Photo - Sutherland et Horne
Porté par le souffle délicat des
divines harmonies de La Sonnambula, Vincenzo retourne au Lac de
Côme, chez les Turina afin de passer l’été dans ce « lieu
de délices ». C’est là qu’il écrit à Lamperi, le 23
juillet, et révèle son engagement à la Scala pour ce qui sera
Norma ossia l’infanticidio, nouvel opéra devant être créé le
26 décembre 1831. La pièce d’Alexandre Soumet venait d’être
créée à Paris, le 6 avril, au Théâtre Royal de l’Odéon.
Le 31 août, Bellini rentre à Milan
et écrit à Giuditta Turina qu’il va le lendemain prendre
connaissance de ce que Romani a déjà préparé…
Les lettres suivantes de Vincenzo
nous révèlent sa préoccupation à propos du choléra qui faisait
rage à Vienne et menaçait d’envahir l’Europe. Vincenzo avoue
que cette crainte le déconcentre de sa composition et il se
prépare à tout instant à fuir la capitale lombarde ! Une
lacune dans la correspondance nous empêche de savoir s’il quitta
effectivement Milan. On doit à Saverio Mercadante de savoir quand
commencèrent les répétitions de Norma. Ecrivant à l’ami commun
Francesco Florimo, Mercadante s’amuse fort d’un passage d’une
lettre de Bellini lui disant qu’il a commencé les répétitions
(le 5 décembre, donc) et qu’il a rédigé un testament
(!!) : « j’ai pensé vous laisser quelque chose s’ils
me tuent ; dans l’éventualité qu’il vous arrive la même
chose, je vous prie ne ne pas m’oublier. ».
La célèbre Cavatina « Casta
diva… » devait faire parler d’elle dès sa
naissance ! Felice Romani commence par écrire et réécrire
plusieurs fois le texte, Bellini compose puis déchire une dizaine
de versions… et la Pasta, ne parvenant pas à retenir le morceau,
lui demande de le recomposer encore !… Ils en arrivent au
pacte suivant, Giuditta tentera de le repasser tous les matins
durant une semaine et si à l’expiration de ce délai la
cantatrice est toujours rebutée par le morceau, Bellini promet de
changer cette cavatine. La Pasta fit des efforts… et Bellini ne
changea donc pas cet air destiné à être le plus célèbre de tout
ce qui sortira de sa plume ! Le soir de la première, le 26
décembre, Giuditta Pasta lui envoya ce petit présent : un
abat-jour accompagné d’un petit bouquet de fleurs en tissu avec
le billet suivant : « Permettez que je vous offre ce qui
me fut de quelque soulagement dans l’immense crainte qui encore à
présent me persécute et consistant à me trouver peu apte à
rendre vos sublimes accords : cette lampe, la nuit et ces
fleurs, le jour, furent témoins de mes études pour Norma ainsi que
du désir que je nourris d’être toujours plus digne de votre
estime. »
Le grand jour arriva….. cette
fatidique soirée de Santo Stefano (26 décembre), traditionnelle
ouverture des saisons lyriques alors nommées « Stagione di
Carnevale ».
Et cette fois, tout alla mal !
La faute n’incomba pas à Bellini,
loin de là, mais certaines « nouveautés » surprirent
et déçurent le public, comme l’absence d’un grand ensemble
concertant final du premier acte et une certaine froideur des
récitatifs… Pourtant, l’abandon du sempiternel ensemble
concertant final du premier acte n’était pas nouveau. Dès 1828,
Donizetti avait en effet déjà choisi de « secouer le joug
des finales », comme il l’écrivait, terminant le premier
acte de L’Esule di Roma par un simple trio, comme Bellini le fait
dans Norma.
Le sort voulut que la Pasta soit
souffrante, au point de baisser pratiquement d’un quart de ton, en
cela alliée involontaire de la Contessa Giulia Samoyloff,
fomentatrice d’une véritable cabale en faveur d’un autre
Sicilien (et Catanais même, comme Bellini) et dont elle était l’ardente
protectrice : Giovanni Pacini !
Vincenzo réagit ainsi :
« "Carissimo"
Florimo,
Je t’écris sous l’emprise de la
douleur ; d’une douleur que je ne te puis t’exprimer, mais
que toi seul peux comprendre. Je reviens de la Scala :
première représentation de la Norma. Le croirais-tu…
fiasco !!! fiasco !!! fiasco solennel !!! A vrai
dire, le public fut sévère il semblait véritablement venu pour
nous juger ; et hâtivement (je pense) il voulut faire subir à
ma pauvre Norma, le même sort que la Druidesse. Je n’ai plus
reconnu ces chers Milanais qui accueillirent avec enthousiasme, la
joie sur le visage et l’exultation dans le cœur, Il Pirata, La
Straniera, et La Sonnambula ; et pourtant je croyais leur
présenter une digne sœur avec la Norma ! Mais
malheureusement, il n’en alla pas ainsi ; je me suis
trompé ; j’ai fait erreur ; mes pronostics se sont
révélés faux et mes espérances déçues. En dépit de tout cela,
à toi seul je le dis, le cœur sur les lèvres (si la passion ne me
trompe pas), que l’Introduzione, la Cavatina de Norma, le Duetto
entre les deux femmes, avec le Terzetto qui suit, finale du premier
acte, puis l’autre Duetto des deux femmes, et le Finale tout
entier du second acte commençant par l’Inno di guerra, sont de
tels morceaux de musique, et à moi il me plaisent tellement
(modestie), que, je te le confesse, je serais heureux de pouvoir en
faire de semblables dans toute ma vie artistique !
"Basta" !!! Dans les opéras, le public est le juge
suprême ! A la sentence contre moi prononcée j’espère
déposer appel, et si elle parviendra à changer d’avis, j’aurai
gagné la cause et je proclamerai alors la Norma le meilleur de mes
opéras. Sinon, je me résignerai à mon "tristissimo"
sort, et je dirai pour me consoler : les Romains n’ont-ils
donc pas également sifflé l’Olimpiade du divin Pergolesi ?…
Je pars avec le courrier et espère arriver avant la présente. Mais
moi ou cette lettre t’apporterons la triste nouvelle de la Norma
sifflée. Ne t’attriste pas, par conséquent, mon bon Florimo. Je
suis jeune, et je sens dans mon âme la force de pouvoir prendre une
revanche de ce terrible échec.
Lis la présente à tous nos amis. J’aime
dire la vérité tant dans la bonne que dans la fortune adverse.
"Addio", et à nous revoir bientôt. »
Cette lettre est frappante de
vérité car elle est écrite "à chaud", c’est-à-dire
sous le coup de la stupeur de constater l’échec de son opéra
dans lequel il croyait ! La répétition du mot
"fiasco" montre à quel point le pauvre Bellini est
éberlué de voir tomber lamentablement celle qu’il considérait
comme une partition digne d’intérêt !
Et précisément, sa clairvoyance se
mesure dans l’énumération qu’il fait des morceaux les plus
réussis : ce sont précisément les joyaux de la
partition ! Il en parlera encore dans ses lettres successives,
comme il évoquera également les passages moins réussis… pour ne
pas dire : ceux qui lui déplaisent, comme ce duo
Pollione-Adalgisa, qui, avec sa Stretta répétitive, encore aujourd’hui,
séduit peu le public : « Le duo entre Pollione et
Adalgisa n’a pas plu et ne plaira jamais parce qu’il ne me
plaît pas à moi non plus ».
Le lendemain de cette première
désastreuse, un avis positif sur cette pauvre Norma était pourtant
écrit !… par la critique ? me direz-vous… Non !
par un collègue, un concurrent même, ce qui lui donne plus de
poids encore. L’auteur en était rien moins que Gaetano
Donizetti ! Ce dernier se trouvait à Milan pour préparer son
Ugo conte di Parigi et voici en quels termes clairs et directs il
parle de l’œuvre de Bellini, dans une lettre adressée à son
ami, le peintre napolitain Teodoro Ghezzi : « La Norma
représentée hier soir à la Scala ne fut pas comprise et
intempestivement jugée par les Milanais. En ce qui me concerne, je
serais fort content de l’avoir composée et je mettrais volontiers
mon nom sous cette musique. Il suffit seulement de l’Introduzione
et du dernier Finale, du second acte pour constituer la plus grande
des réputations musicales ; et les Milanais s’apercevront
bientôt avec quelle légèreté ils ont hasardé un jugement
prématuré sur le mérite de cet opéra. »
L’opéra semble d’ailleurs se
relever quelque peu dès la deuxième représentation, tel que le
précise Bellini à son oncle, avec lequel il évoque même les
causes de l’échec : « En dépit d’un parti formidable qui
m’était adverse car suscité par une personne puissante et par
une richissime, ma Norma a abasourdi, et plus encore hier soir,
deuxième représentation, que lors de la première. Le journal
officiel de Milan avait donné hier, la nouvelle d’un net fiasco
parce que le premier soir, le parti adverse restait silencieux,
tandis que le juste parti applaudissait ; et parce que la
personne puissante est maître et peut ordonner que le journal
écrive ce qu’il lui plaît à elle ».
La personne puissante fait cela car
elle est l’ennemie de la Pasta et la riche, car elle est la
maîtresse de Pacini, par conséquent mon ennemie :
entre-temps, hier soir, l’opéra fut encore plus apprécié et le
théâtre était bondé, signe véritable de l’accueil d’un
opéra (…) ». La riche « protectrice » de Pacini
était, nous l’avons vu, la comtesse Samoyloff, qui avait tout
avantage à voir tomber le premier opéra de la saison, afin de
mettre en lumière le deuxième… Il Corsaro du maestro Pacini,
précisément ! Quant à la « personne puissante »,
il s’agissait du duc Carlo Visconti di Modrone surintendant des
théâtres milanais, qui, une fois devenu "impresario"
(directeur organisant les saisons) de la Scala, écartera la grande
cantatrice de ce théâtre.
Les passages les plus
« valides » selon Bellini et qu’il a déjà
mentionnés dans la précédente lettre, à Florimo, finirent par
attirer puis captiver l’attention du public au point de demander
la présence de Bellini au milieu des chanteurs acclamés.
Curieusement, les journaux
continuèrent à parler négativement de l’opéra alors qu’il
était de plus en plus apprécié du public, à mesure des
représentations successives… et il en connut trente-quatre !
Les passages intéressants le devaient au mérite des chanteurs, ou
rappelaient un morceau d’un autre compositeur (!)…. Quant aux
morceaux « d’effet », comme les choeurs, ils offrent
en fait, bien peu d’originalité… c’est tout juste si un
article signale à la fin, d’un air neutre, que le rideau une fois
tombé sur l’opéra, le « maestro aussi » prit part
aux applaudissements !
En attendant, Bellini raconte comme
le public prit un journaliste à parti, et ne mâche pas ses mots en
accusant « l’argent et les intrigues les plus diaboliques
pourront pour un peu voiler la vérité, mais à la fin, elle
resplendira dans sa véritable lumière, et cette lumière pour ma
chance, se déploya presque entièrement dans la première
représentation et vraiment tout à fait dans la deuxième et la
troisième… les journaux seront contraints à se démentir,
spécialement la Gazzetta [privilegiata di Milano] et le public est
tellement indigné que Dieu sait combien d’articles il fera
insérer pour la démasquer ; basta, je suis content du
résultat [de la troisième, donc], et particulièrement pour avoir
neutralisé autant de personnes méchantes et envieuses. »
Ainsi rasséréné, notre Vincenzo
pouvait laisser « sa » Norma voguer au gré de ses
trente représentations successives, et se préparer à la grande
émotion de revoir ses amis d’étude du conservatoire napolitain,
puis, enfin, sa Sicile natale et sa famille !…
Norma
Sources et curiosités
La source principale du livret est la
tragédie Norma ou L’Infanticide de l’académicien Alexandre
Soumet (1788-1845), créée seulement huit mois avant l’opéra, le
6 avril 1831, au Théâtre Royal de L’Odéon..
On sait qu’un texte de livret doit
être plus court que celui d’une pièce de théâtre, mais cela n’empêchait
pas librettistes et compositeurs d’ajouter des scènes offrant
matière à mettre en valeur un personnage… dans l’opéra de l’époque,
on réservait alors l’occasion d’un passage soliste, autrement
dit, d’une Aria, véritable entité, cellule de base, pourrait-on
dire, de l’opéra dit à « numéros », nommés
« Pezzi chiusi » ou morceaux fermés. En ce qui concerne
Norma, son « Aria » était destinée à passer à la
postérité… et comme l’air le plus connu de Vincenzo
Bellini ! Et bien, la pièce de Soumet n’offrant pas l’équivalent,
Felice Romani inséra une scène de rite druidique, qui sera l’écrin
de la grande et sublime prière « Casta Diva che inargenti… ».
L’opéra romantique italien
cherchant par dessus-tout le pathétique, une autre modification de
taille est opérée. Chez Bellini-Romani, Norma s’auto-accuse,
confie ses enfants à son père et monte sur le bûcher. Illuminé
par cette « sublime donna », Pollione la suit et la
rejoint dans le sacrifice !… La pièce ne montre rien de tout
cela, les Romains accourant pour délivrer leur chef des Gaulois, et
une bataille s’ensuit, tandis que le rideau tombe. Le rideau tombe…
mais seulement sur le quatrième acte !! Il y a un cinquième
acte, délaissé par Romani-Bellini ! On y voit Norma accourir,
pâle et échevelée (« tic » habituel du romantisme),
elle vient de tuer l’un de ses fils !… En proie au délire,
elle s’empare du second et se jette avec lui dans un lac, sous le
regard horrifié de son amant Pollion, perdant ainsi son second
enfant !
Cette fin hautement tragique où
Norma rejoint pleinement le mythe de Médée, était théâtrale au
possible mais guère pathétique… Romani et Bellini la
remplacèrent par le Finale sublime que l’on sait !…
L’autre source, plus diffuse,
dirons-nous, sort de la plume de rien moins que François-René de
Chateaubriand ! Mais d’abord, observons la mystérieuse
figure du dieu Irminsul. Il nous faut pour cela remonter jusqu’aux
« Chérusques », ancien peuple franc de Germanie. Ils
eurent pour chef remarquable, Arminius (18 avant J.-C. – 19 après
J.-C.) qui résista vaillamment aux Romains. Cet Arminius devint
populaire en Germanie sous le nom de Hermann, puis il fut adoré
comme divinité sous le nom de Irmino ou IRMINSUL par les Saxons de
Westphalie. Ceux-ci lui élevèrent une statue dans la forêt du
mont Eresberg et, lorsqu’en 772 Charlemagne vainquit les Saxons, l’idole
d’Irminsul fut abattue.
Dans Les Martyrs, Chateaubriand narre
en détail les étapes de l’étrange culte rendu à ce tronc d’« arbre
mort que le fer avait dépouillé de son écorce. Cette espèce de
fantôme se faisait distinguer par sa pâleur au milieu des noirs
enfoncements de la forêt. » (Livre X). Dans cette
mystérieuse forêt de chênes, des druides brûlent un peu de pain
et y répandent quelques gouttes d’un vin pur. Ensuite, le gui
sacré est coupé avec la faucille d‘or de la Grande-Prêtresse et
on prépare alors le sacrifice… qui pouvait être celui d‘une
vie humaine…
Dans Norma, nous retrouvons tous ces
éléments… à part le pain et le vin que la censure de l’époque
n’aurait pas permis, comme elle le fera quelques années plus tard
avec le pauvre Poliuto de Gaetano Donizetti, déclarant le sujet
« trop sacré ».
Le thème de la prêtresse parjure
est courant dans la littérature théâtrale : on le trouve
notamment dans l’Arminio de Klopstock, et dans une foule d‘opéras !
Il faudrait « enquêter » du côté des… dix-sept (!)
Arminio recensés de l’opéra italien, en y ajoutant trois L’Arminio
et un bien plus précis Arminio in Germania !… Quant aux
vestales, outre celle, un peu glacée mais attachante, de Spontini
(1807), il y a celle de Giovanni Pacini que l’on ne connaît pas
(1823) et La Vestale de Saverio Mercadante (1840), brûlante de
romantisme (grâce aussi au beau livret de Salvatore Cammarano) et,
n’hésitons pas à le dire, celle que préfère l’auteur de ces
lignes sur les dizaine d’opéras aujourd’hui connus de
Mercadante.
On peut juger de la surprise du
passionné, découvrant au hasard de ses recherches, ce titre d’opéra
de Giovanni Pacini : La Sacerdotessa d’Irminsul, et sur un
livret de…Felice Romani ! !
La recherche, fébrile, du sujet de l’opéra
de Pacini, triomphant à Trieste en 1817, révéla une intrigue
différente, (l’action se passe à l’époque où Charlemagne
détruisit l’idole d’Irminsul)… et voilà évanouies les
illusions de trouver en La Prêtresse d’Irminsul une répétition
générale de Norma !
Nos espoirs se réattisent quelque
peu devant La Selva d’Hermanstadt du même Romani (!!),
créé à la Scala en 1827 sur la musique de Felice Frasi, plus tard
professeur de Ponchielli. Mais cette « selva » ou
forêt, ne fait que s’ajouter à d’autres ingrédients comme
château en ruine et brigands, pour une intrigue complètement
différente… Il faut dire que le Romantisme usera et abusera des
forêts… aidé en cela –pour une fois !- par la censure
pontificale qui, pour permettre la représentation de l’opéra à
Rome, nous crée une belle confusion en imposant le travestissement
du titre Norma en : La Foresta d’Irminsul !
Brève « vocalità »
Le 3 mars 31, le célèbre ténor
Domenico Donzelli écrivait depuis Paris à Bellini : « L’extension,
donc, de ma voix est de presque deux octaves, c’est-à-dire du Ré
grave au Do aigu. « Di petto » [de poitrine], jusqu’au
Sol ; et c’est dans cette extension que je peux déclamer
avec une égale vigueur et soutenir toute la force de la
déclamation. Du Sol aigu au Do aigu, je puis user d’un falsetto
qui, employé avec art et force donne une ressource comme ornement.
J’ai une agilité suffisante mais qui m’est plus facile, et de
beaucoup, dans la descente que dans la montée. Me voici tel que je
suis. » Bellini tint évidemment compte de guider son
inspiration en fonction des précieuses indications du célèbre
ténor bergamasque.
Donzelli, était l’un des derniers
représentants de la catégorie des « baryténors »
préromantiques, et cette caractéristique de grave étendu explique
les emplois de père noble, souvent assumés par les baryténors. L’un
des derniers exemples sera le rôle de Don Ruiz di Padilla, composé
expressément pour lui par Donizetti ( Maria Padilla, Teatro alla
Scala, 1841) et dans lequel Donzelli pouvait déployer tout son art
dans une longue et inhabituelle séquence de scène de folie, d’abord
dans un duo puis un ensemble concertant.
Pour ces dames, le cas est plus
complexe car on a l’habitude de confier Adalgisa à un
mezzo-soprano, oubliant que la créatrice du rôle, Giulia Grisi,
sera celle de Elvira Valton (I Puritani) et de Norina (Don
Pasquale), rôles on ne plus « sopranisti », comme on
dit en italien ! On a parfois tenté de revenir à un soprano
pour Adalgisa, et dès 1977, au Festival della Valle d’Itria à
Martina Franca, où Adalgisa était Lella Cuberli (aux côtés de
Grace Bumbry). C’est également le cas dans la discographie
officielle « studio » (avec Montserrat Caballé), comme
dans la discographie pirate, reflétant ces représentations
florentines pour lesquelles le Maestro Muti appelait en Adalgisa
rien moins qu’une Linda di Chamounix (!), Margherita Rinaldi.
La nuance par rapport au couple
Giuditta Pasta-Giulia Grisi pourrait s’expliquer plus par la
typologie de l’écriture que par l’étendue. La Pasta avec sa
voix métallique et corsée (on l’a comparée à un teintement de
cloche) assumant des écarts de registre impressionnants et des
vocalises « di forza », tandis que la Grisi, plus douce,
plus agile, bénéficiait de montées progressives vers l’aigu et
se réalisait dans un chant plus élégiaque.
Bellini a composé peu de rôles
notables pour la voix de basse et Oroveso se range dans la
catégorie des basses nobles au chant moins fleuri et plus solennel,
comme ses collègues donizettiens Marino Faliero et Raimondo
Bidebent, du reste, le rôle de Oroveso, chantant souvent avec le chœur,
est un peu en retrait.
Intrigue et musique
OUVERTURE [Durée : 5mn.]
L’Ouverture est plutôt destinée
à établir une atmosphère qu'à présenter les thèmes principaux
de l'opéra. L'introduction majestueuse n'est même pas terminée
qu'on entend déjà la plainte de la flûte, signe distinctif de la
douceur et de la suavité belliniennes.
Le thème majestueux réapparaît
puis cède la place à un motif anxieux et pressé des cordes
frémissantes,. Ce motif va alterner avec une chantante mélodie des
bois exprimant le triomphe désespéré et amer de Norma sur son
amant (Duetto Norma-Pollione, Acte II, 3ème tableau).
L'Ouverture se termine par ce qu'on
appelle « l'épisode lumineux » où l'on note un apaisement
inattendu, illustrant dans l'opéra (Acte II, tableau 3) le moment
où le choeur des Gaulois a la vision d'un avenir serein,
débarrassé de l'occupant romain... mais le thème « anxieux »
revient et conclut l'ouverture avec ambiguïté.
A C T E I [1h.20 mn.]
Premier tableau [55 minutes] : La
Forêt sacrée des Druides. Au milieu, le chêne d'Irminsul, au pied
duquel on voit la pierre des druides servant d'autel. Au loin, des
collines boisées. Il fait nuit ; des feux lointains transparaissent
à travers la forêt. [Indications scéniques originales de Felice
Romani].
Introduzione (Oroveso, chœurs).
Les troupes gauloises défilent,
suivies de la procession des druides : une harmonie plaintive
dominée par la flûte signe dès le début la paternité
bellinienne tant elle reflète la manière typique du compositeur.
Oroveso chef des druides (basse), leur dit de se rendre sur la
colline et de frapper trois fois le « bronze sacerdotal » lorsque
la nouvelle lune révèlera son « disque argenté ».
Dans un passage à l'unisson,
curieusement verdien, le choeur exorte le dieu Irminsul afin qu'il
inspire des sentiments de haine et de colère pour les ennemis
romains, à Norma, la prêtresse qui viendra cueillir le gui sacré.
Scena ed Aria (Pollione).
Après leur départ, le proconsul
romain Pollione (ténor) entre et explique à Flavio (ténor), son
ami, que la flamme qu'il nourrissait à l'égard de Norma, dont il
eut deux enfants, s'est éteinte.
Il brûle d'un amour nouveau pour
Adalgisa « prêtresse au temple de ce dieu de sang ». La Cavatina
(première partie de son air) est le récit horrifié qu'il fait
d'un rêve où Norma se vengeait de son abandon... Comme pour
l'illustrer, le bronze sacré retentit trois fois et met fin au
récit.
Le rite va avoir lieu mais avant de
quitter la dangereuse forêt sacrée, Pollione tient à affirmer
dans une fière Cabaletta, deuxième partie de l'air, sa
détermination à « brûler les coupables forêts de ce dieu qui
lui dispute cette vierge céleste ».
Marcia, Coro, Recitativo ed Aria
Norma.
Fortissimo de l’orchestre, qui
explose littéralement… (Ah! le côté ostentatoire du
Romantisme). Au son d'une marche impressionnante (et charmante et
naïve à la fois : toujours le Romantisme!) druides, prêtresses,
guerriers, bardes et sacrificateurs font leur entrée et annoncent
l'arrivée de Norma (soprano).
Voici cette présentation, et dans
les termes mêmes de Felice Romani :
« Norma est au milieu de ses
prêtresses. Ses cheveux sont déliés, elle a le front ceint d'une
couronne de verveine et sa main est armée d’une faucille d'or.
Elle se place sur la pierre druidique et tourne les yeux alentours,
comme inspirée. Tous font silence. »
Dans le redoutable récitatif «
Sediziosi voci » qui comporte de grands écarts du grave à l'aigu,
elle réprime les ardeurs guerrières proférées par les « voix
séditieuses » du choeur. Qui prétend dicter à la devineresse les
désirs du dieu IrminsuI ? Rome mourra de ses vices, il n'est pas
temps de l'attaquer. Elle leur ordonne la paix et coupe le gui
sacré, les prêtresses le recueillent.
Norma s'avance et étend les bras
vers le ciel ; la lune resplendit de toute sa lumière... Toutes se
prosternent...
Le temps est suspendu…
L'habitué de l’opéra italien sent
qu'il va se passer quelque chose... Le connaisseur s’agrippe à
son fauteuil, le coeur battant. Il sait que c'est le plus beau
moment de l'opéra... La flûte suggère le thème de la prière et
Norma commence :
«
Casta Diva, che inargenti... »
«
Chaste Déesse, qui argente
Ces
arbres antiques et sacrés,
Vers
nous tourne ton beau visage,
Sans
nuages et sans voile,
(
Le chœur répète les mêmes paroles. )
Tempère,
de ces coeurs ardents,
Tempère
encore le zèle audacieux,
Répands
sur la terre, cette paix,
Que
tu fais régner dans le ciel."
Six minutes d’air et aucune
impression de temps qui passe !… miracle bellinien !
La sublime et divine mélodie se
déploie reposant tout entière sur le chant que soutiennent à
peine les ondes des instruments de l’orchestre.
La marche retentit à nouveau et
Norma promet que sa voix appellera ses frères lorsque le dieu aura
soif du sang romain... Le choeur précise que le premier à tomber
sera le proconsul..,.
Norma répond « Il tombera... je
peux le punir » puis ajoute : « mais mon coeur ne saurait le punir
» c'est le début de sa Cabaletta « Ah! bello a me ritorna »,
(tirée de Bianca e Fernando) exprimant un secret espoir. Les
paroles sont en effet placées entre parenthèses, signifiant que
les autres ne les entendent pas : elle conserve son amour pour
Pollione et souhaite le voir revenir à elle.
Norma domine le choeur à la fin du
morceau et Bellini a l’idée originale de le couronner fièrement
par la reprise éclatante à l’orchestre, de la marche qui s’éteint
peu à peu…
Scena et Duetto (Adalgisa -
Pollione).
Un thème tendrement bellinien
introduit Adalgisa (soprano / mezzo-sop.) qui vient retrouver
l'atmosphère du lieu où elle vit pour la première fois ce «
fatal Romano »… qu'elle aime ! Elle implore la protection du dieu
et l'orchestre soutient dans un souffle passionné les paroles «
Gran Dio, pietà ! ». On note l’économie de Bellini qui ne donne
pas d’air de présentation à son personnage mais une simple
"Scena" (c’est-à-dire un récitatif un peu plus
élaboré).
Pollione entre et lui reproche de
prier un dieu cruel et atroce, contraire au désirs d'Adalgisa et
aux siens propres (Arioso). Elle s'estime parjure aux autels sacrés
mais Pollione lui déclare avec fougue qu'il ne peut renoncer à
elle et l'invite à le suivre à Rome... Elle implore Irminsul de la
soustraire au « doux enchantement » provoqué par la présence et
les paroles de Pollione mais bientôt, cède, et promet de le suivre
; leurs voix s'unissent, l'orchestre charge et le rideau tombe.
Cette Stretta, il faut bien le dire,
linéaire (ce duo ne plaisait pas à Bellini, lui-même !) ne
méritait pourtant pas la coupure qui lui était infligée durant
pratiquement tout le XXe siècle. Après l’exposition du thème
par Pollione puis Adalgisa, est prévue une "bridge
section" servant de séparation-transition avant le Da Capo.
Cette bridge-section est un charmant motif un peu guilleret tout à
fait dans le style brillant-naïf de Bellini (avec la flûte
gémissant joliment) et qui devait embarrasser les exécutants
modernes, ne comprenant pas l’aspect
"panache-désespéré" du Romantisme. Ce motif intervenait
donc avant le "Da Capo" puis revenait, en une charge
orchestrale concluant triomphalement le duo. Et bien, on coupait
tant la bridge-section que la charge orchestrale finale, laissant
une Stretta amorphe, linéaire se traîner sans conviction jusqu’à
sa fin sans éclat !
Deuxième tableau [25 minutes] :
Habitation de Norma.
Scena e Duetto (Norma - Adalgisa).
Un bref prélude présente un thème
tourmenté suivi d'un thème tendre gémi par la flûte, associé
aux enfants de Norma. Ces enfants, elle demande à Clotilde (sop.)
de les emporter ailleurs car leur vue la trouble ; elle ressent à
la fois un plaisir et une douleur d'être Mère… Clotilde cache
les enfants car quelqu'un s'approche... Adalgisa : « dépouille-toi
de la céleste autorité qui resplendit dans tes yeux » dit-elle à
Norma. Elle confesse que malgré une longue lutte et d'ardentes
prières elle est vaincue par l'amour : « Je tremblais... sur mes
lèvres la prière s'arrêta et toute absorbée, je crus voir, en
lui, un autre ciel » (fin de la Scena).
A ce moment Norma soupire « Oh!
Rimembranza !", tandis que l'orchestre commence un
accompagnement langoureux typique de Bellini : quel souvenir afflue
donc à sa pensée ! A mesure qu’Adalgisa expIique les extases de
son amour grandissant, Norma commente, comme se parlant à
elle-même, les étapes d'une situation qu'elle a bien connue
elle-même avec Pollione ! Et Adalgisa poursuit encore : « Dans ses
yeux je voyais sourire le plus beau soleil » tandis que Norma
s'exclame « Son enchantement fut le mien ».
La musique du duo se fait plus vive
et plus gaie lorsque Norma déclare rompre les liens - non éternels
- qui lient Adalgisa à l'autel, en espérant la rendre ainsi
heureuse (Stretta avec Da Capo souvent coupé !). Celle-ci jubile
et, lorsque Norma lui demande de révéler lequel d'entre eux elle
aime, Adalgisa annonce que Rome est sa patrie et le désigne à
Norma car, précisément, il s‘avance...
Terzetto - Finale primo.
Norma donne libre cours à sa fureur
dans une invective vigoureusement rythmée par l'orchestre et notée
« Con tutta forza » sur la partition : « Tremble pour toi félon,
elle n'est pas coupable, tremble, traître, pour moi, pour tes
enfants ».
Adalgisa commence à comprendre,
horrifiée ! Norma conduit alors le Largo du trio, saisissant
Adalgisa qui recule et l'obligeant à regarder Pollione : celui qui
les a trahies toutes deux. Pollione veut emmener Adalgisa qu'il
aime, dit-il, « Con tutto fuoco » (avec toute la flamme possible)
précise Felice Romani. Adalgisa le repousse : "Tu sei di Norma
sposo". Norma le chasse et le menace : « Ma vengeance, nuit et
jour rugira autour de toi », tandis que Pollione déclare l’amour
pour Adalgisa plus fort que tout… il maudit le jour où le destin
le rapprocha de Norma : c'est la conclusion du trio dans cette
Stretta vibrante et passionnée, en laquelle Bellini croyait.
Au point culminant du Finale qui se
conclut, s'ajoute le tumulte des bronzes sacrés du temple qui
retentissent tandis que le choeur - hors scène - appelle Norma à
la cérémonie...
L'orchestre reprend avec force le
thème de la Stretta, faisant de la chute du rideau un moment
impressionnant.
Là aussi, de ridicules coupures
diminuèrent longtemps l’impact de ce passage fort qu’appréciait
Bellini. Ce Finale ne comporte déjà pas de choeurs, pourquoi
encore en diminuer l’effet en retirant aux trois interprètes, des
reprises de la Stretta pourtant notées par le créateur ?…
A C T E Il [1h.10mn.].
Premier tableau [25 minutes] :
Habitation de Norma.
Preludio e Scena.
Les violons développent un motif
clair curieusement similaire au prélude du IIIe acte de La Traviata
; puis, dans un halètement de cordes qui le soutiennent, se fait
entendre un thème magnifique et profondément pathétique... le
rideau s'est levé et Norma révèle son incertitude: elle tient un
poignard et veut tuer ses enfants coupables… coupables d'être
ceux de Pollione !
Elle s'avance, résolue... mais la
tendresse l'emporte exprimée par le retour du grand thème
pathétique noté par Bellini « Con dolore » (avec douleur), qui,
lui, emporte tout sur son passage donnant la chair de poule à
l'auditeur au bord des larmes...
Norma se ressaisit : « Ce sont mes
fils! ». A ce cri, ils s'éveillent, elle les embrasse. Elle
appelle Clotilde pour qu'on lui envoie Adalgisa mais c'est inutile,
Adalgisa est là.
Recitativo e Duetto (Norma -
Adalgisa).
Avec la prière « Casta Diva », ce
Duo est ce qu'il y a de plus beau dans Norma : après un récitatif
dépouillé, le duo se déroule, en trois parties bien distinctes au
point de vue rythmique comme au point de vue mélodique. L’Andante
central est un pur joyau.
Norma veut confier ses enfants à
Adalgisa car elle a décidé de « Purifier cet air / contaminé par
[s]a présence » mais elle ne peut les emmener !
a) Arioso "Deh ! con te li
prendi…" : Elle supplie Adalgisa de ne pas les abandonner…
« Qu'il te suffise que j'aie été méprisée, / trahie pour
toi."
Bouleversée, Adalgisa veut porter à
Pollione l'émotion qu'elle ressent face à la situation de Norma et
réveiller en lui l'amour qu'il avait pour la mère de ses enfants.
« Que je le prie ? » s'écrie Norma et elle lance un formidable «
Ah! No : Giammai ».
Adalgisa fait alors agenouiller les
enfants devant leur mère et lui dit de les regarder :
b) Andante « Mira, o Norma » : (le
second "joyau" de l’opéra !)
« Adalgisa :
Regarde, ô Norma,
à tes genoux ces chers petits.
Ah ! Sois touchée de pitié pour
eux,
si tu n'as pitié de toi.
Norma :
Ah ! Pourquoi veux-tu affaiblir
ma constance par de doux sentiments ?
Plus de vaines illusions, plus
d'espérance,
Ne sont ressenties par un coeur
proche de la mort. »
Le morceau est à peine soutenu par
les « pizzicati » délicats des cordes… Norma est touchée, sa
constance faiblit… Les deux voix reprennent à l’unisson… c’est
l’extase !…
c) Scena e Allegro : Stretta finale
del Duetto.
"Ah ! Laisse-moi, il t'aime, dit
Norma
- il s'en repent déjà, poursuit
Adalgisa.
Et toi ? interroge Norma,
Je l'ai aimé mais ne ressens plus à
présent que de l'amitié.
Et tu veux ? demande Norma
Te rendre tes droits, ou je jure
alors que je me cacherai, avec toi, du ciel des hommes, pour
toujours ».
Norma cède : « Tu as gagné... tu
as gagné… Embrasse-moi. Je trouve encore une amie ». Elles
chantent à l'unisson une radieuse Stretta, tandis que le rideau
tombe, laissant les spectateurs éblouis.
Deuxième tableau [10 minutes] : Un
lieu solitaire près de la forêt des druides, entouré de rochers
et de cavernes. Au fond, un lac traversé par un pont de pierre.
Coro, Recitativo ed Aria (Guerriers,
Oroveso).
« L'orchestre rétablit
l'atmosphère mystérieuse de la forêt druidique » dit à juste
titre un biographe de Bellini. Le choeur commence, admirablement
nuancé, après une plainte, toute bellinienne, de la flûte. Les
guerriers affirment leur patiente détermination que ne perturbent
ni le fracas des armes, ni le claquement des étendards ennemis.
Oroveso entre et tempère encore leur
ferveur. Certes, Pollione quitte les Gaules mais un proconsul plus
cruel et plus redouté lui succède, avec une armée renforcée...
Le choeur lui demande si Norma le
sait et si elle conseille encore de favoriser la paix. Oroveso
répond qu’il n’a rien pu tirer d’elle comme si le dieu ne lui
parlait plus, comme si elle était oublieuse de l’univers…
[Aria : "Ah ! del Tebro"]
Non, pour lui, il convient de baisser la tête et de simuler, Rome
croira leur colère éteinte. Les Guerriers gaulois acceptent de
laisser couver leur fureur dans leur coeur… mais gare lorsque l’autel
sacré donnera le signal des armes ! L'orchestre fait doucement
écho aux paroles d'Oroveso et, dans un souffle, le rideau tombe.
Troisième tableau [36 minutes] :
Temple d'Irminsul. L'autel est sur le côté.
Scena e Coro (Norma, druides, bardes,
guerriers).
Norma caresse le doux espoir de voir
revenir un Pollione repentant… mais Clotilde survient et révèle
l’échec des tentatives d'Adalgisa ! La malheureuse souhaite
prononcer ses voeux, mais Pollione a fait serment de la ravir...
serait-ce à
l'autel du dieu. A ces mots, Norma ne
met plus de frein à sa fureur :
« Trop présomptueux est ce félon,
ma vengeance va le devancer et ici s'écouleront des torrents de
sang, de sang romain ».
Fidèle à son désir de traduire les
sentiments en musique, en passant par la mise en valeur des paroles,
Bellini a placé sur le mot « scor-re-ran » (s'écouleront) un
écart vertigineux sautant sans progression à un aigu terrible…
et redescendant au grave ensuite ! (techniquement : écart du
douzième, du contre ut au fa).
Norma court à l'autel et frappe par
trois fois le bouclier sacré d'Irminsul. Tous accourent.
Terrible, formidable (au sens premier
du mot), Norma s’écrie : « Guerre, massacre extermination ».
... une sonnerie de trompettes retentit vigoureusement et introduit
le choeur frénétique noté Allegro feroce : « Guerra, guerra !
», qui semblait si "barbaro" aux oreilles du bon
Zingarelli.
Douze ans avant Nabucco, voilà le
public de la Scala survolté car il ne pouvait manquer d’assimiler
le sort des Gaulois, ployant sous le joug romain, au sien : celui
des Lombards dressés contre l'Autrichien oppresseur !
A la fin de l'évocation du massacre,
le choeur a ces paroles apaisées « Pour contempler le triomphe de
ses fils, / voici venir le dieu sur un rayon de Soleil. », tandis
que l'orchestre reprend le thème "limpide" de
l'ouverture.
Ce brusque changement de ton et cette
musique transfigurée par une vision apaisée ne sont pas sans
évoquer, d’ailleurs, certains Lombardi verdiens…
Scena e Duetto (Norma - Pollione).
Clotilde annonce qu'un Romain a
pénétré dans l'enceinte sacrée des jeunes vierges... on l'amène
: c'est Pollione qui est prêt à mourir mais ne veut pas répondre
aux questions d'Oroveso. Il revient à Norma d'empoigner le fer
sacré pour venger le dieu outragé... Elle hésite !… et se dit
à elle-même : « (Est-il possible que j'aie pitié!) ».
Elle prétexte de devoir l'interroger
afin d'obtenir le nom de la prêtresse trompée ou complice. Tous
sortent et Bellini souligne avec finesse ce moment crucial en
rappelant le thème tourmenté des cordes dans l’ouverture…
Les cors prolongent encore l’attente…
puis les pizzicati !… enfin, les accords typiques des violons se
font entendre, mais ce n’est, pour une fois, ni la flûte, ni la
clarinette qui annoncent le premier thème du duo, mais les cordes,
graves, noires.
[Duetto] « In mia man’ alfin tu
sei » : dans ma main tu es enfin, s’écrie Norma qui promet la
vie à Pollione s'il consent à laisser Adalgisa se consacrer à l’autel.
Il repousse cette lâcheté. La colère désespérée de Norma la
fait s’abaisser à un chantage : tantôt, elle a déjà dirigé ce
poignard vers ses enfants, et là… elle pourrait un instant
oublier qu'elle est mère... S’en prendre à leurs enfants ?!!
Pollione déclare que lui seul doit mourir et veut se frapper
lui-même avec le poignard…. Mais, second chantage de Norma,
Adalgisa, infidèle à ses voeux, mourra dans les flammes ! « Nel
suo cor ti vo’ ferire. » : Norma veut atteindre, blesser Pollione
en frappant le coeur d’Adalgisa.
Stretta finale : « Già mi pasco ne’
tuoi sguardi » (Je me repais déjà de tes regards). Au comble de
la fureur, elle exprime sa jouissance de lire déjà la terreur dans
les yeux de Pollione. Elle a cette phrase désespérée qui la rend
touchante : « Je peux enfin et je veux / te rendre malheureux,
autant que moi. », sur l’un des thèmes vifs de l'ouverture.
Pollione prie et supplie afin d’être l’unique victime… qu’elle
lui donne au moins ce fer… mais Norma triomphe et rappelle les
prêtres...
Finale Secondo.
a) Scena. Norma déclare qu’elle va
leur dévoiler une autre victime : une prêtresse parjure à ses
voeux ! Pollione est accablé d’angoisse, mais contre toute
attente, Norma révèle : « Son io » (c’est moi), brève
confession sublimée par Maria Callas qui y mettait… tout ce qu’on
peut imaginer : douleur désespérée, humilité, soulagement
éperdu en même temps que déchirement suprême de celui qui
décide d’aller au sacrifice…
C'est la stupeur générale après
cette réponse, complètement inattendue pour les Gaulois, mais
sublime pour Pollione… et que Bellini a voulu divinement piano !
b) Norma conduit le premier ensemble
concertant Largo « Qual cor tradisti » : quel coeur as-tu trahi,
as-tu perdu, / que cette heure terrible te le révèle. » Pollione
est illuminé par le geste de Norma : « Ah ! trop tard je t'ai
connue... / sublime femme, je t'ai perdue... / avec le remords, mon
amour renaît / désespéré, furieux / mourons ensemble, ah ! oui,
mourons, / mes dernières paroles seront : je t’aime. Mais toi en
mourant, ne m’abhorre pas, avant de mourir, pardonne-moi. »
Oroveso et le choeur pressent Norma
de se disculper, de dire qu’elle ment, qu’elle délire !…
c) Scena e Preghiera-Concertato
finale. Une pensée subite frappe Norma :
« Ciel ! et mes fils ? » puis, se
tournant vers Pollione : « Nos fils? » Tandis que l'orchestre joue
leur thème. Mais les autres veulent une réponse… elle se alors
coupable "Oltre ogni umana idea", c’est-à-dire au delà
de toute idée humaine ! !
Un autre choc attend le pauvre
Oroveso car Norma lui dit à voix basse : "Son madre…" :
Je suis mère…
- Mère !!! », répète-t-il et
Felice Romani accentue sa stupeur par trois points d’exclamation !
Norma, agenouillée près de son
père, le supplie de ne pas abandonner ses enfants.
L'accompagnement des violons, amer,
désabusé, se fait entendre avant la mélodie Più Moderato : «
Deh ! non volerli vittime / del mio fatale errore…» (Ah! Ne les
exige pas comme victimes de mon erreur fatale).
Le choeurs ne comprend pas ces
prières, ces pleurs, et attend avec consternation l’exécution…
Les larmes d’Oroveso révèlent bientôt à Norma et à Pollione
qu’il pardonne et sauvera leurs enfants ! l’ensemble augmente d’intensité
et culmine sur le chant uni de Norma et Pollione, désormais heureux
d’aller au supplice : sublime et extrême bonheur désespéré
avant la catharsis…
Les druides recouvrent la prêtresse
d’un voile noir, tandis que le choeur la maudit.
Norma, "s’acheminant",
précise délicatement Felice Romani (vers le bûcher), s’écrie :
"Padre !… Addio."
Le tempo s’accélère à l’orchestre…
dans un élan suprême, les voix de Norma et de Pollione dominent ce
magnifique Concertato final, tandis que les cordes crépitent sur le
roulement des timbales et l'éclat des cymbales, confondues avec les
bronzes sacrés d'IRMINSUL.
Ritorno in patria !
Après avoir été rassuré par l’accueil
de la troisième de Norma, Bellini quitte Milan le 5 janvier 1832
pour atteindre Naples le 11. Il y retrouve son vieux maestro
Zingarelli, encore directeur du Conservatoire, à près de
quatre-vingts ans ! Francesco Florimo rapporte l’émotion du
vieillard, tenant en main la partition de Norma que Bellini lui
avait dédiée : « [il] versait des larmes de tendresse
et disait à ceux qui l’entouraient, et j’étais parmi
eux : "Ne vous l’ai-je pas dit mille fois que ce
Sicilien aurait rempli le monde de lui ?" Et parvenu au chœur
de guerre [à l’acte II], après l’avoir lu une première et une
seconde fois, il s’exclama : "Per Dio ! comme il
est bien réussi et comme il est beau, mais il est barbaro ! Et
à partir de ce moment jusqu’à la fin de l’opéra, la musique
est telle, croyez-moi, que tant que les hommes qui l’écouteront
auront un cœur, devront l’applaudir toujours." Et il conclut
en disant : "La nature a révélé à Bellini un grand
secret, la tendresse des larmes." ».
Vincenzo dut retarder son retour en
Sicile tant il fut fêté à Naples : la famille royale voulut
le rencontrer, le public voulut l’entendre… ou plutôt écouter
l’un de ses opéras et le Teatro san Carlo donna I Capuleti e i
Montecchi. Bellini dut s’arracher à sa modeste loge du quatrième
rang pour venir saluer, seul sur la scène !
Bellini et Florimo s’embarquèrent
le samedi 25 février sur le vapeur Real Ferdinando et abordèrent
Messine le 26 au soir mais le port étant « fermé »
(!), le bateau dut demeurer au large jusqu’au lundi matin ! A
Messine, il retrouva son père, Don Rosario Bellini venu depuis
Catane et le soir eut lieu une représentation de gala d’Il
Pirata et lorsqu’on annonça la présence de Bellini, le
Teatro Comunale fut pris d’assaut ! Les deux jours de station
à Messine ne furent pas de trop pour en supporter trois d’un
interminable voyage vers la Catane natale. Les notables l’attendaient
aux portes de la ville, au son d’une fanfare jouant des morceaux
de ses opéras. Le Teatro Comunale donna des extraits d’Il Pirata
et de La Straniera dont le public réclama de nombreux bis…
faisant même venir Vincenzo sur la scène, il entra, paraît-il,
tenant par la main, son père très ému ! Catane eut la joie
de conserver son illustre enfant durant un mois et la veille de son
départ, alors que l’Etna crachait plus de flammes qu’à l’accoutumée,
on entendit Vincenzo s’exclamer avec mélancolie :
« Toi aussi, ô Etna tu veux me donner l’ultime
adieu ? ».
Le 5 avril il parti pour Palerme où
il arriva quatre jours plus tard. La capitale de la Sicile donna
pour lui une représentation de I Capuleti e i Montecchi au Teatro
Carolino (le Teatro Massimo, plus grand théâtre d’Europe après
l’Opéra de Paris, ne sera inauguré qu’en 1897). Lors d’un
somptueux concert de ses musiques à l’Accademia Filarmonica, on
inaugure en sa présence un buste de Bellini !
Bellini et Florimo quittèrent
Palerme le 23 avril et arrivèrent à Naples après 44 heures de
traversée. Il y trouve une missive de l’impresario Lanari lui
signalant qu’il est parvenu à réunir la somme de 12000 francs
pour le prochain contrat, avec le Gran Teatro La Fenice et Bellini
se montre disposé à accepter. On ignore la date de son départ de
Naples mais on sait qu’il assiste à Rome à une représentation
de La Straniera et qu’il rencontre le pape Grégoire XVI,
désireux d’exprimer son admiration au compositeur. C’est à
cette période que se place l’énigme d’un onzième opéra de
Bellini : Il fu ed il sarà ou, en quelque sorte, ce qui
fut et ce qui sera, comme le confirment les noms des personnages
allégoriques : « le Fantôme du Passé »,
basse ; « la Voix hypothétique de l’avenir »,
ténor ; « la Fécondité », prima donna
assoluta ; un « Chœur des ancêtres » et un
« Chœur des descendants ». On a retrouvé les paroles
parmi les papiers laissés par le librettiste romain Jacopo
Ferretti, mais la mention : « à représenter avec la
musique du maestro Bellini » laisse perplexe. Il s’agit d’une
œuvre donnée en privé pour le mariage d’un homme de Lettres
(Camillo Giuliani) mais la date de ce mariage tombe durant le voyage
de Bellini et l’une des hypothèses les plus probables est donc
que l’on aurait plutôt adapté de la musique d’opéras déjà
composés du « maestro Bellini ».
De passage à Florence, Bellini
assiste à une malheureuse représentation de La Sonnambula, avec
tous « les tempi au galop », se lamente-t-il le 24 mai
dans une lettre à l’éditeur Ricordi, … (défaut bien moderne
mais existant aussi à l’époque !). En revanche les
Florentins lui font un triomphe dans leur vaste Teatro della
Pergola, toujours en activité. Bellini retrouve enfin Milan après
un voyage de cinq mois ! Il quitte la capitale de la Lombardie
pour un court voyage jusqu’à Bergame où il doit superviser les
représentations de Norma.
On accourt de Venise, de Brescia de
Milan, même ! …et c’est un véritable triomphe que Bellini
s’empresse de communiquer à Felice Romani, demeuré à
Milan : « La Giuditta (Pasta) est bien disposée, elle
est en voix et chante et déclame d’une façon qui arrache les
larmes… Elle me fait pleurer moi aussi !… Et j’ai pleuré
en fait pour beaucoup d’émotions que je ressentais en moi… ».
Par ces mots, Bellini faisait-il allusion aux souffrances de la
création ? c’est fort possible. Il se montre satisfait de l’Adalgisa
de la Taccani et souligne le mérite du ténor Domenico Reina :
« Reina qui n’est pas Donzelli, y met tant de flamme au
point d’en dédoubler sa voix et sa personne. Il prononce
clairement et se meut avec énergie ; c’est un Pollione
vraiment amoureux et féroce : tu le trouverais exagéré pour
un proconsul romain. Il dit de manière tragique Meco all’altar di
Venere [Cavatina de son air d’entrée], mais fait pleurer et est
très applaudi dans la stretta Me protegge me difende [Cabaletta].
Le trio [Finale I] ne peut être mieux exécuté : ils le
jouent bien et avec force ; il a fait frissonner tout le monde,
et ils estimèrent que c’est un beau finale, même sans (…) les
druides, druidesses et d’autres choeurs pour faire du bruit. Tu
avais raison de t’obstiner qu’il soit ainsi… »
Et Bellini d’ajouter dans un P.S.
exalté : « Mayr te salue affectueusement (Romani
écrivit des livrets pour Mayr) ; il m’a pris dans ses bras
et embrassé. Et je suis à Bergame !… », conclut-il,
incrédule qu’un tel succès se produise en terrain
« ennemi », Bergame étant le berceau de Gaetano
Donizetti.
Plusieurs détails fort intéressants
de cette lettre retiennent notre attention, comme cette validation
définitive, en quelque sorte, de ce curieux Finale sans concertato
(ensemble concertant)… et la part que Romani avait apparemment
joué dans son insistance… On retient aussi la remarque concernant
le ténor Reina « tu le trouverais exagéré pour un proconsul
romain ». Ce pourrait être une allusion à la sobriété de
Romani, bien connu pour se voir intégré dans la compagnie des
librettistes romantiques alors qu’il se défendait de l’être,
récusant plutôt les outrances où tombaient ceux-ci, par attrait
de la passion !
Bellini dit, d’autre part, une
chose curieuse : le ténor « fait pleurer » dans sa
cabaletta, on se demande vraiment comment ! la Cabaletta est
énergique, déterminée et brillante, comment alors « faire
pleurer » dans un tel morceau ?!!… Peut-être quelque
chose de l’interprétation de ces morceaux, qui nous font sourire
aujourd’hui par leur linéarité et leur naïveté, nous
échappe-t-elle ?…
Conforté encore par le succès
bergamasque de sa Norma, Bellini peut se consacrer pleinement à la
commande de son nouveau contrat pour « La
Sérénissime »…
De nouveaux espoirs, de nouvelles
douleurs, mais également l’ultime triomphe, avant la fin,
misérable et désespérée, injuste.
Yonel Buldrini