Photo - le jeune Bellini
Un mal prémonitoire ?
Auréolé du triomphe de I Capuleti e
i Montecchi au Gran Teatro La Fenice de Venise, Vincenzo Bellini s’en
revenait à Milan, son port d’attache en quelque sorte. C’est
là qu’il fut frappé par la maladie, une « terrible fièvre
inflammatoire gastro-biliaire », selon ses termes. Certains
biographes l’ont imputée à la tension extrême que Bellini
connut autour de la préparation de son dernier opéra, sur lequel
il travaillait « dix heures de suite le matin et quatre autres
heures le soir » ! ! Maria Rosaria Adamo n’y va pas par
quatre chemins, déclarant : « l’organisme avait montré son
point faible : l’altération des fonctions intestinales, en
réponse à des sollicitations nerveuses d’une grande
intensité ». La tension nerveuse atteignait son paroxysme
lors de la création d’un opéra, et lorsque le succès la faisait
retomber, c’était l’homme qui s’effondrait ! et M. R. Adamo
illustre son propos, rappelant les « pleurs convulsifs »
de la création de Il Pirata et le quasi évanouissement de La
Straniera. Enfin, la biographe conclut « ce sera la même
chose , lorsque le retour du mal le conduira à la mort. »
Tout cela est fort possible car malgré le mystère entourant la
terrible fin prématurée du Génie, les organes responsables sont
ceux-là... mais n’anticipons pas sur la cinquième et dernier
volet de cet hommage, déjà suffisamment triste...
La crise éclate le 21 mai 1830 et le
1er juillet, le pauvre Vincenzo est toujours convalescent, comme il
l’écrit de Moltrasio, sur le Lac de Côme, disant de sa maladie
qu’« elle pouvait être la dernière s[‘il] n’étai[t]
pas bien assisté et soigné ».
« Soigné », il l’était,
et même plus que cela, si l’on peut dire... car sa belle
hôtesse, Giuditta Turina n’était pas que la maîtresse des lieux…
Durant cette période de
convalescence, Vincenzo écrit une lettre à son frère Carmelo et
lui révèle sa conception de vie : se constituer un capital lui
permettant de verser une aide régulière à sa famille, et de vivre
lui-même « sans avoir besoin de la profession ». Ceci
ne pouvant avoir lieu sans épargner, il explique ainsi avec
sincérité et une pointe de tristesse, l’absence d’aide
momentanée à sa famille, ajoutant qu’il compte « encore
quatre ans pour accomplir [s]es désirs. ». Son récent
succès ne lui tourne pas la tête au point de lui faire oublier à
quel point la fortune est changeante mais ces considérations ne
paralysent pas les projets, la Società Crivelli & C. ayant
obtenu la gestion du Teatro alla Scala et du Gran Teatro La Fenice,
lui propose un contrat pour l’automne 1831 et un second pour le
carnaval 1832.
A Milan, outre la Scala, trois autres
théâtres proposaient une saison lyrique : le Teatro Carcano (qui
subsiste aujourd’hui sous le même nom), le Teatro della
Canobbiana (aujourd’hui Teatro Lirico) où sera bientôt créé L’Elisir
d’amore et le Teatro Re (démoli pour céder la place à la
Galleria Vittorio Emanuele).
L’entreprise s’étant assurée la
gestion du Teatro Carcano allait dépasser cette saison-là -et de
beaucoup!- la Scala puisqu’elle s’était assuré le concours de
chanteurs prestigieux comme Rubini et la Pasta... de « 48
choristes », comme dit naïvement une annonce !... et des
maestri Donizetti et Bellini ! Cela promettait une belle
compétition, comme le montre cette lettre de Saverio Mercadante,
écrivant de Madrid à l’ami commun Francesco Florimo : « Je
payerais bien pour être spectateur du concours théâtral qui doit
avoir lieu ce prochain Carnaval à Milan, entre les maestri Bellini,
Pacini, Donizetti, e Rubini, la Pasta, la Pisaroni etc., c’est
pourquoi j’ai chargé un ami de m’informer de tout en détail,
puisque de telles nouvelles m’amusent. ».
Il faut dire que cette époque est le
cœur du romantisme italien et la plupart des chefs-d’œuvres naîtront
précisément entre 1827 (Il Pirata) et cette Caterina Cornaro de
Donizetti (1843), que l’on pourrait définir de dernier opéra
romantique, au sens étroit de la mise en musique de la passion
rêveuse, du dramatisme toujours élégant !
« Ernani, Ernani
!... »
Cet intertitre cite les premiers mots
éperdus que la Donna Elvira de Verdi lance à son bandit bien
aimé : « Ernani, Ernani, involami », le suppliant
de "l’enlever" à l’oppressante cour du vieux
"Silva", selon l’appellation assumée par le duc Don Ruy
Gomes de Silva chez Verdi. Si l’on a été tenté de citer Elvira,
c’est à cause des affres que ce noble Ernani coûta à Bellini,
qui aurait pu l’appeler avec presque autant de ferveur que la
malheureuse Donna Elvira !... la conclusion, d’ailleurs sera
triste car si un Ernani sortit des plumes de Vincenzo Gabussi
(1834), d’Alberto Mazzucato (1843) et de Giuseppe Verdi (1844),
aucune partition du divin Bellini ne porte ce nom !
La pièce de Victor Hugo avait
déclenché lors de sa première en 1830 de telles passions et
controverses que l’on a parlé pour sa création
de « la bataille d’Hernani », bataille opposant
« Classiques » à Romantiques. Hugo et Dumas père avec
Henri III et sa cour lançaient le concept de « drame
romantique », fondant génialement tragédie et comédie.
Bellini, s’enflamme donc naturellement pour ce drame aux fortes
teintes et alors qu’il se reposait à Moltrasio, il écrit à l’éditeur
Cottrau, le 15 juillet 1830 : « L’Hernani me plaît
beaucoup et il plaît également à la Pasta et à Romani, et à
tous ceux qui l’ont lu : au début de septembre, je me mets
au travail. ». Le destin aller en décider autrement et
malheureusement, une lacune dans la correspondance nous prive de
commentaires belliniens sur l’abandon de ce sujet pourtant
bien-aimé. Il nous faut nous contenter de cette lettre du 3 janvier
1831 à son ami Perucchini, dans laquelle Vincenzo explique :
« Savez-vous que je n’écris plus l’Ernani parce que le
sujet devait subir quelques modifications par le fait de la police,
et donc Romani, pour ne pas se compromettre, l’a abandonné, et il
écrit à présent La Sonnambula ossia I Due Fidanzati svizzeri et j’en
ai commencé l’introduction hier à peine : vous voyez que je
dois écrire cet opéra également dans un bref laps de temps ,
devant le donner sur scène au plus tard le 20 février. »
Bien plus tard, en écrivant à
Ricordi en juin 1834, Bellini sera vraiment clair : « N’ai-je
pas écrit La Sonnambula du 11 janvier au 6 mars ? mais ce fut
un hasard, et puis j’avais les idées de mon Ernani qui avait
été interdit »
En 1885, Antonino Amore, biographe
passionné de Vincenzo bellini, découvre dans la maison des
héritiers du compositeur, les manuscrits du fameux Ernani, qui,
ainsi surgis de l’ombre, pouvaient démentir l’opinion selon
laquelle La Sonnambula était un travestissement de l’Ernani. Ces
parties sont un peu maigres, en effet et se composent des
fragments décrits plus bas. Précisons enfin, dans la tentative de
consoler les nostalgiques d’un Ernani bellinien perdu (!) que
le personnage principal était incarné par un mezzo-soprano, ce qui
retire nettement du romantisme à l’histoire !
Une Sinfonia ou ouverture mais comme
elle se base sur un air de Filippo du second acte de Bianca e
Fernando, F. Lippmann serait tenté de la considérer comme une
mouture de l’ouverture de cet opéra, ajoutée pour la reprise
gênoise.
Manuscrit autographe conservé à la
Pierpont Morgant Librery de New York
Duetto poi Terzetto Donna
Elvira-Ernani, poi Don Carlo.
C’est d’abord un Duo
Andante : Ernani : « Muto e deserto speco »,
suivi d’un dialogue et d‘un Allegro auquel participe le roi Don
Carlo, auparavant caché. Don Carlo : Io contemplar
bramai ».
Recitativo Don Carlo-Don Sancio.
Au début, une brève introduction
pour les cordes.
Un autre feuillet comporte un
prélude (également pour les cordes) pour une scène concernant les
mêmes personnages mais sans paroles.
Scena Donna Elvira-Don Carlo
(auxquels se serait probablement ajouté Ernani pour lequel une
portée figure sur la feuillet).
Recitativo (musique perdue, on n’a
que le texte). Andante assai sostenuto Don Carlo : « Meco
regna ». Il en existe trois versions ! Dialogue. Lento
Elvira : « Ah, crudele, tu possente ». Carlo
reprend le motif mais la partie de chant « à deux »
manque. Ce Lento ressemblerait à la mélodie de Bellini
intitulée : L’Abbandono.
Partie de basse pour l’Introduzione
…se retrouvant dans l’Introduzione
de I Puritani et dans les ébauches de La Sonnambula.
Mélodie sans texte figurant sur le
verso du feuillet numéroté 3) ci-dessus, et identifiable comme le
motif du charmant chœur d’introduction de La Sonnambula
« In Elvezia non v’ha rosa ».
Aria (fragment) avec pour seul texte
la syllabe : « mar- », annonçant la première
partie de l’air d’Elvino (La Sonnambula) et correspondant au
passage : « […]mali – il più triste de’
mortali ».
Friedrich Lippmann termine sa
passionnante énumération en signalant que du fragment 2, Andante
« Muto e deserto speco », est tiré l’Andante bien
connu du Terzetto-Finale I de Norma : « Oh ! di qual
sei tu vittima ».
Du fragment 4, Andante « Meco
regna », est tiré l’Aria de Oroveso (Norma, Acte II) :
« Ah, del Tebro ».
(Manuscrits conservés au Museo
Belliniano de Catane)
Comme on le voit, la somme de musique
est faible pour affirmer rapidement comme ce fut fait que La
Sonnambula est un travestissement de l’Ernani ! Cela n’exclut
pas une sensible réutilisation, et faite avec bonheur, dans ce
dernier opéra et dans Norma.
Les deux rives de l’enchanteur «
Lago di Como »
L’épouse du célèbre librettiste
Felice Romani, Emilia Branca, a laissé un livre de souvenirs
dédié à l’homme de lettres gênois et si la volonté évidente
d’encenser sa mémoire la conduit à maintes erreurs, on peut en
revanche ajouter plus de foi aux récits ne le concernant pas !
Ainsi, elle peint un tableau on ne peut plus romantique du séjour
de Bellini en ce « lieu de délices », comme il nommait
le Lac de Côme :
« Lui et ses hôtes, et aux
pieds de la dame de son cœur, passait une grande partie de la journée
en barque, parcourant les divers bassins pittoresques d’aspect si
diversifié formés par les montagnes et les collines. Il faisait
souvent halte à la villa Pasta à Blevio, constituée de trois
bâtiments réunis par des allées, des bosquets, des serres
"élégantissimes" exhalant des parfums suaves ; et dans
ces lieux de délices, se retrouvaient nombre de personnes
cultivées, hommes de lettres et artistes de la ville et des
villages avoisinants [...]. Le soir, lorsque le soleil, de ses
rayons enflammés, dorait encore les cimes des monts environnants,
Bellini se plaisait à s’étendre dans un nacelle et de voguer sur
les calmes ondes du lac, se laissant mollement bercer par l’une de
ses pensées [...]. Le samedi, il prenait plaisir à suivre les
paysannes ouvrières lorsqu’elles revenaient en barque des
filatures et s’en retournaient à leurs maisons en chantant des
romances tendres ou gaies, non moins séduit par les charmes de ces
cantilènes, que par le désir de les étudier. Du reste, le Maestro
avait observé les innocentes coutumes et les sentiments sincères
de ces villageois ; et les lieux enchanteurs, inspirant tous poésie
et harmonies, éveillaient dans son esprit exalté, des pensées
musicales infiniment suaves ["soavissimi"!], de
véritables idylles, qu’il consignait dans ses portefeuilles.
Ainsi, il s’était constitué peu
à peu une précieuse récolte de motifs champêtres embellis et
ornés par son admirable imagination et adoucis par l’exquise
sensibilité de son cœur. »
N’étant pas loin d’évoquer une
œuvre aussi « soavissima » (!) que La Sonnambula, on ne
pouvait que reporter ces belles paroles de Emilia Branca, car
certains chœurs de paysans fond vraiment penser aux frais et
innocents chants bucoliques de cette époque.
Pendant que Bellini était l’hôte
convalescent des Turina à Moltrasio, sur la rive opposée du lac,
Gaetano Donizetti, lui-même hôte de Giuditta Pasta, progressait
fébrilement dans la composition de Anna Bolena ! Qu’y
avait-il de commun entre eux ? La sensibilité romantique, la
poésie du Lac de Côme… et celle de Felice Romani ! Qui sait
si les deux illustres compositeur ne se croisèrent-ils pas, au
détour d’une promenade en barque sur ce lac charmeur !…
La poésie de Felice Romani,
disions-nous, et précisément, Vincenzo aurait reproché au
librettiste d’avoir écrit un livret magnifique pour le concurrent…
Le délire de triomphe qui allait accueillir la création d’Anna
Bolena inaugurant la saison du Teatro Carcano, devait rendre le
pauvre Bellini plus angoissé ancore…. D’autant que ce même 26
décembre 1830, I Capuleti e i Montecchi, pourtant nouveaux pour
Milan, tombaient lamentablement à la Scala.
Le désir désespéré de mettre en
musique un sujet différent de celui de cette fameuse reine d’Angleterre
guida merveilleusement Bellini et Romani vers cette délicieuse
idylle bucolique de La Sonnambula.
Ce miracle d’émotion à fleur de
lèvres reçut également son juste triomphe, le 6 mars 1831. Et de
l’émotion, il n’y en eut pas seulement du côté du public…
Le soir de la création, l’insatisfait Bellini demandait encore au
pauvre Felice Romani de lui refaire pour la dixième fois (!!)
le texte de la grande Cabaletta finale « Ah ! non
giunge ».
La critique est unanime pour louer la
réussite de Bellini dans la tâche délicate de composer une
musique allant bien avec le sujet inhabituel (à l’époque) de la
pastorale. La Gazzetta privilegiata di Milano résume avec une
belle efficacité le sentiment des auditeurs découvrant cette
merveille : « Une teinte de mélodie pastorale, de cette
mélodie qui va droit au cœur parce qu’elle est profondément
ressentie, parce qu’elle est produite par le sentiment et parce qu’elle
est chantée avec toute l’expression de l’âme ».
« (…) je t’assure que
Rubini et la Pasta sont deux anges qui ont enthousiasmé presque
jusqu’à la folie le public tout entier » écrit Bellini à
son ami Alessandro Lamperi, et si nous avons déjà parlé du fameux
Rubini, voici la non moins fameuse Giuditta Pasta à sa première
création bellinienne. Ce n’est pas pour rien que l’on a souvent
rapproché Maria Callas de Giuditta Pasta, précisément ! Bien
sûr, les témoignages que l’on possède sur la grande interprète
de Bellini et de Donizetti ne sont que commentaires écrits, hélas…
mais on peut en déduire au moins un caractère de la voix, une
typologie qui, de toute façon, nous éloigne du petit soprano
léger atteignant certes les notes les plus aiguës, mais ne
possédant aucunement cette consistance, cette épaisseur de timbre
et cette puissance de projection participant complètement à l’enjôlement
du public, suspendu dans l’atmosphère, éperdu même, sous la
cantilène bellinienne ! Bellini conçut le rôle pour un
soprano à la fois agile et dramatique, il disait, d’ailleurs la
Pasta « insuperabile nel genere sublime-tragico ».
Le grand spécialiste de la voix qu’est
Rodolfo Celletti a donc raison d’écrire, à propos de la prise de
rôle de Callas dans Amina (Teatro alla Scala, 1955), qu’il
ne s’agit pas « d’une expropriation au détriment des
soprani légers, mais d’une légitime
"ré-appropriation" » !
Yonel Buldrini