L'Opéra Naturaliste Français
un dossier proposé par Vincent Deloge

 
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Alfred Bruneau, l'ami de Zola
par Vincent Deloge


Alfred Bruneau


Ami et admirateur d'Emile Zola, Alfred Bruneau fut le fondateur du courant naturaliste à l'opéra. Il n'était donc pas question d'envisager ce dossier sans lui rendre hommage, d'autant qu'il s'agit d'un musicien d'une rare intégrité, qui sut toute sa vie durant rester fidèle à ses principes et à ses convictions de jeunesse.


Je rêve que le drame lyrique soit humain, sans répudier ni la fantaisie, ni le caprice, ni le mystère. Toute notre race est là, je le répète, dans cette humanité frémissante, dont je voudrais que la musique traduisit les passions, les douleurs, les joies. La vie, la vie partout, même dans l'infini du chant.

Vers un sujet émouvant et humain.

Né à Paris le 3 mars 1857, Alfred Bruneau était le fils d'un violoniste qui avait fondé une maison d'édition et publié entra autres Psyché de César Franck. Entré au Conservatoire, il étudia le violoncelle avec Franchomme puis l'harmonie avec Savard et la composition avec Massenet et obtint un second Prix de Rome en 1881. Trois ans plus tard, il débutait aux Concerts Pasdeloup avec son Ouverture héroïque. Sa première tentative lyrique, Kérim, une comédie orientale sur un livret de Paul Milliet et Henri Lavedan, passa plutôt inaperçue et pour gagner sa vie, Bruneau dut travailler comme correcteur d'épreuves musicales chez l'éditeur Hartmann. Très tôt, il s'était passionné pour les romans d'Emile Zola, comme l'a révélé son contemporain Julien Tiersot : "Loin d'être, comme la majorité des lecteurs d'alors, choqué par leur réalisme, il était frappé d'y trouver l'expression d'une vérité que cachaient volontairement les artifices de la littérature antérieure, et les sentiments de pitié pour la misère humaine qui s'en exhalaient lui allaient droit au cœur". 

Décidé à rompre avec l'académisme dominant, Bruneau s'était mis à la recherche d'un sujet émouvant et humain conciliant poésie et réalisme, et dont les personnages modernes s'accorderaient à ses propres conceptions. Il s'intéressa à La Faute de l'abbé Mouret de Zola mais les droits en avaient déjà été acquis par Massenet et Bruneau s'effaça devant son maître. Le romancier n'avait toutefois pas été insensible à sa démarche et lui proposa de mettre en musique un roman qu'il terminait, Le Rêve. Le chevronné Louis Gallet fut chargé de l'écriture du livret. Il en résulta un drame lyrique en quatre actes et huit tableaux, qui fut créé le 18 juin 1891 au Châtelet, où l'Opéra Comique avait dû se replier après l'incendie de la salle Favart. Cette création parapha l'acte de naissance de l'opéra naturaliste français, ce dont Arthur Dandelot rendit compte par la suite : "Je me souviens, comme si c'était hier, de l'impression produite par cette oeuvre qui bouleversait les habitudes, les convenances théâtrales de l'époque ! Quelle audace de nous présenter des personnages contemporains, vêtus comme ceux rencontrés chaque jour, de les faire s'exprimer en vulgaire prose, d'employer des accords parfaits se suivant par tons entiers, de ménager si peu les modulations, d'user aussi fréquemment du leitmotiv ! Mais que de poésie en cette musique, quel souci de juste expression, quel réalisme de bon goût sans rien de commun avec le vérisme de nos voisins d'Italie !". L'œuvre fut en général bien accueillie même si certains critiques dénoncèrent la pauvreté du langage harmonique et l'usage trop simpliste du leitmotiv. 

La belle musique d'un homme jeune

L'accueil favorable réservé au Rêve incita Carvalho à demander à Bruneau de poursuivre l'adaptation à la scène lyrique d'œuvres de Zola. Contacté à cet effet, le romancier choisit L'Attaque du moulin, nouvelle qu'il avait signée pour le recueil collectif des Soirées de Médan. Louis Gallet signa à nouveau le livret et l'on décida par prudence de transporter l'action sous la Révolution française, les blessures de la guerre de 1870 étant alors loin d'être refermées. L'œuvre fut créée le 23 novembre 1893 et reçut à nouveau un bon accueil du public. Une grande partie de la critique s'obstinait en revanche à taxer Bruneau de wagnérisme, ce qui était inexact puisque s'il admirait le maître de Bayreuth, il était loin de partager ses idées esthétiques. Chabrier salua pour sa part "une oeuvre virile, vigoureuse, tendre, fougueuse, et une orchestration chaude et nerveuse" et ajouta : "On était heureux d'entendre de la belle musique d'un homme jeune, qui n'imite personne, et qui est lui. Je sens qu'il a devant lui une carrière magnifique, et je suis content". La collaboration des Bruneau et Zola se poursuivit avec Messidor, né de cette idée simple de Zola : "J'ai pensé à un poème dont chaque acte se passerait à l'une des saisons de l'année et qui exalterait, dans la fête du printemps, le travail et l'amour". Cette fois, le romancier signa lui-même le livret, abandonnant les alexandrins pour la prose, et l'œuvre fut créée à l'Opéra de Paris le 7 décembre 1896. Malheureusement, les remous suscités par l'affaire Dreyfus et le fameux J'accuse publié par Zola dans L'Aurore écourtèrent le succès de l'ouvrage. Certains polémistes n'hésitèrent pas à déclarer alors que l'œuvre de Bruneau était aussi criminelle que les bombes anarchistes et méritait d'être poursuivie comme un péril national ! Précisons que l'entracte symphonique de Messidor constitue sans aucun doute l'une des pages les plus abouties de Bruneau et s'est maintenue au programme des concerts.

De retour à l'Opéra Comique, Zola et Bruneau proposèrent le 29 avril 1901 L'Ouragan, poème de la mer comme Messidor avait été celui de la terre. Les passions politiques n'étaient pas apaisées et l'œuvre subit de vives attaques auxquelles Gustave Charpentier répondit dans Le Figaro : "Le Rêve, l'Attaque du Moulin, Messidor, sont les étapes réfléchies d'un esprit que la beauté visite, qu'habite une volonté tenace, irrésistiblement tendue vers les cimes. A chaque oeuvre nouvelle, plus de grandeur apparaît". La mort tragique de Zola, le 29 septembre 1902, retarda la création de leur ultime oeuvre commune, L'Enfant Roi. Fidèle au romancier, Bruneau adapta ensuite pour la scène lyrique Nais Micoulin puis obtint de Massenet l'abandon de ses droits sur La Faute de l'abbé Mouret et en signa une importante musique de scène pour l'Odéon. Son dernier hommage à Zola fut Lazare, qui est à mon sens la plus belle et sans doute la plus originale de ses partitions. Pourtant, cette scène resta inédite et ne fut jouée pour la première fois qu'en 1954. Le poème est un pur chef-d'œuvre de poésie et la partition, austère et dépouillée, le sert merveilleusement. 

À l'ombre d'un grand coeur

Alfred Bruneau se montra par la suite toujours aussi actif sur la scène lyrique même s'il ne rencontra plus tout à fait la même réussite. Il signa également des mélodies ainsi qu'un Requiem assez audacieux, réclamant un effectif orchestral considérable. En 1925, il fut appelé à succéder à Gabriel Fauré à l'Académie des Beaux-Arts. Toujours prêt à s'enthousiasmer, il joignait à ses qualités de musicien celles de critique, d'une pertinence et d'une objectivité rare, doué d'un véritable talent de plume. Il fut pendant plus de trente ans le chroniqueur musical du Matin et publia plusieurs recueils de ses articles, qui permettent d'apprécier sa culture et son enthousiasme, ainsi que des souvenirs de sa collaboration avec Zola modestement intitulés À l'Ombre d'un Grand Cœur. Il mourut à Paris le 15 juin 1934.

Homme de fidélité et de conviction, Bruneau n'a jamais renié les idéaux de sa jeunesse et cela nous le rend aussi attachant que la franchise de sa musique. Son style s'impose par sa concision et sa clarté, il emporte davantage qu'il ne séduit, ne reculant jamais devant une certaine rudesse lorsque la situation dramatique l'exige. On y chercherait en vain des raffinements harmoniques ou des miracles de coloriste, mais on admire un accent direct, où la sobriété recherchée ne nuit jamais à l'expressivité, et une réelle veine mélodique. De Wagner ou de Massenet, il a eu la sagesse de ne retenir que ce qui correspondait réellement à son tempérament et c'est pourquoi son oeuvre possède un ton si personnel qui nous séduit.

Vincent Deloge

 


Recommandations discographiques :

- Requiem, Lazare par l'Orchestre National d'Ile de France (d° Jacques Mercier) - 1 CD RCA 74321 75087 2

- Pages symphoniques extraites de Messidor, Naïs Micoulin et L'Attaque du Moulin par l'Orchestre philharmonique de Rhénanie-Palatinat (d° James Lockart) - 1 CD Naxos Patrimoine 8.550888

- "Le jour tombe, la nuit va bercer les grands chênes" de L'Attaque du Moulin, chanté par Roberto Alagna dans son récital d'airs d'opéras français - 1 CD EMI 826381 2 

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