgueil et l'expérience nourrissent
un sentiment de supériorité et d'exaspération à
l'égard de l'équipage qui semble s'étendre à
l'humanité tout entière : "N'ai-je jamais étudié
les hommes et leurs faiblesses ? N'ai-je pas fait mon apprentissage de
ce monde haïssable et de ce navire, de ce maudit navire ?" Les
officiers sont des imbéciles, Squeak, un exécutant incapable
de penser par lui-même et dès lors traité avec morgue
et brusquerie. La souffrance morale autant que physique du Novice fouetté
pour sa maladresse ne lui inspire que mépris. "Ce n'est qu'un
enfant et il est incapable de marcher" explique avec compassion son
camarade. "Qu'il rampe", réplique Claggart, qui plus tard
frappe et menace l'enfant lorsque ce dernier hésite à corrompre
Billy. Toutefois, le garçon laisse échapper une phrase qui
laisse songeur (je souligne) : "Oh, ce fouet, cette souffrance ! pourtant
vous aviez dit que vous me protégeriez, vous m'aviez parlé
de manière tellement paternelle lorsque vous m'aviez trouvé
en train de pleurer." Se serait-il laissé attendrir ? A moins
qu'il ne cherchât à mettre le novice en confiance pour mieux
le manipuler... Le doute est permis, sinon cultivé avec une secrète
délectation par les librettistes et un spectateur complice.
Forster et Crozier n'ont pas oublié
la sagacité du maître d'armes. Mais dans l'opéra, Claggart
a non seulement compris la candeur de Billy, mais aussi la violence dont
il peut être capable. Il met Squeak en garde : "Méfie-toi
de son caractère. Méfie-toi de ses poings. Tu vas jouer avec
le feu, Squeak, avec le feu... Qu'il t'y prenne et il te tue." N'est-il
pas conscient du danger auquel lui-même s'expose ? Cette intuition
ne ferait que renforcer la dimension tragique de l'opéra et réduirait
Claggart, mais aussi Billy, au rôle de victimes, passives, sinon
résignées de leur destin.
Mais l'apport majeur de l'opéra
réside ailleurs, dans cet extraordinaire monologue, où l'ambiguïté
atteint son paroxysme. La véritable nature de l'attirance du maître
d'armes pour Billy n'est peut-être pas nommée, mais elle est
clairement décrite et son intensité ne peut qu'instiller
le doute chez les spectateurs les plus réfractaires aux implications
homosexuelles de l'oeuvre (Je souligne les phrases clés) :
"Ô grâce ! Ô beauté,
bonté ! Je voudrais ne vous avoir jamais rencontrées ! Si
seulement je pouvais vivre toujours dans mon propre univers , dans la dépravation
où je suis né. J'y jouissais d'une sorte de paix, j'y avais
établi un ordre tel que celui qui règne en Enfer. Mais hélas,
hélas ! la lumière brille dans les ténèbres,
et les ténèbres la comprennent et en souffrent. Ô grâce,
beauté de l'âme, ô beauté du corps, bonté
! comme je voudrais ne vous avoir jamais connues !
A présent que je vous ai
vues, quel choix me reste-t-il ? Aucun, aucun ! Mon destin est de vous
annihiler, je suis voué à votre destruction. Je vous effacerai
de la surface de la terre, de ce minuscule fragment de terre flottant,
de ce navire où le hasard vous a mené. D'abord, je troublerai
votre bonheur. Je mutilerai et réduirai au silence le corps qui
vous abrite. Il pendra en bout de vergue, il tombera dans les profondeurs
de la mer, et tout sera comme si rien ne s'était passé. Non,
vous ne pouvez vous échapper ! Avec
la haine et l'envie, je suis plus fort qu'avec l'amour. Ô grâce,
beauté du corps, bonté ! il n'y a pas de doute, cette nuit,
vous êtes en mon pouvoir ! Rien ne peut vous défendre. Rien
! Rien !
Qu'il en soit ainsi ! Car quel
espoir reste-t-il si l'amour peut échapper ?
Si l'amour continue à vivre,
s'il se développe et devient puissant, là où je ne
puis entrer, quel espoir me reste-t-il dans mon propre univers de ténèbres
? Non ! Je ne puis le croire ! Non ! Ce serait là un tourment trop
aigu ! Moi, John Claggart, Capitaine d'armes sur L'Indomptable, je vous
ai en mon pouvoir, et je vous détruirai."
Plutôt que de laisser grandir
une passion manifestement impossible à vivre et qui pourrait transformer
son existence en un supplice permanent, il est résolu à en
détruire l'objet. De l'amour à la haine, une haine à
la mesure de cet amour, le glissement est connu et la distance réduite.
Qui pourrait encore nier que cette lecture est, non pas définitive,
mais plausible ? Dans sa correspondance avec Britten, Forster défend
farouchement ce monologue admirable qui n'est pas sans rappeler le Credo
de Iago dans l'Otello de Verdi :
"C'est la pièce la plus importante
que j'ai écrite et je n'ai pas senti, à la première
écoute, qu'elle était suffisamment importante musicalement.
(...) Je veux de la passion - un amour contraint, perverti, empoisonné,
mais qui, néanmoins, ruisselle à travers le canal de son
agonie ; une décharge sexuelle qui tourne mal. Non pas une lourde
dépression ou des grommellements de remords." (15)
Le
romancier s'inspire probablement d'un des passages les plus poignants de
la nouvelle où, à travers sa souffrance, la nature amoureuse
des sentiments du maître d'armes est timidement effleurée
:
"Quand le regard de Claggart se
posait à la dérobée sur le fier Billy qui déambulait
sur le pont supérieur des batteries pendant les loisirs du second
quart de chien en échangeant au passage des salves de plaisanteries
avec d'autres jeunes promeneurs, ce regard poursuivait le joyeux Hypérion
marin avec une expression méditative et mélancolique qui
ne quittait pas son visage, les yeux étrangement baignés
de fiévreuses larmes naissantes. Claggart apparaissait alors comme
l'homme de douleurs. Oui, et parfois l'expression mélancolique
se nuançait de tendre nostalgie, comme si Claggart aurait pu aimer
Billy n'eût été l'interdit du destin."
Pour William Auden, l'attirance de
Claggart est nécessairement homosexuelle :
" (...) l'opposition n'est pas force
vs faiblesse, mais innocence vs conscience de la culpabilité, autrement
dit, Claggart désire annihiler la différence [qui le sépare
de Billy] soit en devenant lui-même innocent, soit en trouvant un
complice dans la culpabilité. Exprimé sexuellement, l'acte
magique doit nécessairement être homosexuel, car il s'agit
d'un désir d'identité dans l'innocence ou la culpabilité,
et cette identité demande le même sexe. Claggart, le Diable,
ne peut, évidemment, admettre un désir sexuel, car ce serait
admettre sa solitude, ce que n'autorise pas la fierté. Il doit donc
soit corrompre l'innocence via un subalterne, soit, si ce n'est pas possible,
l'annihiler, ce qu'il fait."(16)
C'est moins le génie des
auteurs qui force l'admiration, que leur audace et leur courage : ils osent
conserver à l'oeuvre son caractère irrésolu, ils l'accentuent
même et refusent de simplifier sa complexité psychologique
au risque, bien réel, de s'aliéner une frange importante
du public et de la critique. A l'opéra, comme au cinéma,
il faut une disponibilité, une certaine tournure d'esprit pour apprécier
les fins ouvertes, les questions laissées sans réponses ou
s'ouvrant sur d'autres questions, vertigineuses. Il ne suffit pas d'invoquer
la paresse, l'imagination engourdie du spectateur; plus fondamentalement,
l'ambiguïté stimule les uns et dérange les autres, enclins
à préférer le confort du premier degré, en
l'occurrence la parabole manichéenne, nuancée par le déchirement
du maître d'armes, "incapable d'annuler en lui un mal élémentaire,
encore qu'assez habile à le dissimuler ; percevant le bien, mais
impuissant à y participer" (Melville).
Bien sûr, l'Angleterre des fifties
criminalisait l'homosexualité, mais c'est avant tout pour des raisons
esthétiques que Forster et Britten n'ont pas exploré davantage
les implications amoureuses de Billy Budd. En juillet 1979, Peter
Pears donnait une interview au magazine américain Advocate.
Le journaliste lui demandait si l'opéra, écrit à une
époque plus libérale, aurait été plus explicite
:
"Eh bien, Ben n'écrivait pas
de la même manière en 1951 et dans les dernières années
de sa vie. Mais je suis pratiquement sûr que le livret ne demanderait
pas à être plus explicite, de quelque façon que ce
soit. Melville, lui-même, ne fut pas plus explicite. Il est très
réticent, il tourne autour du pot. La question est venue sur le
tapis, l'automne dernier, lors de causeries au Metropolitan Museum. Une
fille s'est levée et a dit :" J'ai lu l'autre jour que Vere n'est
qu'un pédé [faggot]." Ce genre d'attitude est tellement petite
et vulgaire, et totalement à côté de la plaque. Melville
est une figure trop immense pour qu'on puisse parler ainsi. Et j'ignore
si nous savons dans quelle mesure Melville lui-même est passé
à l'acte en tant qu'homosexuel. C'est trop facile de lire dans un
journal intime un passage plein de chaleur sur un beau marin et d'en déduire
qu'ils sont allés au lit ensemble et tout ce qui s'ensuit.(17)
Forster n'a jamais osé publier
Maurice
de son vivant et le roman culte de plusieurs générations
a circulé sous le manteau avant de connaître, bien plus tard,
sa première édition officielle. En revanche, Britten n'a
jamais dissimulé ses préférences amoureuses. Certes,
il n'aurait probablement jamais écrit un opéra sur Harvey
Milk (18) ni
défilé sur un char à la Gay pride, mais, n'en déplaise
à certains activistes, il n'était pas non plus un homosexuel
"honteux". Il ne s'est jamais ni caché, ni affiché, et si
le couple qu'il formait avec Peter Pears a toujours été discret,
c'est affaire de pudeur, personne n'est en droit de les juger. Si Britten
voulait rester dans le placard, aurait-il écrit Billy Budd ou
Death in Venice, sans parler de Turn of the Screw, qui l'expose
à l'amalgame courant entre homosexualité et pédophilie
? Sa complicité avec Peter Pears n'était un secret pour personne.
Combien d'artistes gay peuvent se targuer d'avoir reçu, au décès
de leur compagnon, les condoléances de la Reine Elisabeth ?
Par contre, si je ne parle plus d'implications
"homosexuelles", mais amoureuses, c'est à dessein. En effet, ce
terme maladroit non seulement implique le narcissisme (homo), mais
focalise l'attention sur la dimension purement physique de la préférence
au détriment de sa composante affective. Donald Mitchell a sans
doute raison lorsqu'il affirme que Britten ne s'autocensure pas, mais son
ironie relève de l'homophobie ordinaire, la plus pernicieuse, et
passe totalement à côté de l'enjeu véritable
de l'oeuvre :
"Je suis certain qu'une interprétation
simpliste, homoérotique de Billy Budd - privée [stripped
off, littéralement "dévêtue"] de son vernis psychologique,
cela ravalerait Budd au niveau du soap-opéra, avec un casting
entièrement masculin [all-male caste] - est un travestissement,
non seulement de ce que Britten pensait composer, mais de ce qu'il a effectivement
composé : ce qui veut dire aussi que les idées reçues
sur ce qui était ou n'était pas acceptable dans le champ
des moeurs sexuelles ne l'ont pas inhibé et empêché
d'écrire le type d'opéra qu'il voulait écrire. En
bref, les préoccupations de Budd sont à chercher au
tribunal et non dans la chambre à coucher ["should be looked for
in the courtroom not the bedroom." Comme disait Hugo, "le calembour est
la fiente de l'esprit qui vole".]
Sous couvert de gauloiserie, Mitchell
dénie à Claggart le droit d'être amoureux. Pourquoi
la dimension homosexuelle de Billy Budd réduirait-elle l'ouvrage
à une banale histoire de coucherie contrariée ? C'est évidemment
contre ce mépris que Peter Pears s'insurge. Un héros hétérosexuel
est amoureux, un PD a juste envie de coucher, comme s'il ne pouvait y avoir
qu'un acte sexuel. Mais au-delà des préjugés, Mitchell
se livre à un vaste contresens. Ce qui transparaît en filigrane
dans Billy Budd, c'est la tragédie, inédite à
l'opéra, du mâle, que son éducation hétérosexiste
conditionne à aimer les femmes, mais qui est bouleversé dans
son honneur et sa virilité par la tendresse que lui inspire un Beau
Marin. En suggérant que l'homophobie intériorisée
peut générer des pulsions criminelles, Billy Budd
se révèlerait infiniment plus moderne et subversif que les
soap-opéras, avec leur homo de service, conforme aux stéréotypes
et donc rassurant, inoffensif.
Les librettistes laissent donc le Mal
s'exprimer avec une violence inouïe, mais une violence qui pourrait
procéder de l'amour, tandis que le romancier tente d'éclairer
le mystère du Mal par le biais de la pathologie. "L'antipathie
spontanée et profonde" de Claggart à l'endroit de Billy,
dans laquelle l'envie entre pour une bonne part, s'enracine dans un sadisme
obsessionnel et ravageur, qui semble exclure tout désir (c'est moi
qui souligne) : "la manie d'une nature perverse, non point engendrée
par une éducation vicieuse, des livres corrupteurs ou une vie licencieuse,
mais congénitale et innée, bref "une dépravation relevant
de la nature." (...) dont le gibet et la prison fournissent peu d'exemples
(...) car aucun alliage vulgaire de la brute n'entre dans sa composition,
invariablement régis qu'ils sont par l'intellectualité. (...)
Ce n'est pas aller trop loin que de la dire sans vices ni menus péchés.
L'orgueil phénoménal qui l'habite les exclut. Elle n'est
jamais mercantile ni avare. Bref, la dépravation qu'on a en vue
ici n'a rien de sordide ni de sensuel.(...) pour accomplir une fin qui,
dans son atrocité effrénée, semble relever de la démence,
il fera preuve d'un jugement froid, sagace, et sain" car "ces hommes-là
sont des fous, et de l'espèce la plus dangereuse, car leur folie
n'est pas continue, mais occasionnelle, suscitée par un objet particulier."
Chez Britten, homosexualité refoulée et sadisme composeraient
donc un mélange aux proportions et à l'alchimie secrètes
qui ferait de Claggart un des personnages les plus sombres et les plus
inquiétants de l'histoire de l'Opéra en même temps
qu'une figure importante de la galerie d'homosexuels sulfureux et inquiétants
qui peuplent la culture occidentale, du Vautrin de Balzac aux amants criminels
d'Hitchcock (La Corde) en passant par les marins de Genet.
Starry Vere
"Vous dites qu'il est
bon ? c'est ce qu'il y a
de mieux, la bonté, et moi
je suis pour la
bonté, Starry Vere, et je suis
pour toi !"
Billy Budd, acte I, scène
1 (Billy).
Et Billy de se joindre au chant, involontairement
ironique, des matelots : "Étoile du matin, qui nous montre le
chemin hors de la nuit, et nous montre le chemin vers la lumière."
Héros bien malgré lui, le Capitaine Vere serait donc la figure
centrale du drame, qui découle de ses réactions à
l'odieuse calomnie de Claggart. C'est lui qui prend l'initiative d'entendre
Billy, puis de confronter les deux hommes et d'improviser un tribunal dans
l'urgence. Forster et Britten l'investissent d'un pouvoir quasi divin dans
la scène du procès où ses officiers réclament
ses conseils et où Billy le supplie à trois reprises, au
point qu'il apparaît, in fine, comme le seul responsable de
la mort du marin. Sa conduite ne laisse pas d'étonner. Ce capitaine
qui suscite l'admiration et semble faire l'unanimité auprès
de ses hommes incarne en fait une autorité vulnérable - thème
abordé durant la même décennie dans Gloriana
(1952-3) où Elisabeth tient entre ses mains le destin du bel Essex
- et qui finira même par abdiquer. Fairfax Vere n'est plus cet homme
de "convictions positives", dont "l'intrépidité,
qui frise la témérité, sans jamais cessé d'être
judicieuse" et l'exceptionnelle "bravoure" lors d'une bataille
dans les Indes Orientales lui ont valu le titre de capitaine (Melville).
A bord du Bellipotent, seules les manières onctueuses de
Claggart impatientent le capitaine et il faudra que Billy le tue pour qu'il
perde enfin son sang-froid. Chez Britten, Vere est un autre homme, fragile,
en proie à l'angoisse. "Un géant au combat" (chantent
les matelots), peut-être, mais alors un géant aux pieds d'argile.
Dès le prologue, c'est une nature
inquiète et pessimiste qui constate que le Bien "présente
toujours quelque vice, l'image divine quelque défaut, quelque imperfection,
le chant des anges quelque faute, la parole divine quelque bégaiement.
Si bien que le Démon conserve toujours sa part dans tout ce qui
est livré d'humain à cette terre". Les événements
tragiques qui ont eu lieu sur l'Indomptable ne suffisent pas à
expliquer ce défaitisme. "Oh ! qu'ai-je fait ? Oh ! qu'ai-je
fait ? Confusion, tant de confusion ! "(je souligne). "Cette brume
[qui]
vient subrepticement nous aveugler"- inquiétant motif mêlé
à des accords répétés - et sauve le navire
ennemi, se lit comme la métaphore du trouble extrême qui s'insinue
dans les fêlures d'une âme anxieuse et paralysera bientôt
le siège de la volonté.
En resserrant l'opéra, d'abord
conçu en quatre actes, Britten a renoncé - pour des raisons
trop longues à exposer ici, mais reprises en note (19)
-
à la brillante harangue que le capitaine adressait à l'équipage,
où s'exprimaient sa vaillance et son autorité naturelle et
qui concluait le premier acte sur une apothéose. Nous tenons ici
le changement le plus significatif apporté lors de la révision
de l'opéra en 1960. C'était la seule fois où Vere
montre qu'il a la stature d'un capitaine, qu'il est un meneur d'hommes.
En outre, cette apparition triomphale justifiait pleinement l'admiration
de l'équipage et le dévouement aveugle de Billy, où
se loge "l'amère ironie du malheur" comme dirait Madame de Staël
: "Je donnerais ma vie pour te sauver, demande-moi ma vie. Je te suivrai,
te suivrai à jamais." Dans la nouvelle version en deux actes,
Billy rencontre le Capitaine beaucoup plus tardivement, au moment de la
confrontation avec son accusateur. Son attachement spontané et son
indéfectible loyauté perdent de leur crédibilité,
ils ne reposent plus que sur les propos élogieux des matelots et
l'idéalisme béat du marin. La vive sympathie des deux hommes
n'en paraît que plus équivoque et d'aucuns, récusant
cet euphémisme, y verront une manière de coup de foudre.
A mon sens, Edmund Tracey a raison lorsqu'il affirme qu'ainsi "la relation
entre Billy et son capitaine n'est pas expliquée : et la question
du dilemme moral de Vere n'en est que plus obscure." (20)
Le mystère qui les unit s'épaissit
davantage encore. Le personnage du capitaine fait l'objet d'une véritable
tentative réhabilitation qui s'avère (pardon Hugo !) l'innovation
la plus fertile des librettistes.
Alors que la nouvelle n'évoque
aucune rumeur de mutinerie ni la moindre inquiétude chez les officiers
avant l'accusation de Claggart, les librettistes introduisent le sujet
dès les adieux lancés par Billy au Droits de l'Homme,
son premier navire (quelques lignes anodines dans la nouvelle). C'est parce
qu'ils s'en méfient que les lieutenants Ratcliffe et Redburn chargent
Claggart de le surveiller. D'ailleurs, le spectateur pourrait croire qu'il
se contente de mettre la nouvelle recrue à l'épreuve et que
ces mauvais tours n'indiquent pas une persécution. Au début
du second acte, le Capitaine aborde lui-même avec ses officiers le
sujet de la mutinerie et ces derniers expriment leurs soupçons à
l'endroit de Billy. Bien que le capitaine exclue tout danger de ce côté
("Just youthful high Spirit", ce n'est que la verve de la jeunesse),
ces craintes semblent asseoir la crédibilité du motif d'accusation
inventé par Claggart. Par ailleurs, le soliloque de Vere, avant
l'arrivée des officiers, trahit déjà son anxiété
(soulignée par des modulations qui troublent fugacement la sérénité
du chant - "dolce", "warmly" indique Britten) : "Plutarque... les Grecs
et les Romains... nos difficultés sont identiques aux leurs.
S'il pouvait en être de même de nos vertus, et de notre courage
! Mon Dieu, accordez-moi la lumière, la lumière pour nous
guider, nous guider tous !" (je souligne). Ce n'est pas le fier capitaine
du Bellipotent qui se laisserait envahir par le doute et appellerait Dieu
à la rescousse ! Ceci dit, Melville aurait certainement dû
faire état de rumeurs de rébellion bien avant le geste de
Billy, de manière à expliquer la certitude du capitaine -
"à défaut de mesures rapides, l'acte du gabier, dès
qu'il serait connu dans les batteries, tendrait à ranimer les braises
du Nore qui pouvaient encore couver parmi l'équipage" - qui
convoque une cour martiale sommaire et base son verdict sur cet improbable
danger au terme d'une plaidoirie habile, mais révoltante :
"Eh bien, pourquoi aurait-il [Claggart]
menti,
menti avec tant de méchanceté, si comme vous l'assurez il
n'y avait pas de mauvais vouloir entre vous ?" demande l'officier d'infanterie
à Billy, lequel ne sait que répondre et appelle du regard
le capitaine qui prend à son tour la parole : "Oui, il y a là
un mystère ; mais [...] c'est un "mystère d'iniquité",
une question qu'il appartiendrait à des théologiens psychologues
de discuter. [...] C'est à l'acte du prisonnier et à
lui seul que nous avons affaire." Billy est congédié
et le capitaine quitte son statut de témoin : "je ne songerais
pas à prendre maintenant un autre ton, un ton, pour un temps, de
coadjuteur, si je ne percevais en vous - et cela à un moment critique
- une hésitation et un trouble qui viennent, je n'en doute pas,
du conflit de votre devoir militaire et de vos scrupules moraux, scrupules
que la compassion met à vif. [...] Comment pouvons-nous condamner
à une mort sommaire et honteuse un de nos semblables innocent devant
Dieu et que nous sentons être tel ? [...] Serait-ce vraiment
nous qui condamnerions ou ne serait-ce pas bien plutôt la loi martiale
qui opérerait à travers nous ? De cette loi et de sa rigueur
nous ne sommes pas responsables. [...] Que Budd ait agi intentionnellement
ou non n'importe pas pour notre propos." Et alors que l'officier de
navigation propose d'atténuer la peine, le capitaine a ces mots
décisifs : "pour les hommes, l'acte du gabier de misaine, quelque
nom qu'on lui donne en le proclamant, sera purement et simplement un homicide
commis dans un geste de rébellion flagrant. Quel châtiment
doit suivre cela, ils le savent. Or ce châtiment ne suit pas. Pourquoi
? Ils rumineront. [...] Votre sentence clémente passerait
à leurs yeux pour pusillanime. Ils penseraient que nous mollissons,
que nous avons peur d'eux."
C'est oublier un peu vite (je souligne)
"la popularité universelle que valaient à notre beau marin
la droiture virile" et "son bon naturel irrésistible."
Tout le monde sur le navire aime cet "homme-enfant", incapable de
la moindre malice : "manier les insinuations et les mots à double
sens, quels qu'ils fussent, était tout à fait étranger
à sa nature", car "pour cela l'inclination sinistre et la
dextérité sinistre lui faisaient défaut." Dans
le livret, Dansker ne peut s'empêcher de traiter, à deux reprises,
Billy d' "imbécile", lorsqu'il refuse obstinément
d'envisager la malveillance de Claggart. Melville a beau dire qu' "il
n'est pas une oie blanche", il ne faut pas être bien cynique
pour penser qu'une telle foi dans la bonté humaine confine à
la bêtise. "Billy est toujours est un peu ahuri, perplexe. Billy
n'est pas totalement intelligent, bien qu'il soit totalement bon "observe
Forster (21) .
Comme le dit Dansker : "Il est trop bon. C'est là tout son problème."
C'est peut-être aussi ce qui repousse les commentateurs, instinctivement.
Les jeunes filles tendres et naïves ont toujours eu la cote, on aime
les railler ; mais qu'en est-il d'un garçon flanqué des mêmes
faiblesses ? Insensibles à ses charmes, les machos seront d'autant
plus ulcérés par sa crédulité. Comment donc
les hommes de "L'Indomptable" pourraient-ils concevoir un instant que cet
ingénu se soit rebellé ? Au contraire, la seule fois où
ils l'ont vu s'emporter et prononcer des mots haineux ("Espèce
de sale petite crapule"), c'était contre la fouine (Squeak),
ce mouchard à la solde du maître d'armes et surpris en flagrant
délit.
Ils connaissent Claggart, ses manières
sournoises et, à leurs yeux, Billy ne peut l'avoir frappé
qu'en état de légitime défense ou à la suite
d'une terrible injustice. "Claggart (regardant Billy droit dans les
yeux )" : pour mesurer l'importance de cette didascalie, les metteurs
en scène ont intérêt à relire Melville. Le regard
"magnétique" de Claggart, dont le reflet violet tourne au
"pourpre boueux", hypnotise d'abord le Beau Marin, puis le paralyse
et provoque ce bégaiement fatal. L'équipage de "L'Indomptable"
comprendrait, à la rigueur, que leur mascotte soit châtiée,
mais accepterait-il qu'elle soit pendue ? La rumeur menaçante et
aussitôt matée qui suit l'exécution de Billy montre
combien cet acte injuste et cruel a failli déclencher la mutinerie
tant redoutée par le capitaine. Forster précise et accentue
la menace : "Y en a qui pensent à te sauver, Billy Boy" lui
annonce Dansker. "Ce qu'ils pouvaient le détester ce Jemmy Legs
! Ils ont juré que t'irais pas te balancer là-haut ".
Le chapitre du procès est non
seulement beaucoup trop long et abstrait pour être transposé
à l'opéra, mais il consacre en Vere une figure antipathique
qui déplaît tant aux librettistes qu'à Britten. Forster
est indigné : "[...] son respect de l'autorité [celui de
Melville] et de la discipline l'ont fait dévier. Comme Vere se montre
odieux dans la scène du procès ! [...] Sa harangue inconvenante
vient de ce que Melville tremble devant un commandant impeccable, un philosophe
supérieur et un aristocrate britannique." (22)
Britten
constate que les temps ont changé : "Aussi ai-je l'impression que
nous en avons tiré une nouvelle oeuvre [du texte de Melville ].
De mon propre point de vue, la manière dont Melville fait se comporter
Vere durant le procès ne me l'aurait pas rendu sympathique ou ne
m'aurait pas encouragé à écrire de la musique." (23)
En outre, trop d'analogies suggèrent déjà
la gémellité du capitaine et du maître d'armes : voici
deux célibataires endurcis (Claggart a trente-cinq ans et Vere quarante),
deux cérébraux, plutôt renfermés, mais qui ont
bourlingué et connaissent bien les hommes et que tout oppose à
la simplicité, à l'indécrottable naïveté
du beau marin, "illettré", "une saine créature
humaine à laquelle n'avait pas encore été offerte
la douteuse pomme de la connaissance", dans laquelle ils sont les seuls
à pouvoir apprécier un "phénomène moral"
rarissime. Chez Melville, Vere met tellement de zèle à devenir
l'instrument du crime, à réaliser les plans de Claggart qu'il
finit pas apparaître comme le personnage le plus nuisible, sinon
le plus marquant de l'oeuvre. Moins allégorique que Billy ou Claggart,
c'est une figure plus ordinaire et dès lors plus réaliste
et plausible qui permet de dénoncer le caractère inflexible,
partial et inhumain de la Justice des hommes, et plus globalement de la
stricte observance des lois. Bien plus que les nombreuses réminiscences
bibliques qui émaillent la nouvelle (Billy partageant plus d'un
trait avec le Christ, offrant aussi quelque(s) analogie(s) avec Adam ou
Isaac, etc.), c'est le message du Christ qui hante le lecteur durant le
procès : la Loi est faite pour l'Homme, ce n'est pas l'Homme qui
est fait pour la Loi.
L'opéra s'engage dans une voie
diamétralement opposée. Les brumes sont dissipées,
Vere ne doute plus. D'abord, il réagit aux accusations de Claggart
avec plus de vigueur : il exige d'emblée des preuves et affiche
sa défiance ("Comment ce garçon s'est-il procuré
de l'or, lui, un simple marin ? Etrange histoire ! ") avant même
de connaître le nom du suspect, puis récuse une histoire aussi
nébuleuse et met en garde le maître d'armes sur le sort réservé
aux faux témoins. C'est alors qu'il opte pour la confrontation,
envoie chercher Billy et congédie le délateur. Il a tiré
la mauvaise carte. Demeuré seul, Vere n'exprime pas "un fort soupçon
embarrassé de doutes" (Melville), mais chante avec force sa conviction
et se montre étonnamment clairvoyant : "John Claggart, prenez
garde ! Il n'est pas si facile de me tromper. Ce garçon que vous
voudriez détruire, il est bon ; vous, vous êtes le mal. Vous
avez compté sans moi. J'ai étudié les hommes et leurs
façons d'être. Les brumes se dissipent... et vous allez échouer,
échouer ! John Claggart, prenez garde, prenez garde ! Il n'est pas
si facile de me tromper." Évanouis les doutes qui, à
ce moment, l'assaillaient chez Melville, il entendra Billy, mais pour mieux
confondre le démon. Sa résolution, à ce stade, le
rend évidemment beaucoup plus sympathique que son intransigeance
dans la nouvelle. C'est là une donnée entièrement
neuve et qui ne fait qu'accroître la responsabilité dont le
capitaine se trouve investi : il connaît la vérité,
mais il ne pressent pas l'imminence de la catastrophe. Sa brève
entrevue, seul à seul avec Billy - une invention des librettistes
- attise sa colère à l'égard du maître d'armes.
Billy se croit convoqué pour une promotion et face à sa désarmante
jovialité, le capitaine se dit, en aparté : "Et c'est
là ... l'homme qui m'est décrit comme dangereux... le conspirateur,
le comploteur, le mutin retors ! C'est là la chausse-trape dissimulée
parmi les lys ! Claggart ! John Claggart, prenez garde !" Une telle
assurance rend son attitude durant le procès d'autant plus incompréhensible.
La mort de Claggart le plonge dans
un désarroi total : "Que vois-je ? Scylla et Charybde, les portes
de l'Enfer. Je les vois trop tard... trop tard", il endosse la responsabilité
du drame et se lamente davantage sur son sort que sur celui de Billy :
"Mon coeur est brisé, ma vie est brisée. Ce n'est pas
lui qui va être jugé, c'est moi, moi. [huit répétitions
des mêmes mots] C'est moi que le démon guette." Quand
Britten affirme : "c'est la qualité du conflit dans l'esprit de
Vere qui m'a attiré dans ce sujet", on songe d'abord aux sentiments
contradictoires qui l'animent à partir du procès . N'en déplaise
à Forster qui noircit le personnage en escamotant les nuances de
Melville, la compassion du capitaine est bien réelle : "Je te
crois mon garçon", répond-il à Billy qui proclame
son innocence, "sa voix seule trahissant une émotion contenue"
; quand il quitte Billy après lui avoir annoncé la sentence,
il croise le Second (je souligne) : "la vue de ce visage où,
à cet instant, se lisait l'agonie des forts fut pour cet officier,
un quinquagénaire pourtant, une révélation bouleversante.
Le fait que le condamné souffrait moins que le principal artisan
de sa condamnation" étant confirmé par la bénédiction
adressée au capitaine. Par contre, cette compassion n'entre pas
en conflit avec les cruelles exigences du devoir militaire. En effet, le
capitaine n'hésite pas, il réfléchit posément
et prend rapidement son parti : "Vous voyez dès lors où,
sous l'empire du devoir et de la loi, je me dirige avec fermeté".
Par conséquent, on s'attendrait à ce que Britten en modifie
la psychologie et le comportement, à ce qu'il mette en scène
un véritable conflit intérieur, par exemple, à la
faveur d'un monologue. Or, le dilemme du capitaine est à peine exposé
: "La grâce, la beauté, la bonté portées
devant la justice. Comment le condamner ? Comment le sauver ? Comment ?
Comment ?" qu'il est déjà résolu : "Frappé
par un ange, un ange de Dieu, et pourtant l'ange doit être pendu
! L'ange doit être pendu, doit être pendu !" répète-t-il,
hagard, éperdu. Lui, si combatif, n'oppose plus aucune résistance.
Il n'y avait pas d'autre témoin et il sait que Billy est innocent,
il pouvait donc le sauver.
Sa détermination s'est volatilisée.
Contrairement à ce qui se produit dans la nouvelle, il est incapable
de se ressaisir. On mesure le changement apporté par les librettistes
en découvrant cet homme foudroyé, apathique qui s'enferme
dans le mutisme lorsque Billy le supplie, à trois reprises, trois
appels déchirants qui évoquent le reniement de Pierre. "Qui
pourrait le sauver, le pauvre garçon ?" s'exclame le Second.
Le capitaine, pardi, qui d'autre ? "Aidez-nous de tout votre savoir,
de toute votre sagesse" lui demandent en choeur ses officiers. "Non.
Ne me le demandez pas. Je ne peux pas." Pourquoi ? Que s'est-il passé
? Vere ne serait-il qu'un homosexuel refoulé comme d'aucuns le suggèrent
("just a faggot") ? Il laisserait, inconsciemment, mourir l'objet d'un
désir inavouable et trop douloureux... Pour ma part, je trouve cette
interprétation tirée par les cheveux et peu convaincante.
Toujours est-il que la démission du capitaine ne doit sûrement
pas lui attirer la sympathie de beaucoup de spectateurs. De prime abord,
elle s'apparente méchamment à de la faiblesse, voire de la
lâcheté. Certes, ce n'est pas lui qui rappelle la loi martiale,
l'officier de manoeuvre s'en charge : "Quelle brutalité sans
précédent ! Nous avons perdu Claggart, nous devons le venger
! [...] La corde pour son meurtrier ! Ni le Ciel ni l'Enfer ne souffrent
que les crimes restent impunis ." Vere n'instruit pas non plus le procès,
expéditif, mais le mal est à peine moindre car, si la volonté
et le courage l'abandonnent, sa lucidité est intacte et sa passivité
encore plus révoltante (je souligne) : "J'accepte leur verdict.
La mort est le châtiment qui est réservé à ceux
qui brisent les lois terrestres. Et moi, qui suis roi de ce fragment de
terre, de cette monarchie flottante, j'ai requis la mort. Mais j'ai vu
le divin jugement céleste, j'ai vu l'iniquité vaincue. J'ai
été le témoin du mystère de la bonté
- et j'ai peur. Devant quel tribunal vais-je comparaître si je détruis
la bonté ? L'ange de Dieu a frappé et l'ange doit être
pendu... de par ma décision." Il se retranche donc aussi derrière
"les lois terrestres" tout en mesurant pleinement sa responsabilité.
"Nous l'avons sûrement humanisé, note Éric Crozier
et rendu nettement plus conscient des valeurs humaines impliquées"
(24),
mais qui pourrait s'identifier à lui ? Il se sentait responsable
de la mort de Claggart, le voici coupable de celle de Billy. "Grâce,
beauté, bonté, c'est à moi qu'il revient de vous détruire."
Le mystère de la bonté
serait-il l'alpha et l'oméga de Billy Budd ? D'aucuns se satisferont
peut-être de cette énigme pour "théologiens psychologues"
comme dirait Vere, qui consacre en Billy une figure christique, mais avec
la naïveté d'Adam avant la chute. L'opéra ne nous dévoile
rien de la rencontre en tête à tête au cours de laquelle
le capitaine Vere lui communique la sentence du tribunal. Toutefois, les
dernières paroles de Billy à Dansker nous laissent entrevoir
la teneur de leur échange : "Mais il fallait que je l'abatte,
ce Jemmy Legs... c'est la fatalité. Et le capitaine Vere, il a dû
m'abattre moi... la Fatalité. On est vraiment dans le pétrin,
lui et moi, et on a grand besoin d'être forts, mais moi, mes problèmes
seront bientôt finis, alors je pourrais plus longtemps l'aider à
sortir du sien." Sera-t-il son ange gardien ? Ces paroles trouvent
un écho dans l'opéra où, lors de la brève entrevue
qui précède la catastrophe, dans la cabine du capitaine,
Billy répète ses paroles du premier acte : "Je serai prêt
à mourir pour vous", et ajoute : "je prendrai soin de vous,
je prendrai bien soin de vous". Billy souhaite occuper le poste de
patron de chaloupe, mais il est difficile de croire que la portée
de ses paroles ne va pas bien au-delà... Le mystère reste
entier. Le vieux capitaine qui reprend la parole dans l'épilogue
ne semble toujours pas comprendre ce qui s'est passé : "Car j'aurais
pu le sauver, j'aurais pu le sauver. Il le savait, ses camarades eux-mêmes
le savaient, même si les lois terrestres leur imposèrent le
silence. Oh, qu'ai-je fait ? Oh, qu'ai-je fait ? Mais lui m'a sauvé,
et m'a béni, et l'amour qui passe tout entendement est venu jusqu'à
moi" et lui a transmis cet espoir qui habitait Billy avant son exécution,
que le capitaine exprime en reprenant exactement la même image (je
souligne) :
"J'étais perdu sur la mer
infinie, mais j'ai aperçu une voile dans la tempête, la
voile qui brille tout là-bas, et je suis satisfait. J'ai vu où
elle va. Il est un pays ["Elle a ses propres terres" disait Billy]
où elle s'ancrera à jamais."
Le capitaine aurait pu devenir le héros
de cette histoire, mais il a laissé passer cette chance ; en fin
de compte, Billy pourrait bien être le seul véritable acteur
du drame. Quelque chose de l'ordre de la communion semble s'être
produit lors de cet ultime échange et les librettistes ont eu mille
fois raisons de lui conserver son mystère. William Auden a vu cette
ellipse comme une faiblesse, estimant que Britten aurait dû y remédier
en écrivant un duo pour le capitaine et Billy (25).
Je crois, au contraire, qu'en confisquant l'imagination du spectateur,
il aurait trahi l'esprit même de l'oeuvre et briser sa magie. Encore
faut-il vouloir laisser vagabonder son imagination...
Le symbolisme tonal de Britten
Après le succès de Peter
Grimes (1945), dont les magnifiques préludes et interludes marins
(Sea Interludes) laissaient entrevoir ses talents de symphoniste, Britten
s'est lancé dans la création d'opéra de chambres,
limitant volontairement les ressources orchestrales du Rape of Lucretia
(1946)
et d'Albert Herring (1947). Billy Budd renoue avec une écriture
symphonique et convoque des effectifs nourris, particulièrement
dans les pupitres des vents (notons le rôle majeur du saxophone alto
dont le timbre est associé à la souffrance). Mais, au-delà
d'une analogie superficielle entre la structure initiale de l'opéra
et le plan en quatre mouvements de la symphonie, ce qui vaut à l'opéra
l'épithète "symphonique", c'est sa force thématique
et la qualité de son développement musical. La structure
motivique de la partition est infiniment plus tendue que celle de Peter
Grimes ou des opéras de chambre qui ont suivi : elle suggère
un huis-clos étouffant, à la limite de la claustrophobie,
et qui connaîtra son paroxysme dans The Turn of the Screw
(1954). Cette atmosphère musicale confinée et pesante traduit
à la fois l'aliénation des protagonistes, piégés
par leur destin sur ce navire, et la routine assommante, inéluctable,
à laquelle est réduit l'ensemble de l'équipage. Britten
contrebalance la grisaille censée représenter la monotonie
de la vie à bord avec des pages beaucoup plus colorées :
par exemple les chansons de marin du premier acte (scène 3), qui
font penser aux choeurs de Peter Grimes et, bien sûr, la poursuite
du vaisseau français (acte II, scène 1). Cet épisode
spectaculaire, climax de la partition, révèle, en outre,
le degré de frustration des matelots dont l'amertume rend le climat
encore plus lourd, mais il permet aussi d'introduire le brouillard qui
masque l'ennemi et s'insinue dans la conscience du capitaine. Enfin, c'est
la seule occasion pour ce dernier d'apparaître en homme d'action,
à l'autorité incontestable - ce que montrait davantage la
première version de l'opéra où le premier acte s'achevait
sur la harangue que le capitaine adressait à tout l'équipage.
Mais ce qui frappe le plus, dans la
technique de composition de Britten, c'est l'association de certaines tonalités,
utilisées comme des symboles, avec des situations, des événements
dramatiques ou des concepts bien précis. Ce symbolisme tonal (utilisé
dans quelques pièces antérieures) connaît un développement
considérable dans Billy Budd où il est en quelque sorte systématisé
et structure l'ensemble de l'oeuvre. Ce sera un des moyens d'expression
privilégiés de Britten, qui l'affinera en particulier dans
The
Turn of the Screw, A Midsummer Night's Dream (1960), les Church
Parables et Death in Venice (1972). L'exemple le plus remarquable
est sans aucun doute la tonalité de La majeur, associée,
depuis au moins 1939 (Young Apollo), à la beauté et
à l'innocence (parfois de façon ironique comme dans le choeur
des pêcheurs dans l'acte I de Peter Grimes ou dans l'air "Tom,
Tom, the piper's son" du Turn of the Screw), deux idées chères
au compositeur et qui se trouvent encore plus intimement liées dans
Billy Budd, mais aussi, dès 1942, dans l'air de soprano "Dear white
children" de l'Hymn to St Cecilia et que nous retrouverons plus
tard dans le personnage de Tadzio (Death in Venice).
Le déploiement symbolique de
zones tonales crée un réseau d'allusions (parfois directes,
mais le plus souvent ambiguës) qui permet de traduire par le biais
d'un processus de suggestion musicale ce que Forster appelle, à
propos de Moby Dick, "la chanson prophétique" de Melville,
qui "sourd dans l'action et la moralité de surface comme un courant
sous-jacent" et "siège en dehors des mots" (26)
:
ces résonances, ces vibrations indéfinissables et souvent
inquiétantes qui entourent les mots, ce je ne sais quoi qui trouble
imperceptiblement la surface des événements apparemment les
plus simples et les plus limpides. La tonalité fonctionne à
un double niveau dans Billy Budd : d'une part, comme structure musicale
purement abstraite, elle confère à l'oeuvre une unité
sur une large échelle ; d'autre part, elle agit comme un schéma
symbolique dans lequel des allusions peuvent être, à un niveau
plus local, reliées aux implications musico-dramatiques plus larges
des tonalités concernées. Cette complémentarité
justifie, elle aussi, le fait que l'on parle du caractère "symphonique"
de Billy Budd.
La tonalité qui pourrait être
considérée comme la "tonique" de l'opéra, Si
bémol majeur, apparaît dès le prologue dans un conflit
semi-tonal avec Si mineur, conflit qui ne sera finalement résolu
que dans l'Épilogue. On peut voir dans cette tension semi -tonale
la traduction musicale de l'instabilité psychologique du capitaine
Vere, d'humeur changeante et souvent en proie au doute, à l'indécision.
Ainsi, lorsqu'il exprime sa confusion et sa perplexité, sa ligne
vocale oscille entre Si bémol majeur et Si naturel.
Britten utilisera de plus en plus souvent ces conflits semi-tonaux dans
les années 50. Si bémol majeur ne symbolise pas la
bonté, qui se voit attribuer la tonalité de la beauté
: La majeur, deux qualités dès lors inséparables ("Ô
grâce, ô beauté, ô bonté", la triade
ne sera jamais dissociée). Si bémol majeur est en
fait associé à deux concepts plus spécifiques : le
salut et la réconciliation, dans des contextes identiques. Ainsi,
la cadence sereine sur un accord de Si bémol majeur qui suit
immédiatement les mots du Capitaine dans le Prologue : "Qui m'a
sauvé ?" annonce la résolution finale de l'Épilogue
sur les mots "Il est un pays où elle s'ancrera à jamais."
A certains moments, l'usage de Si bémol majeur est volontairement
ambigu, principalement parce que le motif représentant l'autorité
du capitaine est également associé à cette tonalité.
Ainsi, le capitaine glisse subrepticement du Si bémol mineur
de ses préoccupations à un simple accord de Si bémol
majeur lorsqu'il commande aux officiers de donner l'ordre d'arrêter
le combat (acte II, scène 1). L'instant d'après, il suffit
également d'une simple distorsion chromatique du motif de l'autorité,
toujours en Si bémol majeur, pour signifier le travail de
sape de la discipline par la mutinerie : "[...] Ces louis d'or, furtivement,
en pleine nuit, il les a proposés à un Novice." (Claggart).
La même tonalité se trouve associée à la fois
au salut et à l'autorité parce que Vere trouve son salut
dans la fuite de ses responsabilités d'homme en se réfugiant
derrière l'autorité qu'il est censé représenter
et dont il doit appliquer la loi.
Si la tonique de l'opéra est
Si
bémol majeur, c'est Fa, à la fois dans ses formes
mineure et majeure, qui domine l'action et peut être considéré
comme la tonalité "dominante" de l'opéra. Fa mineur
est d'emblée associé au Mal - quand Vere chante les mots
"imperfection dans l'image divine", sa ligne flirte clairement avec
cette tonalité - avant de devenir la signature de Claggart, consacrant
la nature maléfique du maître d'armes, dès l'arioso
coléreux où s'expriment sa misanthropie et sa noirceur (Acte
I, scène 1), après que les Officiers l'ont chargé
de surveiller Billy. Mais la musique ne se contente pas d'amplifier le
texte, elle agit également de façon autonome et influence
notre lecture du drame. Lors du procès, nous sommes concentrés
sur le sort de Billy et déroutés par le comportement du capitaine
: ils retiennent toute notre attention et il est probable que personne
ne songe alors à John Claggart. Il est pourtant omniprésent
et hante toute la scène grâce à la tonalité
de Fa mineur qui suggère, au moins en apparence, sa victoire.
Le motif qui représente l'accusation de meurtre est très
clairement issu du motif du maître d'armes tel qu'il se fait entendre
lorsqu'il calomnie le jeune marin ; le verdict tombe sur la moitié
grave de l'accord en Fa mineur de Claggart et la résignation
du capitaine ("J'accepte leur verdict") s'exprime dans la même
tonalité. En revanche, un infléchissement remarquable s'esquisse
lorsque Vere entre dans la cabine adjacente pour communiquer à Billy
l'issue du procès. Nous ne savons rien de cette entrevue et l'ellipse
densifie encore le mystère qui caractérise la fin de l'opéra.
Or, la tonalité de Fa mineur est progressivement supplantée
par celle de Fa majeur : chacun des accords lumineux qui accompagnent
cette rencontre invisible harmonise une des notes de l'accord en Fa
majeur et la balade de Billy aux fers s'ancre, elle aussi, dans cette tonalité.
La voie est donc toute tracée pour la réalisation finale
de Si bémol majeur, la tonalité du salut et de la réconciliation,
qui se révèle également le signe de la défaite
de Claggart durant la brève délibération des officiers
en l'absence de Vere, lorsqu'ils chantent : "Pauvre gars, qui pourrait
le sauver ?" (paroles équivoques qui résonnent aussi
comme un écho ironique à l'angoisse du capitaine). Assimilé
au personnage du capitaine dès le premier acte, la tonalité
de Do majeur semble avoir été choisie pour traduire la simplicité
et le côté rassurant du "Starry Vere" auquel l'équipage
fait une confiance aveugle ; par contre, durant le procès, Britten
semble plutôt associer la trivialité de Do majeur à
la médiocrité et à la faiblesse du capitaine, qui
se retranche lâchement derrière son uniforme.
Tout au long de l'opéra, les
tensions entre les tonalités semblent donc réfléchir
l'évolution des rapports de force entre les personnages. Cette confrontation
tonale associée aux protagonistes révèle une architecture
admirablement conçue : le La majeur incarnant la beauté et
l'innocence de Billy se trouve à mi-chemin des tonalités
de Claggart et de Vere. L'harmonisation des notes Fa - La - Do dans
l'interlude qui suit la scène du procès s'apparente dès
lors à une forme de récapitulation, un rappel de la distribution
des trois rôles principaux par le biais de leur symbolisme tonal.
Ce n'est bien sûr pas un hasard si l'ambivalence des sentiments de
Claggart est suggérée dans une aria en La majeur
: le maître d'armes est sous l'emprise du Beau Marin qui menace son
intégrité, son identité. Il est à noter que
le sixième degré de l'échelle de La majeur
(fa #), prééminent dans le monologue, était déjà
audible dans la remarque admirative du maître d'armes : "Joli coup,
mon garçon". Britten atteint le paroxysme de l'ironie et de l'équivoque
lorsque Claggart accuse Billy - "Il y a un homme dangereux à
bord" - sur une musique en La majeur : la beauté et l'innocence
de Billy représentent effectivement une menace, mais uniquement
pour le maître d'arme.
Bernard Schreuders
1. H. Halbreich, "Ce
siècle aura cent ans (XIV) : Et L'Opéra ? (2ème partie)"
in Crescendo n° 45, février-mars 2000, p. 16.
2. Cet dernier éclairage
reprend, en substance, la brillante analyse que Mervin Cook a publiée
dans Benjamin Britten : Billy Budd. Cambridge University Press,
1993 (chapter 6).
3. Afin sans doute d'éviter
la redondance, Josée Bégaud (L'Avant-Scène Opéra,
n°158) traduit "beauty" par
" beauté de l'âme"
et "handsomeness" par "beauté du corps". Mais si "beauty" doit se
comprendre comme la beauté morale, c'est "goodness" qui paraît
alors redondant. Dominique Fernandez esquive le problème en parlant
de "beauté" et d' "élégance" - "handsomeness" désigne
la beauté masculine ("Un opéra sans femmes" dans L'Avant-Scène
Opéra, n° 158, p. 112). Le terme "beauty" s'emploie également
pour désigner "a special grace or charm" (Standard Dictionary
of the english language combined with Britannica World Language Dictionary.
New York, Funk and Wagnalls Company, 1964, sub verbo beauty) ; en
l'occurrence, ne pourrait-il pas désigner, au-delà de la
beauté du corps, cette grâce particulière qui émane
des moindres gestes de Billy, de ses sourires et qui imprègne ses
paroles, son chant ?
4. Lors de l'incident inventé
par les librettistes et au cours duquel Billy surprend et corrige Squeak,
qui fouinait dans ses affaires, Claggart s'adresse à lui en souriant
: "Joli coup, mon garçon. Joli coup bien digne d'un joli garçon,
qui plus est." (Acte I, scène 3).
5. H. Melville, Billy
Budd. Paris, Gallimard, coll. "L'Imaginaire", p.81. Afin de ne pas
alourdir le texte de notes, je n'indiquerai pas la pagination des autres
extraits.
6.L'Avant-Scène
Opéra, n°158, p. 112.
7. "sweet" signifie "mignon"
en parlant des enfants, or Billy n'est-il par surnommé "baby" par
tout l'équipage ? Par ailleurs, "pleasant" a aussi le sens de "charmant",
Josée Bégaud élude ces deux allusions au physique
de Billy en traduisant simplement par "bon petit gars". Pierre Leyris préfère
l'expression, plutôt maladroite, de "charmant jeune gars gentil tout
plein" (voir plus loin).
8. Il avait déclaré
forfait, la tessiture du rôle étant trop aigüe pour lui.
Il campa finalement Mr Flint lors de la création et Claggart dans
des productions ultérieures.
9. Les commentaires de Britten
et Forster sont repris par Philip Brett dans la notice qui accompagne l'enregistrement
de la création ( 1er décembre 1951), publié chez VAI
Audio (VAIA 1034-3, 3 CD). Il faut entendre la balade de Billy par Theodor
Uppman : les micros ont réussi à préserver la candeur,
l'émotion extraordinaires de son chant.
10. Thomas Allen en 1989,
à New-York (il avait encore chanté le rôle l'année
précédente à l'English National Opera). L'excellent
baryton anglais a longtemps et vaillamment défendu le rôle
de Billy Budd et partageait déjà la vedette en 1972 avec
le séduisant Russel Smythe au New Theatre de Cardiff. Mais dès
1982 (Covent Garden), sa maturité et son physique banal ruinent
totalement la crédibilité du personnage. Theodor Uppman a,
quant à lui, repris le rôle en 1970, à cinquante et
un ans ! Sauf à croire que sa beauté et sa fraîcheur
aient été immarcescibles, il ne devait certainement pas être
plus convaincant que Thomas Allen dans les années 80.
11. Émission radiophonique
de la BBC, citée dans Benjamin Britten : Billy Budd, op.
cit., p.28.
12. Benjamin Britten :
Billy Budd. Cambridge University Press, p.26-7.
13. "ce teint (...) semblait
suggérer qu'il y avait quelque chose de défectueux ou d'anormal
dans sa constitution et dans son sang." (Billy Budd, p. 62)
14. Billy Budd (1962),
avec Peter Ustinov dans le rôle de Vere. Beau travail, le
film de Claire Denis, lui aussi inspiré de Billy Budd, reprend certains
choeurs de l'opéra. Cette adaptation libre transpose l'action au
coeur du désert de la légion étrangère et souligne
davantage encore son climat homo sensuel. C'est un Grégoire Colin
au corps musclé et bronzé qui incarne le double de Billy.
15. Benjamin Britten :
Billy Budd, Op. cit., p. 61.
16. W. H. Auden, The Enchafèd
Flood, or The Romantic Iconography of the Sea. New-York, 1949, p.146.
17. Benjamin Britten :
Billy Budd, Op. cit., p. 167
18. Premier maire ouvertement
gay élu aux USA qui inspira l'opéra éponyme de Stewart
Wallace.
19. "Je n'ai jamais été
content (et je me rends compte maintenant que Morgan a la même impression)
avec la fin actuelle de l'acte I. Vere haranguant l'équipage, ça
ne sonne pas juste" expliquait Britten à Crozier (Benjamin Britten
: Billy Budd, Op. cit., p.75). Il n'est guère étonnant
que Britten exprime des réticences face à ce triomphe un
peu trop pharaonique et surfait. Ce sermon avait sa place dans un grand
opéra en quatre actes, mais pas dans un opéra plus court,
en deux actes, où il introduit une solution de continuité
et un climax prématuré qui entame l'impact de la bataille
navale, à mon sens, autrement réussie. En outre, l'enregistrement
de la création, le témoignage de Theodor Uppman ainsi qu'une
lettre de Peter Pears, où il confesse son anxiété
face aux exigences du rôle, démontrent à l'évidence
que ce morceau de bravoure exige une nature vocale qu'il ne possédait
pas. Il faut une autre étoffe pour affronter les choeurs et les
sonorités clinquantes de cette scène.
20. The Observer,
2 mai 1965, cité dans Benjamin Britten : Billy Budd, Op.
cit., p.142.
21. Benjamin Britten :
Billy Budd, Op. cit., p. 29.
22. Idem, p.157.
23. Ibidem.
24. Ibidem.
25. Benjamin Britten :
Billy Budd, Op. cit., p. 156.
26. E. M. Forster, Aspects
of the Novel. Harmondsworth : Penguin, 1976, p.126-8