Bruno Peeters en saint Jean-Baptiste,
une oeuvre résolument anonyme
La Mort, l’Amour et la Princesse
Salomé et Turandot : deux immenses chefs-d’œuvres de l’opéra du XXème siècle. Strauss et Puccini, compositeurs-phares de l’univers lyrique. A priori, peu de relations entre ces ouvrages, créés respectivement en 1905 et 1926, sinon deux grands rôles de sopranos dramatiques et deux opéras inscrits au répertoire international. Et pourtant…
Attirance/fascination
Elles sont seules, égarées dans une cour luxuriante, luxurieuse, riche d’ors et de parures écrasantes. Elles ont tous pouvoirs, filles héritières d’empire. Cette opulence omniprésente, précisément, les étouffe. Traditionnelles, elles ne trouveront qu’un seul échappatoire : la cruauté, sentiment connu et naturel et élément ambiant de leur éducation. Elles ont un « mélange explosif de sexualité débridée et de cruauté sadique , tout en illustrant le thème de monstre-femelle, de la femme qui attire et dévore l’homme » (Jean-Michel Brèque). Avant tout, elles sont fascinées. Iochanaan et Calaf sont des héros perturbateurs. Par leur beauté, leur étrangeté, leur différence, ils apportent une nouveauté subite au monde régissant les princesses, un repoussoir au décor craquant de leur milieu, une porte ouverte sur l’Inconnu, sur un autre univers. Toutes deux, horrifiées par la découverte d’un amour interdit, s’abîmeront dans une Liebestod dévastatrice et similaire et, en quelque sorte, suicidaire.
L’oppression du décor
Du lever à la chute du rideau, le spectateur est saisi par l’extraordinaire impact du décor. Comme dans la littérature de fantasy, le décor occulte quasiment l’intrigue : de Turandot, il retient la Chine hiératique, de Salomé la salle de banquet d’Hérode. Deux cadres impressionnants, indélébiles. Bien conscients de leur force, les compositeurs mettront leur fabuleuse technique instrumentale au service de cette gigantesque boîte picturale qui entourera et fera vivre les protagonistes. Où la Chine rejoint la Palestine en tant qu’aliment fatidique, que source nourricière et perfide d’une action sinon inconcevable. Les décors, l’ambiance dramatique, quasi-fantastique, sont sublimés par les éclairages, très importants. Et avant tout les constantes et étranges illuminations lunaires. Notre satellite joue un rôle capital dans les deux partitions, reflétant l’héroïne. « On dirait une fleur d’argent, froide et chaste » (Salomé), « O exsangue, ô blafarde, ô taciturne, ô blême amante des morts » (Turandot), paroles interchangeables et révélatrices. La lune est chaude et froide en même temps. Le corps de Iochanaan est « chaste comme la lune » et les cimetières pékinois attendent une « funèbre clarté ». Il y aurait lieu à épiloguer sur ce sujet.
Deux princesses face à…
Façonnées, encadrées, envoûtées par leur milieu et le cadre fastueux qui les conditionne, les deux princesses sont bien proches. En leur solitude et leur soif de nouveauté, avouée ou non. L’immense arche de leur inéluctable destinée se verra un instant suspendue par un événement exceptionnel et consciemment amené : la danse des sept voiles et la scène des énigmes. Mais cette « force du destin » sera terrible. La fascination que depuis le début elles exercent (sur Narraboth/Iochanaan ou Calaf/Liu) ne pourra aboutir que par la mort, physique ou mémorielle. Par-delà cette mort, elles trouveront l’accomplissement total, par la destruction. Vierges, elles cherchent désespérément l’identité qui les nommera. Ce nom que caresse Salomé et exige Turandot. Toutes deux, inconsciemment ( ?) confondent amour et mort. Et les scènes finales, même si celle de Turandot est inaboutie, ne seront que des « morts d’amour » désespérées. La terreur d’Hérode rejoint celle des ministres Ping, Pang et Pong : devant la pureté de l’amour dévoilé devant eux, ils s’épouvantent et s’affolent. La trajectoire des princesses les dépasse, et se lance au-delà de leur pensée étriquée, de leur univers matérialiste. Hérode ne voit que la beauté du corps de Salomé, et les ministres ne rêvent qu’à leur petit foyer domestique. Les mondes se disloquent, et les princesses s’éloignent en tournant leur regard vers l’aboutissement de leur jeune vie.
… l’inaccessible aimé
Au comble de l’extase et de la frénésie amoureuse, Calaf veut Turandot, sans autre justification. Tout comme Salomé désirera Iochanaan, non pour obéir à Hérodias, mais pour elle. Pulsion égocentrique qui pourrait augurer d’une rencontre uchronique entre Calaf et Salomé. Tout est baigné dans une atmosphère d’orgasme contenu et de saveur de mort. Jamais l’équation Eros/Thanatos n’aura été plus pertinente et savamment orchestrée. Le Prince ennemi/inconnu et le Prophète annonciateur/injurieux n’existent peut-être que pour révéler aux princesses leur finalité. Et leur regard terrible fera que l’un des couples se manquera et l’autre se rencontrera.
Embras(s)ement final
Au-delà des énigmes dévoilantes, au-delà d’une danse peu solemnelle, et transcendant ces évènements mêmes, Turandot et Salomé se révèleront, à l’aimé et à elle-même. Par un immense baiser.
- Salomé : « Moi je vis encore, mais toi tu es mort. »
- Turandot : « Ton baiser, c’est ma vie. »
Ce baiser tuera Salomé, physiquement, malgré le ricanement héritier de sa mère (qui avait ri face au Christ). Ce baiser tuera Turandot aussi, du moins la Turandot issue de la Princesse violée Lo-u-ling, et la fera renaître en abolissant un passé que Salomé n’aurait pu concevoir, n’en ayant aucun. Toutes deux découvriront l’Amour à travers la Mort, toutes deux se seront révélées grâce à une aventure unique. Et auront vécu jusqu’au bout ce qu’elles pressentaient…
Bruno
Peeters