Trouver la subtile
alchimie d’une œuvre aussi complexe que la Voix Humaine n’est
pas chose aisée, et plusieurs grandes dames du chant s’y sont
cassé les dents. La partition est à première vue techniquement
simple : une partie vocale très médium (qui permet d’ailleurs
une excellente intelligibilité du texte) à part un contre-ut et
quelques la aigus ; une orchestration très adaptée, quasiment
en permanence sous forme d’accompagnato, et quand elle accompagne
le chant complètement, le volume est toujours respectueux de la
tessiture vocale.
Ce qui étonne à la
première lecture de la partition c’est la multiplication des
indications de dynamique, de tempo et d’interprétation :
cette œuvre qui pourrait paraître très libre à la simple écoute
est en fait un objet fini et fignolé par Poulenc (et Duval). C’est
cet aspect très « fini » et le texte de Cocteau, d’un
quotidien désarmant, qui ont posé problème aux divas successives
qui s’y sont frottées.
Comment prendre la
distance nécessaire pour habiter ce personnage extrême sans se
faire littéralement happer par lui, tout en restant respectueux d’une
partition si accomplie et d’un texte souvent difficile à
défendre s’il n’est pas dit avec le plus grand naturel ?
Sans parler de l’entente avec le chef d’orchestre qui est ici
vitale à cet équilibre.
* Denise
Duval/Georges Prêtre
EMI, 1959
L’ordre
chronologique nous impose l’analyse de cette version en premier et
pourtant on aimerait réserver les superlatifs pour la fin d’un
article (mais nous verrons que Harmonia Mundi nous permettra
tout de même une fort jolie fin) ! Evacuons tout de suite les
quelques critiques qui peuvent apparaître à l’écoute de ce
disque : le son mono et les montages très audibles pourront
rebuter les plus jeunes, habitués aux produits parfaits que nous
réserve depuis quelques années la technologie numérique ; l’orchestre
de l’opéra comique n’est pas des plus fins (mais la couleur
très française des bois est appréciable ici) ; le timbre
très « Paris canaille » et la technique de chant un peu
daté de Duval font sourire pendant les premières secondes d’écoute :
on a l’impression, à certains moments, d’entendre Arletty qui
aurait apprit à chanter de l’opéra ! Oui, les voyelles sont
trop ouverte, oui, les « r » sont outrageusement roulés
et certains mots prononcés d’une façon un peu maniérée, mais
comment ne pas succomber face à une telle perfection d’interprétation ?
Avouons que la dame à des circonstances atténuantes : l’œuvre
a littéralement été écrite en binôme, entre Poulenc et elle, et
ça se sent ! Pas une intention, une respiration, une nuance,
un accéléré, un ralenti qui ne viennent du plus profond d’elle
et si l’on écoute cette merveille partition en main on peut
vérifier sur pièce : Duval fait toutes les notes et les
indications écrites. Pour trouver un tel miracle
musicalo-interprétatif dans l’histoire du disque il faut aller
chercher dans les enregistrements Britten-Pears. L’accompagnement
de Prêtre est du même niveau : incisif, vivant, amoureux, on
sent que jamais la chanteuse n’attend, le chef sait l’accompagner
dans cette expérience interprétative extrême en se faisant
oublier mais en étant là à chaque instant pour soutenir le drame.
Dès la première minute le chef installe l’aspect quasi
cinématographique de la pièce en tissant un décor, des
fondu-enchainés, des changements de plans musicaux : c’est
du Renoir ou du Duvivier orchestral !
Que dire de plus à
part que cette première intégrale reste et restera à jamais
insurpassable (on l’a même cru longtemps inapprochable, mais…)
* Jane
Rhodes/Jean-Pierre Marty
INA, mémoire vive,
1976
Difficile après la
version de la création de renouveler le propos sans trahir en
quelques sorte l’œuvre. Pourtant, en 1976, une grande dame du
chant français, Jane Rhodes, va nous offrir ce qui va rester
pendant très longtemps la seule alternative sérieuse à l’enregistrement
EMI. Sa vocalité est diamétralement opposée à celle de la grande
Denise : la voix est pleine et ronde, le timbre de lait
(certaines mauvaises langues diraient de crème chantilly !),
Toutes les notes sont vibrées et vibrantes. En revanche on perd
dans ce flot de décibels et d’harmoniques beaucoup de texte et de
vérité dramatique : ce n’est plus la grande mondaine
parisienne qui souffre mais une diva entre deux âges. Le jeu peut
paraître un peu outré à certains moments (comme souvent chez
cette artiste) mais on est vite emporté par cette tornade de
douleur qui, il est vrai, se rapproche plus de Phèdre que la pièce
de Cocteau. En fait cette option dramatique très chantée et jouée
pourrait exister pleinement si elle était réellement soutenue par
un accompagnement idoine ; or on est loin du compte. Comme dans
ses Dialogues des Carmélites, Marty apparaît ici tel qu’il
est : un honnête fonctionnaire de la musique ! Souvent
lente et lourde, sa vision de la Voix Humaine flatte tous les
mauvais cotés de sa chanteuse : il aurait fallu à Rhodes,
pour lui donner le brun « d’électricité » qui lui
manque, un souffle dramatique à sa mesure mais c’est un
accompagnement routinier et peu inspiré que lui offre le très bon
Orchestre National de France et son chef. La valse de l’aveu, seul
vrai moment de lyrisme pur de la partition, aurait pu être un vrai
choc confié à Jane Rhodes mais sous la baguette de Marty c’est l’un
des moments les moins inspirés du disque, à l’image de toute
cette interprétation : un rendez-vous manqué.
* Julia
Migenes/Georges Prêtre
Erato, 1991
Voilà ce qu’on
pourrait appeler un OLNI (Objet Lyrique Non Identifié) !
Pourquoi avoir proposé à Georges Prêtre de réenregistrer la Voix
Humaine plus de trente ans après avoir légué la référence
absolue de l’interprétation au disque ? Et surtout pourquoi
lui imposer comme interprète pour cette nouvelle rencontre la plus
grande escroquerie lyrique de l’histoire du disque en la personne
de Mme Migenes. Evacuons rapidement ce produit marketing, fort joli,
mais absolument hors de propos (ici comme partout ailleurs) qu’est
la diva américaine : la voix ? inexistante. La
technique ? précaire. L’interprétation ? outrée. La
diction ? bien moyenne. L’écoute de ce témoignage navrant
est dans un premier temps comique, mais il tourne rapidement à l’exaspérant.
C’est bien dommage
car contre toute attente (et surtout si on arrive à occulter les
vociférations hystériques et les chuintements nymphomaniaques de
la dame) l’accompagnement de Georges Prêtre a évolué depuis
1959, et sans être supérieur, il est du même niveau (avec une
pâte orchestrale plus luxueuse) : plus claire et énergique,
on a envie de dire plus efficace, moins dans l’introspection ;
la deuxième Voix Humaine de Prêtre est toujours aussi
cinématographique mais plus hollywoodienne que trente ans
auparavant ; Duvivier a laissé la place à Wells et Hitchcock.
Malheureusement, loin de Grace Kelly, Migenes se rapproche plus de
Tza-Tza Gabor !
* Françoise
Pollet/Jean-Claude Casadesus
Harmonia Mundi, 1993
N’importe
quoi ! Mais pourquoi deux grands musiciens se sont-ils
fourvoyés dans un chemin si éloigné de l’esprit de
Poulenc ? Quel dommage, car après le très beau disque
Casadesus des mariés de la tour Eiffel (chez le même éditeur) et
la Seconde Prieure magnifique de Pollet avec Plasson, on aurait pu
atteindre le sublime. Mais nous sommes ici face à un contresens
majeur : les deux interprètes nous offrent une sorte de grande
cantate pour soprano et orchestre où chaque son, chaque ligne
mélodique, chaque accord atteint une perfection esthétique
extrême mais… sans un brin de vie ou de théâtre !
Casadesus se saoule visiblement des couleurs moirées de son
orchestre (dans Pélléas ça peut être intéressant, ici c’est
tout simplement ennuyeux) et Pollet se regarde le nombril en usant
des sons filés « alla Caballé » et des demi-teintes
(certes fort joliment colorées) mais sans jamais « se
lâcher » ni vocalement, ni théâtralement.
Une question se pose
à l’écoute de ces deux derniers enregistrements : qu’est-ce
qui est le plus condamnable : de bons artistes qui font mal
leur travail ou une artiste moyenne (soyons charitable !) qui
fait ce qu’elle peut ?
* Felicity
Lott/Armin Jordan
Harmonia Mundi, 2001
Et la lumière
fut ! 42 ans après la création et l’enregistrement de la
merveille Duval/Prêtre on croyait impossible de retrouver l’équilibre,
l’inspiration, la magie nécessaire à la Voix humaine. Pourtant
dès les premières mesures de ce disque le mordant et les couleurs
chaudes de l’orchestre de la Suisse Romande nous installent dans
le drame. Les premiers « Allo » teintés d’angoisse et
d’agacement de Felicity Lott, le changement de ton dès le premier
contact avec son amant, où la voix se fait instantanément
caressante, la respiration plus calme, quasi amoureuse, nous font
entrer de plein pied dans le miracle. On a alors envie de comparer
cette petite merveille avec la version de la création et c’est
bien difficile. Bien sûr la technique de Lott est plus
« moderne » que celle de Duval, la voix est plus riche
en harmoniques, mais comment oublier la diction superlative de la
grande Denise ? Celle de la cantatrice anglaise est excellente
mais toujours un peu troublée par un accent discret. La direction
de Jordan est plus poétique, moins concrète que celle de Prêtre,
mais les deux conceptions se défendent et surtout sont parfaitement
en accord avec les propositions respectives de leur chanteuse :
Prêtre est sec et rugueux comme les lignes très parlées du chant
de Duval alors que Jordan tisse avec son merveilleux orchestre un
écrin digne du velours de Lott. Face à ces deux conceptions on n’a
pas envie de choisir, on écoute les deux avec le même
bonheur !
Pourtant la voix de
Felicity Lott n’a plus la pureté d’antan, le haut médium s’est
blanchi avec l’âge et le grave, qui n’a jamais été la partie
la plus facile de sa tessiture, disparaît de plus en plus. Mais, en
grande artiste, la cantatrice se joue de ces menus problèmes, s’en
sert même pour colorer subtilement son interprétation. Cela nous
donne une Voix Humaine très onirique que l’on écoute comme dans
un rêve et dont on se réveille bouleversé.
En conclusion, pour
qui veut découvrir l’œuvre, la version Duval/Prêtre s’impose
autant pour sa valeur historique que musicale. Mais pourquoi ne pas
acheter directement les deux versions Duval et Lott pour les
dévorer dans la foulée ? En plus les compléments de ces deux
versions sont passionnants : Le texte « le bel
indifférent » dit par Edith Piaf pour EMI et une merveilleuse
Dame de Monte-Carlo pour Harmonia Mundi.
La version
Rhodes/Marty reste un bon choix de repli, mais il est indispensable
pour les amoureux de l’œuvre ou de la chanteuse.
Oublions les deux autres versions,
dont une (HM) a déjà disparu du catalogue et on aura du mal à la
regretter !
Jean-Christophe
Henry