Photo - Xavier Leroux
Un grand succès populaire ne garantit pas la pérennité d'un genre et
l'Opéra naturaliste français, après avoir fait les beaux jours de la
salle Favart jusqu'au début de la seconde guerre mondiale, est aujourd'hui retombé dans l'oubli. Seule
Louise est parvenu à se maintenir épisodiquement au répertoire des grandes scènes et il est à craindre que l'initiative du
théâtre de Giessen qui a récemment remis à l'affiche L'Attaque du Moulin et
Messidor d'Alfred Bruneau reste sans lendemain. Nous chercherons dans les lignes qui suivent à comprendre ce qui fit le succès du naturalisme, sans en masquer les faiblesses.
Né dans le sillage de Gustave Flaubert, le courant naturaliste s'imposa dans la vie littéraire du dernier tiers du XIXe siècle sous l'impulsion d'Emile Zola et des frères Goncourt. Ceux-ci en définirent les ambitions dans la préface de
Germinie Lacerteux dès 1865 : "Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai. Il aime les livres qui font semblant d'aller dans le monde : ce livre vient de la rue". La même année, le mouvement naissant connut sa bataille
d'Hernani avec Henriette Maréchal des mêmes Goncourt, retirée de l'affiche de la Comédie Française après six représentations seulement. Honnis par les classiques comme avaient pu l'être les premiers romantiques, les tenants du réalisme se ralliaient à cette déclaration d'Emile Zola : "Le cadre du roman lui-même a changé. Il ne s'agit plus d'inventer une histoire compliquée d'une invraisemblance dramatique qui étonne le lecteur ; il s'agit uniquement d'enregistrer des faits humains, de montrer à nu le mécanisme du corps et de l'âme". Le naturalisme eut son manifeste avec les
Soirées de Médan, recueil collectif de nouvelles dont les plus célèbres restent
L'Attaque du moulin de Zola et Boule de suif de Maupassant. Désormais installé dans la vie littéraire, il allait se lancer à la conquête du monde lyrique et franchir une porte que Bizet avait déjà ouverte avec sa
Carmen dont le réalisme avait provoqué un véritable scandale à sa création à l'Opéra Comique le 3 mars 1875. On peut affirmer sans risque que les cigarières sévillanes annonçaient les couturières de
Louise.
Cette nouvelle école ne pouvait bien évidemment laisser indifférent le monde lyrique et certainement pas Alfred Bruneau, l'un des plus proches amis de Zola, qui s'empressa de mettre en musique deux œuvres du romancier :
Le Rêve en 1891 puis L'Attaque du Moulin deux ans plus tard. La révolution était en marche mais la rupture avec les formes traditionnelles n'était pas encore définitive : les deux ouvrages ne comportaient plus aucun numéro mais ils avaient été composés sur des livrets en alexandrins signés par Louis Gallet, le collaborateur des premiers triomphes de Massenet. La référence au maître n'est pas fortuite : pratiquement tous les compositeurs que nous allons rencontrer avaient été ses élèves et la liberté de son enseignement au Conservatoire avait sans doute favorisé leur émancipation. Revenons à Bruneau et citons ces propos qui s'apparentent à un manifeste : "Trouvant stupide le règne tyrannique de la cavatine, des couplets à vocalises, des formules commodément modifiables au gré des interprètes-virtuoses, je cherchais une pièce de construction logique, émouvante, humaine, où la poésie et le réalisme s'uniraient étroitement et dont les personnages, appartenant à un temps rapproché du mien, me permettraient d'exprimer de manière directe mes propres sentiments".
L'ambition des compositeurs naturalistes consistait à imposer sur la scène lyrique des "personnages du quotidien", inscrits dans un contexte contemporain et vivant des situations dramatiques. Il existait cependant parfois un décalage entre les intentions des auteurs et la langue trop ambitieuse des livrets. C'est le maître Massenet qui imposa le premier la prose avec La Navarraise en 1894 avant qu'Emile Zola ne se transforme en librettiste pour cosigner Messidor et L'Ouragan avec Alfred Bruneau. D'autre part, le caractère savant de la musique était parfois en contradiction avec la recherche affichée de la "vérité" sociale, et lorsque les compositeurs cherchaient à "faire populaire", c'était assez souvent avec une certaine maladresse. Il est vrai qu'ils avaient tous subis l'influence wagnérienne et que leur admiration pour le maître de Bayreuth les incitait à surcharger la masse orchestrale et à recourir trop systématiquement au chromatisme et à l'emploi des leitmotivs. Malgré la pureté des intentions originelles, on ne retrouvait plus parfois dans cette musique qu'une lointaine séquelle du Grand Opéra. Dans le même temps, les livrets avaient évolué et la peinture de la vie quotidienne devait désormais coexister avec des figures allégoriques (Messidor, Louise) ou même résolument fantastiques (La Habanera, Le Juif polonais). L'école naturaliste connut de sévères détracteurs, à l'image de ce chroniqueur du Petit Journal qui, au lendemain de la création de Louise, écrivait : "Louise : Du vide, avec du vide autour". Ces adversaires mettaient en avant la maladresse de l'écriture vocale de certains ouvrages et regrettaient par exemple que dans Le Pays de Ropartz ou Le Mas de Canteloube les superbes séquences orchestrales se développent au détriment des parties lyriques.
Pourtant le genre connut un vif succès populaire que l'on peut sans doute attribuer à l'intensité des situations dramatiques et à la qualité exceptionnelle de certaines partitions. Les critiques s'accordèrent généralement pour en saluer la franchise et la généreuse spontanéité. Le modèle du genre reste Louise de Gustave Charpentier, mais nombreux sont les ouvrages qui méritent de retenir notre attention. Nous commencerons naturellement par évoquer le maître de cette génération, Jules Massenet, prêt à se passionner pour toutes les formes et qui donna au genre La Navarraise, mais aussi Sapho et Thérèse, considérés généralement comme des répliques au vérisme italien mais qui appartiennent de plein droit au naturalisme français. Nous évoquerons ensuite plus en détail les figures attachantes d'Alfred Bruneau et Gustave Charpentier. Il est à noter ici que la thématique naturaliste a été appliquée par des musiciens de tempérament et d'école fort différents et que la distance est grande entre le franckisme assez sombre d'un Ropartz et l'écriture colorée d'un Charpentier qui emprunte à la fois à Massenet et à Chabrier.
Parmi les "petits maîtres", sans même évoquer les mérites de compositeurs comme Jean Nouguès ou Francis Casadesus aussi respectés de leurs contemporains qu'oubliés aujourd'hui, il nous faut citer ici Camille Erlanger qui signa Le Juif polonais, Xavier Leroux Le Chemineau, Raoul Laparra la sombre et obsédante Habanera, Henry Février Monna Vanna, Max d'Ollone Le Retour, Guy Ropartz Le Pays ou Joseph Canteloube Le Mas. Chez la plupart de ces compositeurs, comme chez Déodat de Séverac - l'auteur du Coeur du moulin qui ne concevait l'art "que dans sa liaison intime avec les suggestions confidentielles de la petite patrie" (Paul Landormy) et dénonçait (déjà) "la centralisation parisienne et les petites chapelles musicales" -, la veine régionaliste cohabite avec l'ambition naturaliste. Cette volonté d'enracinement ne les conduisait pas cependant à abandonner l'exigence musicale et au lendemain de la création du Mas de Canteloube, un critique put remarquer : "On y sent la main d'un musicien de haute culture qui est en même temps un poète s'exprimant par les sons". L'opéra naturaliste français avait la saveur du terroir et ce n'était pas le moindre de ses charmes.
Parmi les compositeurs que nous avons cités, Xavier Leroux connut avec Le Chemineau, solide drame paysan adapté d'une pièce populiste de Jean Richepin, un succès considérable puisque l'ouvrage, au charme mélodique indéniable, voyagea dans toute l'Europe et fut même représenté à Chicago et à New York au lendemain de la première guerre mondiale. Il resta à l'affiche de l'Opéra Comique jusqu'en 1945, totalisant 106 représentations. L'œuvre de Leroux se voulait avant tout populaire et il est intéressant de citer cette sorte de profession de foi du musicien, exprimée dans une lettre à Henry Malherbe : "La mission du compositeur ne consiste qu'à rassembler les rythmes ancestraux. Un musicien ne doit s'inspirer que des chants populaires, il peut les interpréter avec le goût et la science qui lui sont propres ; il a le devoir de les animer, de les affirmer, de les répandre". On note d'ailleurs chez la plupart des compositeurs naturalistes une volonté de démocratiser leur art, de Gustave Charpentier, initiateur du si charmant mais en définitive peu convaincant Conservatoire de Mimi Pinson, à Max d'Ollone qui allait jusqu'à demander au public de lui fixer son esthétique : "Qu'exigez-vous de moi ? Je vous le donnerai".
L'opéra naturaliste jeta ses derniers feux avant la première guerre mondiale, même si le genre survécut marginalement jusqu'au début des années trente avec en particulier Vercingétorix de Canteloube, qui appliquait le langage naturaliste à des personnages historiques. Ce rapide essoufflement semblait donner raison à Giuseppe Verdi qui, à la lecture de la partition du Rêve, avait déclaré : " C'est pavé de bonnes intentions, mais dans vingt ans on n'en parlera plus". Depuis 1945, comme nous l'avons remarqué, seule Louise a réussi à se maintenir au répertoire, mais non sans essuyer régulièrement les railleries d'une certaine intelligentsia qui en dénonce les faiblesses en omettant de souligner ses réelles qualités vocales et symphoniques. Ce dossier se veut un plaidoyer pour que soit davantage pris en considération un répertoire qui sut atteindre le cœur d'un large public et à ce seul titre mérite notre respect.
Vincent Deloge