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La Fille d'Hérodiade entra, dansa et plut à Hérode....
par Vincent Deloge
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Photo - Salomé portant la tête de
Baptiste
(Michelangela Caravaggio)
Le mythe de Salomé a été, nous le savons, une inspiration constante pour les peintres, les poètes et les musiciens occidentaux. Nous nous proposons ici de revenir à la source, c'est-à-dire aux textes bibliques qui ont fondé la légende et suscité par la suite tant d'œuvres de création. L'occasion nous est ainsi donnée de démontrer qu'un épisode simplement esquissé dans les
Écritures a pu, tout d'abord dans un but de mise en garde et d'éducation des masses puis pour servir le génie créateur de quelques uns des plus grands écrivains du XIXe siècle, se transformer en l'un des mythes les plus troublants de notre civilisation, symbole de la féminité orientale à la fois envoûtante et lascive, capable d'alimenter tous les fantasmes.
Il nous paraît utile dans un premier temps de situer les principaux protagonistes du drame. Hérode Antipas, tétrarque de Galilée, était le fils d'Hérode le Grand, le sinistre despote qui avait reçu les rois Mages et ordonné ensuite le massacre des Saints Innocents. Bien différent de son père, c'était un roi qui, selon l'historien romain Flavius Joséphe, aimait la tranquillité. Ce n'était pas pour autant un agneau et Saint Luc le décrivait même plutôt comme un renard.
Selon la tradition chrétienne, Hérode fit arrêter le prophète Jean-Baptiste car celui-ci dénonçait son adultère et proclamait qu'il ne lui était pas permis de prendre pour femme Hérodiade, l'épouse de son propre frère. C'est ainsi qu'on peut lire dans l'Evangile selon Saint Luc (III, 19-20) :
Mais Hérode, le tétrarque, prouvé coupable par lui au sujet d'Hérodiade, la femme de son frère, et de tous les méfaits qu'Hérode avait commis, ajouta encore à tous celui de faire enfermer Jean en prison. |
Pour Flavius Joséphe cependant, les raisons étaient tout autres : Hérode redoutait en fait que Jean profitât de son ascendant sur les foules fascinées par son discours pour les entraîner à la révolte. Le prophète resta enfermé dix mois mais le tétrarque veillait sur sa vie. Il semble en effet qu'Hérode, dans un premier temps, ait entretenu vis à vis du prophète une attitude assez ambiguë, s'efforçant de la protéger en dépit de la gêne que sa présence pouvait lui occasionner. Après l'avoir fait mettre en prison, il venait fréquemment s'entretenir avec lui et, selon les textes, ressortait de ces entretiens un étonnant mélange de plaisir et de perplexité. Jean-Baptiste avait en revanche suscité la haine féroce d'Hérodiade en condamnant sa conduite au nom de la loi juive qui interdisait d'épouser la femme de son frère. Il faut dire que, petite-fille d'Hérode le Grand, Hérodiade était tout à la fois la nièce d'Hérode Antipas et sa belle-sœur, et que pour l'épouser, il avait dû non seulement la faire divorcer mais aussi répudier sa propre femme...
Ce n'est en définitive qu'aux alentours du mois de mars 29 que le prophète fut mis à mort, dans la citadelle de Machaerous, au bord de la Mer Noire. Tout ceci remet sérieusement en cause la thèse politique puisque l'on imagine mal, face à un risque de sédition, le souverain surseoir aussi longtemps à l'exécution. Le prophète aurait-il donc été victime de la rancune tenace d'Hérodiade ? Examinons ici les textes bibliques.
L'épisode de la décollation de Jean-Baptiste, comprenant le récit de la danse de Salomé, n'est mentionné que par deux des quatre évangélistes, Matthieu et Marc, et leur récit se révèle assez succinct. Citons d'abord Matthieu (XIV, 1-12) :
En ce temps-là, le tétrarque Hérode apprit la renommée de Jésus et dit à ses familiers : "C'est Jean-Baptiste! Il est ressuscité des morts ; voilà pourquoi se manifeste en lui le pouvoir des miracles". |
En effet, Hérode avait fait arrêter Jean, l'avait fait enchaîner et jeter en prison, à cause d'Hérodiade, la femme de son frère Philippe ; car Jean lui disait : "Il ne t'est pas permis de l'avoir pour femme". Hérode aurait bien voulu le faire mourir, mais il avait peur de la foule qui tenait Jean pour un prophète.
Or, quand vint l'anniversaire d'Hérode, la fille d'Hérodiade entra, dansa en public et plut à Hérode. Aussi s'engagea-t-il par serment à lui donner tout ce qu'elle demanderait. Elle répondit, à l'instigation de sa mère: "Donne-moi ici, sur un plat, la tête de Jean-Baptiste". Le roi en fut attristé ; mais à cause de son serment et des convives, il commanda de la lui donner et envoya décapiter Jean dans sa prison. Sa tête fut apportée sur un plat et donnée à la jeune fille, qui l'apporta à sa mère. Les disciples de Jean vinrent prendre le cadavre et l'ensevelirent ; puis ils allèrent informer Jésus.
On notera que le nom de Salomé n'est pas même mentionné ici et que la jeune fille n'apparaît dans ce récit que comme le pâle instrument de la vengeance de sa mère. Elle semble tout aussi incolore et manipulée chez Marc (VI, 14-29) :
Le roi Hérode entendit parler de Jésus, car son nom était devenu célèbre, et l'on disait : "C'est Jean-Baptiste ressuscité d'entre les morts ; voilà pourquoi se manifeste en lui le pouvoir des miracles". D'autres disaient : "C'est Elie". D'autres encore : "C'est un prophète comme les autres prophètes". Entendant ces mots, Hérode disait : "C'est Jean que j'ai fait décapiter. Il est ressuscité".
En effet, Hérode avait fait arrêter Jean, l'avait fait charger de chaînes et jeté en prison, à cause d'Hérodiade, la femme de son frère Philippe, qu'il avait épousée. Car Jean disait à Hérode : "Il ne t'es pas permis d'avoir la femme de ton frère". Ainsi Hérodiade le haïssait-elle et elle aurait bien voulu le faire mourir,
mais elle ne le pouvait pas, car Hérode craignait Jean, sachant que c'était un homme juste et sain, et il le protégeait. Quand il l'avait entendu, il restait fort perplexe, et cependant il l'écoutait avec plaisir.
Mais vint un jour propice, lorsque Hérode, pour son anniversaire, donnait un banquet à ses dignitaires, à ses officiers et aux notables de Galilée. La fille d'Hérodiade entra, dansa et plut à Hérode et à ses convives. Le roi dit alors à la jeune fille : "Demande-moi ce que tu voudras et je te le donnerai". Et il lui en fit serment : "Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume". Elle sortit donc et dit à sa mère : "Que dois je demander ?". Celle-ci répondit : "La tête de Jean-Baptiste". En toute hâte, elle revint auprès du roi et lui fit cette demande : "Je veux qu'à l'instant tu me donnes sur un plat la tête de Jean-Baptiste". Le roi fut contristé, mais à cause de son serment et des convives, il ne voulut pas refuser. Et aussitôt il envoya un garde avec l'ordre d'apporter la tête de Jean. Celui-ci alla le décapiter dans sa prison, puis il apporta la tête sur un plat, la donna à la jeune fille et la jeune fille la donna à sa mère. A cette nouvelle, les disciples de
Jean vinrent prendre son cadavre et le mirent au tombeau. |
On le voit, le récit est laconique et peut se résumer ainsi : le jour de l'anniversaire d'Hérode, la fille (anonyme) d'Hérodiade dansa et plut au tétrarque. Il s'engagea à lui donner tout ce qu'elle exigerait. A l'instigation de sa mère, elle réclama la tête de Jean-Baptiste sur un plat et l'obtint. On notera qu'on ne trouve ici aucune imagerie : la princesse n'est qu'une pâle silhouette, manipulée par sa mère ; nous ne connaissons ni son nom ni son âge ; elle n'a sans doute jamais rencontré le prophète auparavant et donc elle n'a pas été susceptible de succomber à l'attrait de sa parole (de même qu'il n'est nullement question de la citerne de Jean). Celle que l'on n'a pas encore identifiée comme Salomé n'est donc ici, comme l'a écrit Elizabeth Antébi, que "pur instrument innocent" et le crime est, en ce qui la concerne, dénué de toute préméditation.
Il est fort possible que cet épisode biblique ait été au moins partiellement inspiré par les récits des chroniqueurs romains. Flavius Joséphe, l'historien du peuple juif, a mentionné l'exécution en la présentant donc comme un crime politique et il fut surtout le premier à nommer Salomé. Le personnage se dote dès lors d'une biographie puisque nous savons que Salomé, fille d'Hérodiade et de son premier époux Hérode Philippe, épousa son oncle Philippe, tétrarque de l'Iturée, puis le roi de la Petite Arménie, Aristobule III, qui lui donna trois garçons. Elle mourut en 72 et il est donc probable qu'au moment de la décapitation de Jean Baptiste, elle était très jeune encore.
Pour autant, le mythe n'est pas encore créé et l'Histoire commence à tousser : il est peu vraisemblable en effet selon les spécialistes qu'une princesse ait pu danser seule devant un banquet d'hommes, ceci étant contraire aux usages supposés de la cour de Galilée, quand bien même il s'agirait comme l'affirme Renan dans sa
Vie de Jésus d'une danse de caractère "qu'on ne considère pas en Syrie comme messéante à une personne distinguée". Le mythe de Salomé semble être avant tout l'œuvre des Pères et des Docteurs de l'Eglise qui ajoutèrent au récit des détails chorégraphiques destinés à inspirer aux croyants le dégoût de la danse en même temps que celui de la séduction féminine. Dans un but très clair d'éducation des masses, il était nécessaire que la princesse apparaisse impudique, cruelle et lascive. Saint Ambroise, par exemple, l'un des grands moralistes chrétiens du IVe siècle, se fit un devoir de préciser que la danse dévoilait "les parties de son corps que les mœurs apprennent à cacher". Quelle horreur cela devait-il inspirer aux consciences chrétiennes du Moyen-Age ! Le mythe avait pris son envol mais allait s'enrichir au XIXe siècle chez les auteurs germaniques de l'amour de Salomé pour Jean-Baptiste et du scandaleux baiser à la tête coupée, avant qu'Oscar Wilde n'invente l'expression de la Danse des sept voiles, mais je laisse à Camille de
Rijck le soin de détailler ces diverses sources littéraires. Pour terminer, il paraît également intéressant d'envisager, comme l'a fait Mireille Dottin-Orsini, Salomé comme un instrument nécessaire à l'accomplissement de la prophétie. Pour permettre l'avènement de Jésus, il était nécessaire que celui qui avait été son annonciateur et qui possédait un ascendant considérable sur les masses, disparaisse. Jean-Baptiste l'avait lui-même annoncé : "Il faut qu'il croisse et que je diminue". Salomé, dans cette optique, aurait simplement joué son rôle dans l'accomplissement des Ecritures, comme allait le faire un autre réprouvé, Judas...
Vincent Deloge
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