Marino Faliero
un dossier proposé par Yonel Buldrini

 
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M A R I N O    F A L I E R O ,

Histoire vénitienne de révolte politique, de haines, de pardon.


Photo - Roberto Servile dans Marino Faliero


Les intrigues et la musique de  Marino Faliero 


Et tout d’abord, les personnages de cet « opéra d’hommes » ! 

Marino Faliero, Doge di Venezia, basse.
Fernando Faliero, neveu du Doge, ténor.
Israele Bertucci, Chef de l’Arsenal, baryton.
Elena Faliero, épouse du Doge, soprano.
Michele Steno, jeune patricien, basse.
Leoni, patricien, membre du Conseil des Dix, ténor.
Un Gondolier dans la nuit, ténor.
Irene, « damigella » de la dogaresse, sop.
Vincenzo, serviteur du Doge, tén. 
Beltrame, sculpteur ) 
Pietro, gondolier } partisans du Doge, basses. 
Guido, pêcheur ) 

Les « Signori della Notte », le Conseil des Dix, Dames et Cavaliers, Artisans, Pêcheurs, Serviteurs, Soldats.L’action est située à Venise, en 1355.

Quelques (passionnants) problèmes de partition…

Comme on l’a dit plus haut, Donizetti avait terminé son Marino Faliero à Naples mais une fois arrivé à Paris, l’infatigable compositeur révisa bien des passages, et accueilli, comme Bellini pour I Puritani, les conseils de Rossini. Par ailleurs, ces changements permirent au pauvre Donizetti, une fois encore aux prises avec ce que l’on appelait la « pirateria musicale »[1], de confondre les « pirates » convoqués devant le Préfet de Police de Naples, pour ce qu’il appela : « il falso Faliero » !Le grand donizettien William Ashbrook a souligné les discordances existant entre l’autographe de Naples et la partition publiée par la célèbre Casa Ricordi. Selon lui, « plus d’un tiers du matériel total de cette dernière diverge, par rapport à l’autographe. Pour ne citer qu’un exemple, la partition autographe commence par une ouverture, tandis que la partition Ricordi propose un prélude fondé sur la chant du gondolier au deuxième acte. ». L’audition des enregistrements exécutés au hasard des reprises de l’opéra nous fait toujours retrouver l’ouverture, on peut peut-être en déduire que ces exécutions proposent un mélange « des » musiques composées par Donizetti pour cet opéra ? 
En découvrant pas à pas les secrets et les beautés d’un chef-d’oeuvre…

Sinfonia. [8mn. 30]

Une sorte de martèlement grave « ouvre »… l’ouverture, et puis le ton s’adoucit pour aboutir à la tendre mélodie du gondolier du deuxième acte … et là, se trouve la signature de Donizetti : la flûte prélude gentiment puis émet sa romance plaintive, soulignée par les violoncelles mélancoliques.

Un thème plus vigoureux annonce la conjuration et s’enfle en un crescendo tourmenté et débouchant sur une marche passionnée, comme pour dire que rien n’arrête la résolution de rendre la liberté à son pays.

ACTE  PREMIER  [66mn.[2]]

Premier tableau : L’Arsenal de la République de Venise. [14’30’’]

Preludio. Ce bref prélude de 43 mesures s’épanouit en confiant à la flûte le joli motif ondoyant Larghetto de la barcarolle que chantera un gondolier anonyme au début du deuxième acte. Lorsque la flûte se tait, c’est tout l’orchestre qui assène des accords appuyés dans un Maestoso impressionnant, mais la gravité de l’atmosphère ainsi établie fait vite place à la sensation de mystère, suggérée par la flûte qui frémit, et par les pizzicati des cordes, sur de sourds roulements de timbales, comme à l’idée de raconter une ténébreuse histoire, un sombre drame !

Certaines reprises, comme à Szeged ou à Parme, proposèrent aussi bien l’ouverture que le prélude. D’autres exécutions, comme celle du Teatro Donizetti de Bergame et de la RAI de Milan ne conservèrent que le Maestoso, chose qui se comprend fort bien, étant donné que le début de l’ouverture autant que le prélude utilisent le motif de la barcarolle. Le motif a beau être intéressant, il s’agit d’une redite inutile car trop tôt rappelée et Donizetti aurait certainement veillé, au cas où il imposerait l’ouverture, de ne pas déjà répéter la barcarolle dès le début de l’opéra.

Introduzione. Le trille de la flûte du prélude est à peine terminé, que l’on  entend, (d’abord le bruit si sympathique de la tringlerie du rideau du Teatro Donizetti qui s’ouvre, heureuse époque où on le laissait « magiquement » fermé durant une ouverture !) aussitôt le chœur des artisans vénitiens se donnant du courage pour exécuter leurs diverses tâches. D’impressionnantes notes rebattues du tissu orchestral accompagnent leur récit ému : il paraît que des inscriptions indignes, sur les murs de la ville, ont couvert d’infamie les noms du doge et de son épouse !…L’auteur serait même un patricien, l’un de ces nobles Conseillers qui haïssent le doge et eux-mêmes, les artisans, qui sont ses amis. Comme pour conjurer ces tristes paroles, ils décident de chanter ensemble l’Hymne de Faliero, rappelant ses hauts faits à la bataille de Zara. Cette partie du chœur pourrait être commenté par l’expression donnant la chair de poule, tant elle est verdienne avant la lettre ! 

Scena ed Aria nell’Introduzione. Ces belles paroles touchent le chef de l’Arsenal, Israele Bertucci, qui fait son entrée.

Dans une douce cavatine nostalgique, il rappelle qu’il participa lui aussi à cette épopée dont il ne reste plus que le souvenir !  le chœur commente délicatement ses pensées émues…

Scena. Le patricien Steno entre et réprimande les artisans qui n’ont pas encore terminé sa gondole, (reprise des notes rebattues à l’orchestre). Il les accuse de faire grève et dit à Israele de les chasser. Celui-ci tente de les excuser en expliquant la lourdeur du travail qui les attend, avec ces trente galères venant d’arriver en réparation…mais la phrase finale d’Israele « Primo è il servir la patria », met le feu aux poudres et l’arrogant Steno fait mine de le frapper !… Le digne chef de l’Arsenal  se récrie alors : « Seigneur, j’ai été soldat… », mais du haut de sa morgue, Steno sort, en le menaçant du même châtiment que la « vil plebe ».

La cabalette : « Orgogliosi scellerati », à la véhémence déjà verdienne, s’adresse à ces patriciens qui ajoutent à présent la vilenie à l’indignité. Faisant écho à ses paroles, les artisans se montrent révoltés devant une telle injure. En couronnement des cadences conclusives, le baryton a l’occasion de tenir un bel et impressionnant aigu final, dominant la masse chorale et la charge orchestrale.

Le rideau tombe.

Deuxième tableau : Une petite pièce dans le palais des Doges. [37mn.42’’]

Preludio, Scena ed Aria.

D’abord sombre, le prélude s’éclaircit à l’apparition de la clarinette préparant l’atmosphère nostalgique du grand air de ténor qui va bientôt commencer. Elle distille un thème empreint de mélancolie, sur un halètement orchestral typique du romantisme.

Scena. Fernando a décidé de quitter sa chère patrie après l’outrage porté par « l’iniquo Steno » à l’honneur de la dogaresse. Mais il ne peut se résoudre à partir sans un adieu pour celle qu’il aime…

L’union, un peu étrange, de la flûte et de la clarinette expose le thème de cette cavatine « Di mia patria bel soggiorno » et donne le ton nostalgique et rêveur de cet adieu à ces lieux riants (soupir des violons !), qui seront toujours présents dans son âme, à cette atmosphère qu’il a toujours connue et qu’il doit quitter à présent… Le grand homme politique Giuseppe Mazzini écrivait que seul un exilé pouvait comprendre la charge émotionnelle d’un tel air !

L’ineffable introduction orchestrale de sa cabalette moderato est déjà tout un programme : la grâce et la chaleur de Donizetti y sont résumées !  Fernando trouve la force de supporter l’idée de l’exil dans la pensée de rendre moins triste le sort de celle qu’il aime. Typique passage d’héroïsme gracieux, de panache mélancolique, secret donizettien !

Cette cabaletta atteignant au Ré bémol aigu révèle comme la distribution du rôle du ténor, aujourd’hui problématique, détermine les reprises de l’opéra !

Scena e Duetto Fernando-Elena.

La dogaresse Elena fait son entrée, accompagnée par un motif révélant l’agitation de son esprit. Tout d’abord, elle ne veut pas écouter Fernando, mais il la supplie…

A) Qui résisterait à la déclaration passionnée de Fernando : « Tu non sai, la nave è presta / che al chœur cielo e a te mi toglie » (tu ne sais pas, paré est le navire qui m’enlève à mon ciel et à toi ». Il ne leur reste qu’un instant avant que les voiles ne soient déployées !… et Fernando a ces vers touchants : « Deh ! che almeno io pianga teco / quest’istante ch’è l’estremo » (Ah ! que je pleure au moins avec toi, cet instant qui est le dernier). Sur la même musique, Elena répond avec égoïsme, préoccupée par sa seule réputation qui vient d’être entachée…

B) Fernando est désolé de s’entendre rappeler cet outrage, à lui qui voulut présenter à Elena son épée tachée du sang de Steno !  mais les larmes de Elena ont su l’en dissuader. Comment peut-elle refuser un adieu, une larme à celui qui voulut la venger ?  Ses paroles blessent Elena qui déclare à quel point sa vie n’est qu’un torrent de larmes… à cause de lui !  Elle tente ensuite de rappeler à Fernando qu’il doit respecter celui qui l’aime comme un fils… le doge !  Une des merveilles de l’opéra est cette possibilité pour deux personnages, de chanter en même temps, sur un texte et des sentiments différents, c’est ici leur séparation, leur apitoiement respectif qui sont « unis » dans un beau Larghetto extatique !

C) Scena e Stretta finale. Fernando est donc décidé à partir, et si une nouvelle arrive à Elena, dit-il, ce sera celle de sa mort !  Le « chantage » fonctionne et les violoncelles donizettiens soulignent la montée de l’angoisse d‘Elena…elle lui donne un voile humide de ses pleurs, « souvenir de douleur » : qu’il vive donc, avec toujours le souvenir de leur malheureux amour. Fernando prend le voile avec cette joie désespérée typiquement romantique. Le rythme martelé et régulier habituel aux « Strette », accompagnent le scellement de leurs adieux… mais une surprise nous attend au moment des cadences finales.

Le mot « Stretta » est construit sur le même radical que « étroit », « resserrement », le tempo se précipite donc, et l’on arrive à la conclusion forcément dramatique du morceau, scellant l’accord ou le désaccord entre les sentiments respectifs des personnages. Et bien, cette Stretta au rythme vif, ralentit tout à coup et offre un tendre passage à l’unisson, quelque peu rêveur, sur les paroles consacrées à leur « infelice amor », leur amour malheureux, procédé inhabituel mais fort efficace pour échapper un moment à la tension d’un douloureux adieu.

Scena. Sonnerie des cuivres, thème grave aux cordes, soutenu par un halètement de l’orchestre : telle est l’entrée, impressionnante de majestueuse sobriété, du doge Marino Faliero. Le thème se fait plaintif lorsqu’il voit que son épouse a pleuré... elle commence à expliquer que c’est à cause de l’inquiétude de son époux, mais celui-ci souhaite rester seul avec son neveu. Le thème sombre accompagne la sortie de la duchesse. Fernando note le trouble de son oncle qui lui montre l’infamie du Conseil : Steno est condamné à un mois d’emprisonnement et à un an d’exil. Faliero dit à Fernando de clamer cette infamie par toute l’Italie…quant au gondolier qui chante ses exploits, il devrait plutôt s’écrier : « Marino Faliero, à l’épouse infidèle » !  Fernando lui demande s’il va supporter cela… « Bien plus, répond le doge, je dois signer cette feuille ; dire que je suis vengé pleinement ! ». Il ajoute avec ironie que le « bon » Leoni l’invite à un bal, pour pousser plus loin la raillerie. Il demande à Fernando de consigner la feuille puis de se préparer pour le bal.

Un serviteur demande une brève audiance au nom de Israele Bertucci, à ce nom, le doge repense à la dernière offense de Steno dont il a connaissance. Il se demande pendant combien de temps le perfide verra sa perversité inpunie.

Scena e Duetto. Israele demande « giustizia » au doge qui en est le garant à ses yeux. Mais, rétorque le doge, comment pourrait-il rendre justice, puisqu’on la refuse déjà à lui-même !  Israele considère alors qu’il n’y a plus que le parti des armes…

A)Moderato. Grave, le doge explique qu’un homme éliminé sera remplacé par mille : qui peut donc résister à la hardiesse du Conseil ?  Bertucci répond que mille braves sauront punir Steno, sauver la patrie… Le doge trouve ces paroles mystérieuses et l’invite à s’expliquer. Israele demande alors : « Au doge ou a Faliero ? – le doge a disparu. », répond celui-ci. Israele révèle alors l’existence d’une conspiration…  Faliero voit bien la détermination d’Israele mais lui dit que la rage de son cœur ne suffit pas pour sauver Venise. Israele parle d’autres méfaits des nobles ayant coûté bien des larmes aux Vénitiens…puis –trémolos dramatiques et mystérieux à l’orchestre- il en vient à cette honte infligée au doge lui-même !  Un crescendo de l’orchestre souligne la dignité outragée de Faliero…

B) Larghetto. C’est le moment décisif du duo, le doge se parle à lui-même de haine, de vengeance et frémit à l’idée de faire tomber le pouvoir des tyrans… En même temps, Israele note tous ces sentiments qui passent sur le grave visage de Faliero…le mouvement du magnifique larghetto se fait ondoyant, tandis que leur voix s’unissent : la musique nous renseigne quant à la décision du doge, avant ses paroles ! le larghetto atteint peu à peu son apogée, dans une montée toute donizettienne, soulignée par la flûte.  

C) Scena e Stretta Moderato : Israele lui demande s’il a décidé… Faliero répond par un ordre : ce soir, au bal de Leoni, Israele lui révélera le nom de ses chefs, mais celui-ci rétorque  « n’espère pas que je révèle un seul nom / tant que le tien n’est pas le premier. » Le doge trouve la déclaration osée mais Israele, loin de se démonter, rétorque qu’il a osé bien plus en combattant à ses côtés !  et il a alors ces paroles décisives : « O Faliero, où est ton épée / qui alors sauva la patrie ? / maintenant aussi, elle implore une épée… ». La réponse du doge est spontanée, pleine de ferveur : « Oui : elle aura celle de Faliero. ». C’est l’attaque vigoureuse, marquée, de la Stretta enflammée : « Trema, o Steno, tremate superbi » (tremble, ô Steno, tremblez orgueilleux). Confondant outrage privé et souffrances publiques, le doge, rallié par son ami Israele Bertucci, entre énergiquement dans la conjuration contre la tyrannie des Dix. Le souffle d’une même vengeance lavera les injustices dans le sang des patriciens. Entraînante au possible, cette Stretta évoque curieusement une énergie, un dramatisme verdiens avant la lettre, contrairement à la Stretta bien connue « Suoni la tromba » des Puritani, créée par les même interprètes et entraînante également, mais plus naïve dans sa forme.

Le rideau tombe

Troisième tableau : Une petite pièce conduisant à une vaste salle de bal. [15mn.43’’]

Scena. Les cordes introduisent l’athmosphère feutrée de la scène, à peine soulignée par les discrètes contrebasses. Le patricien Leoni, maître des lieux, donne des directives à ses serviteurs, que toute sa richesse soit mise en œuvre en grande pompe car il reçoit le doge !  Celui qui entre après le départ des serviteurs, demande à Leoni de ne pas être stupéfait… Steno !  En effet, Leoni ne cache pas sa surprise, comment ?  condamné le matin même à l’exil et le voici présent à un bal ?  Ah !  à quelle extrémité le pousse un amour malheureux !… Steno avoue aimer la dogaresse mais la haine est plus forte que l’amour… [On se demande quelque peu pourquoi Steno dit cela, le livret original de la création nous renseigne car il comporte des vers non conservés dans les représentations : cette haine s’adresse à Fernando qui aurait prévenu le doge contre lui, contre son amour… Fernando, en outre se fait le champion du peuple depuis que lui, Steno, est entré dans les bonnes grâces du Sénat !  Leoni objecte qu’on veille peut-être sur lui en haut lieu, mais Steno déclare veiller lui-même à ne pas laisser fuir son rival.]

Leoni l’enjoint à être prudent car le doge arrive, Steno remet son masque et se fond parmi les nobles invités dans la salle de bal. Un énergique accord de l’orchestre introduit le début de la fête et le joyeux chœur des invités accueille gracieusement la dogaresse et les deux Faliero, que l’on voit effectivement traverser la salle de bal.

Scena della Congiura. Quelques accords mystérieux et furtifs nous déclarent que nous sommes au cœur de la conjuration, mais aussitôt après, la musique des danses, au parfum vaguement ancien, se fait entendre : elle va accompagner toute la scène de conspiration. William Ashbrook a souligné l’intérêt de cette trouvaille du génie donizettien : « Accompagné pa une musique de danse hors scène,[…] Israele explique au doge tous ceux qui entendent participer à la conjuration ; le contraste ironique entre le motif de danse suranné et le dialogue consis, pas plus long que trente-trois mesures, est un mémorable morceau de théâtre musical. »

Israele Bertucci entre par une porte latérale et donne au doge la liste des conjurés. Il et frappé par le grand nombre de noms… comprenant celui d’un Dalmate avec ses trois-cents hommes !  Le doge s’étonne ensuite de trouver celui d’un pêcheur mais Israele le définit ainsi : « Pauvre en or et chargé de haine pour les scélérats. ». Un gondolier également ?… - et avec cent autres sur leur proue, ils seront les premiers à entonner le chant de la victoire !  réplique Israele.  La présence du sculpteur Beltrame surprend Faliero mais Israele se contente de remarquer « Funeste est ce nom ! ».

[Le livret original ne nous renseigne pas à ce sujet mais il comporte une suite du dialogue non conservée dans les représentations. Le doge s’enquiert de la nuit choisie pour faire éclater la révolte et Israele réplique que c’est cette nuit-même !  « Celle-ci, déjà si avancée et ténébreuse ? » s’inquiète le doge. Son lugubre aspect ressemble à nos pensées, déclare Israele !  le lieu est également indiqué, la place reculée menant l’église de San Giovanni Evangelista. Là où sont ensevelis mes ancêtres, note Faliero !  Ils conjureront avec nous, réplique Israele. Les danses cessent.].

La musique et les danses cessent, Israele se retire. Resté seul, le doge s’apostrophe : « O superbo Faliero, a chi t’inchini / per ricercar vendetta !… », vers qui s’abaisse-t-il, en effet, pour rechercher la vengeance !…  vers la plèbe !  [ici, le livret original est plus audacieux : « Et pourtant, les seuls vils sont les patriciens, le véritable esclave est le doge… »]. Oui !  seul à elle, la plèbe, ose se confier le doge non vengé !  Il poursuit, avec profondeur : « Quel jeu horrible vais-je commencer, à côté de mon sépulcre / où tout finit ? ». Le délicat accompagnement de cette scène de réflexion intense, tisse une atmosphère amère et soucieuse évoquant curieusement celle de certains passages du Simon Boccanegra verdien … Le doge en est là de sa profonde réflexion, quand une musique agitée accompagne l’entrée de Elena, éperdue. Un mystérieux personnage masqué l’a suivie et harcelée… Le doge est stupéfait de l’audace démontrée envers son épouse, ici, chez Leoni !  Un dialogue animé entre Fernando et Israele, placés entre les deux salles, nous apprend qu’il s’agit de… Steno !  Le doge le prend comme une offense personnelle. Les deux Faliero se dressent vers la salle mais Elena et Israele tentent de les retenir.

Finale primo : A) Scena e Largo concertato ; B) Scena e Stretta finale.

C’est à ce moment que commence le sublime ensemble concertant, spécialité de l’opéra italien et de Donizetti en particulier, moment de grâce et d’extase, dans lequel plusieurs personnages considèrent leurs sentiments particuliers, voire opposés !  car non seulement les paroles diffèrent mais la partie musicale des solistes également, et pourtant, tout se fond en une parfaite et sublime harmonie !… Une telle composition demeure pourtant fragile, risquant d‘être déséquilibrée par un soliste, ou pire, par le chef qui brusque les choses !  Ce fut hélas le cas à Parme, où Ottavio Dantone[3] accélère scandaleusement le tempo, « liquidant » l’ensemble concertant, ciselé, sublimé en revanche, par  la baguette experte de Adolfo Camozzo (dans l’enregistrement du Teatro Donizetti), qui le mène délicatement, progressivement vers son sommet rêveur, méditatif, presqu’extatique !

Voyons les sentiments des personnages : Israele conseille au doge de se contenir, sinon il fera le jeu de Leoni en éclatant après cette nouvelle offense (quoique Leoni, on l’a vu, n’est pour rien dans la présence de Steno). Faliero comprend mais on voit bien que son désir de vengeance n’en est que plus farouche et terrible.

Fernando parle également de vengeance à Elena, mais il s’agit d’une vengeance privée, à l’encontre de Steno. Elena est désolée de voir ce sentiment négatif s’emparer de Fernando alors qu’un seul de ses regards commandait à son cœur !  elle le conjure de calmer sa fureur s’il ne veut pas la voir mourir !

Musicalement, Israele commence l’ensemble, Fernando s’introduit, avec ses accents véhéments et une couleur passionnée-désespérée en accord avec celle de son air du premier acte. Faliero et Elena, commencent ensuite la longue phrase ascendante largo… que conduit Elena jusqu’à son sommet, rejointe par Fernando… et c’est la « redescente », typique des ensembles de Donizetti, qui, ô joie, nous offre une « remontée » vers le sublime, ce qu’il ne fait pas toujours !  (nous frustrant parfois par une excessive sobriété, comme dans le concertato de Maria di Rohan, par exemple). La fin de l’ensemble est également magnifique car elle offre encore une petite « remontée » finale, toujours guidée par Elena, suivie, cette fois par Faliero… C’est l’extase !

Il faut pourtant redescendre sur terre et conclure ce Finale primo !

Signalons d’abord pour les passionnés ou les studieux possédant l’intéressant volume   Tutti i libretti di Donizetti édité par la Garzanti de Milan en 1993, que l’édition choisie du livret ne comporte curieusement pas cet ensemble concertant !

B) Scena e Stretta finale.

Un personnage masqué fait son entrée au milieu du « clan » Faliero qui a tôt fait de l’identifier : Steno !  Son mépris lui vaut une provocation en duel de la part de Fernando, cette nuit même, derrière l’église San Giovanni (tiens, tiens !… ah ! Ces belles coïncidences d’opéra). Tous attaquent d’emblée la Sretta houleuse : en réponse à la morgue de Steno, Fernando déclare confier à son épée, la justice qu’on leur refuse !

Elena comprend que le sort en a décidé et découvre avec angoisse comme leur « regard troublé / respire le sang ». Inversement à ce qu’il se passait dans le Concertato, Israele déplore la patience de Faliero et se contient à grand-peine : « Que les tyrans périssent enfin, / ou Venise périra. » Faliero, l’appelant par le grand nom d’ami, lui dit de dédier sa fureur au « grand dessein », car à ce moment commencera la « véritable liberté » !  Le chœur des invités appellent aux danses, et l’on s’attend à une reprise da capo de la Stretta, mais Donizetti suspend curieusement ce retour dramatique par un passage lent et comme chuchoté. Chacun y reprend ses pensées (fier défit pour Fernando-Steno, froide vengeance pour Ialiero-Israele, angoisse pour Elena) mais se déclare prêt à retourner au bal, comme pour donner le change, comme pour se contenir et mieux laisser éclater la révolte humaine et politique. Exacerbée, la Stretta reprend effectivement ensuite.

Le rideau tombe

[Le livret original présente une curieuse scène supplémentaire jamais exécutée et probablement non mise en musique et donc écartée par Donizetti. Les invités entrent en masse dans la pièce où se trouvent le doge te les autres, Leoni revient également, accompagné même par le sculpteur Beltrame que l’on n’avait pas encore vu. Rien de bien nouveau dans les entiments des personnages : le chœur invite la « Beauté de l’Adriatique », la dogaresse, à se joindre au bal, mais celle-ci supplie plutôt Fernando de céder à ses larmes, annonçant « un horrible présage ». Il lui enjoint d’être confiante dans sa « valeur », selon le terme poétique pour le courage.

Scène inutile, vraisemblablement destinée à « faire venir du monde » sur la scène pour rendre le Finale plus brillant, mais la suspension des angoisses, haines et désirs de vengeance, des personnages principaux décidant de retourner dans la salle de bal, nous semble plus intéressante].

 

ACTE  DEUXIÈME  [26mn.44’’]

Tableau unique : Piazza di SS. Giovanni e Paolo. Il fait nuit.

Preludio, Coro e Ballata. La clarinette murmure la chanson du gondolier (présente dans l’ouverture) mais la gondole qui s’avance porte les conjurés… Ils chuchotent furtivement leur sombre chœur : « Siamo figli della notte » :

« Nous sommes les fils de la nuit

qui voguent par l’onde brune,

le seul écho de l’eau brisée

de la trouble lagune

correspond à notre chant,

qui de pleurs est le messager. »

On entend un gondolier au loin… les conjurés se taisent… le gondolier passe et chantonne sa jolie et innocente barcarolle (proposée par le prélude et l’ouverture) reflétant la sérénité de cette nuit « sans étoiles et sans lune ». Il finit de passer en souhaitant : « Dors, ô belle ! tandis que je chante / la chanson du plaisir. »

Le sombre chœur des conjurés reprend tandis que leur gondole accoste probablement un peu plus loin (je dis « probablement » car aucun livret ne le précise !).

Scena ed Aria. L’orchestre fait entendre un motif trouble grâce aux cors, il reflète l’état d’âme du personnage qui entre et dit : « Notte d’orrore !… », c’est Fernando Faliero !  Dans la Scena, il frémit au son des bruits de voix qu’il entend au loin… et se demande si ce sont ses ancêtres qui appellent… Il leur promet de mourir dignement mais s’attriste à la pensée que sa bien-aimée reste seule et « parmi des soupçons funestes. »

Le mélancolique violoncelle donizettien suggère le motif de la cavatine de Fernando. Il imagine tristement Elena comptant les heures avec angoisse et s’attendant à ce que chaque nouvelle soit la dernière de Fernando !  Qu’elle sache au moins qu’il est heureux de mourir pour elle… le violoncelle accompagne les derniers élans de la coda de cet air poignant, « qui commence et finit, singulièrement, note W. Ashbrook, dans une tonalité de mineur. »

Une horloge sonne trois heures, l’heure fatale du duel !  L’orchestre s’anime et attaque une phrase en crescendo traduisant le changement qui s’opère en Fernando : la douleur cède la place à l’indignation.  Le fier motif de la cabalette retentit à l’orchestre, comme toujours chez Donizetti, viril, guerrier et charmant à la fois !  les indignités de Steno lui reviennent à la mémoire et il se montre décidé à les lui faire payer : « Tu verras quel sang coûte / l’insulte mensongère. ». La belle cabalette est rarement complète à la scène, sauf dans l’enregistrement de Szeged… mais l’infortuné ténor, pour l’assumer, se voit couper sa cavatine (chose jamais entendue, puisque d’ordinaire, en cas d’insuffisance d’un chanteur, c’est la cabalette que l’on coupe !). Il est décevant de n’avoir pu l’entendre complète, même lorsque Fernando est incarné par un artiste de la taille de Rockwell Blake (du moins dans les deux représentations de Parme dont nous avons pu écouter les enregistrements). Que se passe-t-il pour le grand interprète assumant de vertigineuses et époustouflantes cabalettes rossiniennes ?  la véhémence donizettienne remplaçant les fioritures rossiniennes est-elle insoutenable pour lui ? Déjà en superbe Lord Percy (Anna Bolena) il nous frustrait en ne nous donnant, hélas, que des moitiés de cabalettes…D’autre part, on remarque la frappante différence d’esprit dans l’interprétation de cette cabalette, telle qu’on l’entend, au Teatro Donizetti de Bergame, alors au début de la Donizetti-Renaissance (1966) : ici elle est verdienne de sobriété, de véhémence, de mordant !  A Parme, R. Blake en chante une moitié toutes fioritures dehors, comme s’il exécutait le seul Da Capo... elle penche alors vers Rossini… mais où est donc Donizetti ?

Scena ed Aria-Finale II. La musique introduit subrepticement les conjurés…Pietro, Strozzi et Beltrame accueillent Israele qui arrive en gondole, mais s’inquiètent du personnage qui est avec lui. Israele a beau leur dire qu’il est un défenseur de la plèbe, ils lui trouvent un air de patricien…Le sculpteur Beltrame sort une lanterne sourde de sous son manteau et reconnaît bientôt…LE DOGE !  Tous mettent la main à leur poignard. Israele les arrête mais le doge offre sa poitrine aux conjurés.

La cavatine de son grand air est toute dignité et grandeur :

« Bello ardir di congiurati / contro un veglio, cento armati ! » : « Quelle belle hardiesse de conjurés, / cent hommes en armes contre un vieillard ! / cent fers contre un seul, / belle preuve de courage ! ».

Donizetti a la bonne idée de faire reprendre le beau thème de l’air par le chœur… qui n’en revient pas de sa stupéfaction… Le « vieillard » est obligé de leur dire qu’il n’y a PLUS de doge : « Sol Faliero vedete in me. », ils ne voient en lui que Faliero, c’est à ce moment qu’il a ces beaux vers :

« Cet esclave couronné

qui brisa sa couronne

qui, méprisé par le trône,

vers vous tourne ses pas. »

Il nous faut signaler une autre richesse de la partition, consistant en un « Tempo di mezzo » d’une rare consistance. Cette expression désigne la musique reliant les deux parties d’une Aria (une cavatine à la cabalette). Il peut ne rien avoir du tout, mais d’ordinaire, les compositeurs romantiques soignent le passage d’un sentiment à un autre, motivant donc les changement de rythme dans la musique. On a donc souvent en Tempo di mezzo, une « Scena », c’est-à-dire un récitatif avec une plus forte présence orchestrale et une ligne de chant plus élaborée, ou un chœur.

Piero Mioli, dans le programme de salle du Teatro Regio de Parme, a spécifié le nombre de mesures de ces éléments : 49 pour la cavatine (première partie de l’Aria) ;

80 pour la cabalette finale…et 136 pour ce qu’il nomme le « dilatatissimo Tempo di mezzo » !  Les durées d’exécution sont plus probantes encore : cavatine : 2’20’’ ; Tempo di mezzo : 5’50’’ ; cabaletta : 2’15’’.

Scena (« Tempo di mezzo »). Sur une musique agitée, les conjurés se ressaisissent et se rassemblent pour leur grande tâche… les timbales roulent… Israele veut leur faire jurer « Mort aux Dix ! » mais la musique s’assombrit[4]… on entend un bruit d’épées croisées… puis un cri… L’orchestre attaque un crescendo, les conjurés aperçoivent des ombres qui s’enfuient… laissant une silhouette allongée à terre !  Au son d’une douce marche funèbre, le chœur fait de la lumière et éclaire le visage de l’homme prostré… Faliero se précipite et l’embrasse en ayant ces mots pathétiques : « Ah ! mio figlio… ».

Fernando a la force de lui dire qu’il voulait le venger… il lui donne un voile pour qu’on en recouvre son visage, puis dans un utime effort, s’écrie « Venge ton épouse / car je meurs. » Fernando s’effondre, tandis que l’orchestre martèle de notes rebattues les commentaires désolés du chœur. Un autre passage touchant est ce moment d’égarement du doge, lui conférant encore prestige et humanité :

« Où suis-je ?  qui pleure ici ?…/ Mon neveu ?  où est-il ?  il est mort

Vous, qui êtes vous ?  Pourquoi pleurez-vous ? / Et Fernando ? où est-il ? »

Les autres répondent tout doucement : « Il est mort .» Quatre mesures de l’orchestre, ponctuent cette triste constatation, on retient son souffle…

Grande Cabaletta finale de vengeance Moderato : « Fosca notte, notte orrenda ».

Cette « nuit sombre et horrible » sera en effet marquée par le sang que le Doge Faliero se promet de répandre, dans sa froide colère qui ne connaît plus de frein. On peut dire qu’on a autant de versions du texte que de livrets, tant ces dures paroles de vengeance et de sourde révolte contre le pouvoir établi a dû chatouiller les diverses censures dont dépendaient les villes où étaient monté l’opéra.

On remarque, chose rare, que le da capo ou reprise de la cabalette, comprend un nouveau texte, tout aussi impressionnant. La vengeance aveugle tellement Faliero qu’il en est presque halluciné, il suffit de constater à quelle métaphore le doge abaisse Venise, en la décrivant comme « un écueil de pirates » qu’il faut détruire !

« No un’ alba non un’ora

Più rimanga ai scellerati !

Questo scoglio di pirati

Ferro e fuoco struggerà !

Vibra, uccidi, ô brando usato,

Sia Venezia maledetta !

Memoranda, la vendetta

Da quel sangue, nascerà»

« Pas une aube, pas une heure,

qu’il ne reste aux scélérats !

le fer et le feu détruiront

Cet écueil de pirates.

Frappe, tue, ô épée usée,

Que Venise soit maudite !

Mémorable sera la vengeance,

Qui de ce sang naîtra. »

Le chœur suit évidemment les sentiments du doge et répète même certains de ses vers. Est-il besoin de préciser que l’orsqu’il reprend la grande phrase principale de la cabalette, on songe inévitablement à Verdi !

Cette cabalette est fort impressionnante de détermination et le choix du tempo retenu la différencie des cabalettes « ronronnantes » courantes dans le Romantisme. Le juste tempo… Moderato, précisément, est encore une fois obtenu par Adolfo Camozzo dans la représentation enregistrée au Teatro Donizetti.

ACTE  TROISIÈME  [44mn.53’’]

Premier tableau : «  Une petite pièce dans le palais des Doges, comme au premier Acte » [19’36’’],

…précisent la plupart des livrets, mais la première didascalie signale qu’Elena dort !  il doit donc y avoir dans cette « petite pièce », un meuble sur lequel elle repose. Plus vague mais plus réaliste est l’indication de décor dans le livret original de la création au Théâtre-Italien : « Appartamenti del Doge. ».

Coro. L’orchestre prélude délicatement puis finit par donner le gracieux motif du chœur des « damigelle » ou suivantes de la dogaresse. Elles commentent l’aspect particulièrement ténébreux de la nuit en souhaitant qu’aucune triste pensée n’éveille la grande dame. Irene entend les lamentations « d’augelli lugubri » que l’on pourrait traduire par oiseaux de mauvaise augure !…mais peut-être est-ce le triste vent ou les ondes brisées par le gondolier ? 

Scena ed Aria. Elena s’éveille, en proie à un « songe terrible » qu’elle préfère chasser de sa pensée. L’orchestre annonce la venue de quelqu’un : Faliero entre, troublé. Il s’émeut de voir son épouse en train de veiller pour l’attendre. Elle remarque que sa main est glacée, « Et mon cœur est de feu. », remarque Faliero, en contrepartie. Elle sent qu’il lui cache quelque « orribile pensiero », mais le doge élude en parlant de devoir. Précisément, répond Elena, pourquoi ses amis l’ont-ils abandonné ? et même Fernando ?!  Le doge lui avoue alors la triste fin de son neveu. Elena déclare qu’il est mort pour elle !…  et constate : « Le soleil qui se lève et moi / ne verrons donc qu’un sépulcre. – Et mille encore / en apercevra l’aurore. » s’enflamme Faliero, annonçant que l’épée est suspendue sur la tête des patriciens et des Dix !  L’orchestre s’anime, soulignant combien Elena est terrifiée par la nouvelle, mais son beau vers ne semble pas avoir été mis en musique : « Contro Venezia, il Doge. ». L’aube annonce le signal, le doge veut courir aux armes !  L’orchestre amplifie son tumulte… Leoni entre et annonce le soulèvement du peuple… les Dix demandent la présence du doge !  « Or di Venezia, il re son io. », triomphe Faliero devant un leoni stupéfait : oui, il est à présent « le roi de Venise » !   Marino Faliero tire l’épée et se déclare chef de la conjuration.  Sur un appel de Leoni, entrent les « Signori della Notte » et des hommes en armes, le doge comprend qu’il est trahi… Leoni annonce que ses complices sont en prison, quant à lui, il vient d’avouer. Digne, Faliero déclare froidement : « C’est bien. Je suis prêt. », Elena veut les retenir mais il lui dit adieu.

[Aria]. L’orchestre commente le désespoir qui se saisit de la malheureuse Elena qui se lance dans un vigoureux Arioso. Elle a tout perdu en un instant, la voilà seule et « lacérée par [ses] remords ». L’Arioso se calme comme si l’amère résignation (aussi romantique que la révolte !) pointait en elle, d’ailleurs la flûte édulcore l’Arioso et le domine. C’est aussi un trait, hélas souvent incompris, de l’opéra romantique de présenter avec grâce, des adieux à la vie ou un désespoir résigné et rêveur, figé dans une horreur comtemplative, pour ainsi dire !

Pause – La clarinette soupire à peine pour suggérer un changement d’atmosphère… La flûte propose le superbe motif de la première partie de l’Aria, une prière éthérée : « Dio clemente, ahi ! Mi perdona. ». Elle dit ne pas oser prier car elle se reconnaît coupable, mais si le ciel l’abandonne, que pourra-t-elle faire, sans mère, sans époux ?… La délicieuse cantilène rêveuse ravit le spectateur… c’est l’un des mystérieux miracles des opéras romantiques de Donizetti et de Bellini…

Irene cherche à calmer sa douleur mais le désespoir d’Elena reprend flamme, et à tel point que le chœur des suivantes remarque : « L’infelice è disperata ! » (la malheureuse est désespérée). L’orchestre attaque une montée dramatique ne pouvant conduire qu’à une vertigineuse cabalette de désespoir !  Mais là encore, ô miracle donizettien, le désespoir est élégant, gracieux mais pourtant complètement passionné !

Elena, éperdue,  s’écrie : « Fernando !… Faliero ! »

L’introduction, par la flûte, du motif de la cabalette est déjà tout un programme de véhémence gracieuse, pour ainsi dire !  mais voyons tout d’abord le texte :

« Fra due tombe, fra due spettri

I miei giorni passeranno…

Entre deux tombes, entre deux spectres,

mes jours passeront,

une épée, et une hache

seront toujours devant moi,

sous mes pas, une mer de sang

élèvera ses flots,

à moi seule, le destin impitoyable

refusera une tombe. »

Le chœur a des paroles tout aussi fortes :

« La mort pour elle, à présent, serait

non pas supplice mais pitié. »

La force romantique du texte exacerbe évidemment le sentiment de désespoir, poussé jusqu’au délire qui lui fait imaginer cette « mer de sang ». La musique, fluide, chaleureuse et heureusement limitée en vocalises, nous fait atteindre une « cristallisation », un « climax », pour prendre les termes consacrés, c’est-à-dire une sorte de « scellement » dans le sentiment évoqué (ici, le désespoir) qui est figé… et laisse le spectateur le souffle coupé, tandis que le rideau tombe.

Second tableau : La Salle du Conseil des Dix. [25’17’’]

 Leoni et Beltrame sont du côté des Dix ; les conjurés sont enchaînés, parmi eux, se trouvent Guido, Pietro, Israele et ses fils Marco, Arrigo et Giovanni.

Coro. L’orchestre plaque trois accords dramatiques et Leoni annonce aussitôt : « Le traître faliero / est déjà en votre pouvoir. ». Des trompettes « bêtement » officielles intriduisent le chœur des Dix, voulu par Donizetti, « carré », rigide et strict au possible : « La Reine des mers » est sauvée mais sa justice ne pardonnera jamais.

Musicalement, le contraste est frappant par rapport au chœur des conjurés commençant aussitôt après. Le thème en est fluide et prenant, avec un parfum de concentration et de profondeur verdienne, surtout quand les violons reprennent le beau thème avec les voix. Les paroles envers leur patrie sont très dures :

« Sois maudite, ô terre, séjour de cruauté, / sous le sol, nous te haïrons encore. ».

Scena. Dans un Arioso animé, Israele demande dignement la vie pour ses fils valeureux, laissant Dieu juger les « esclaves ingrats » au « front prostré à terre », et il accuse ouvertement Beltrame. On annonce le doge, introduit par une phrase très grave de l’orchestre. Il a alors cette sortie magnifique : « Qui êtes-vous ?  Quelle loi, / vous donne le droit / de juger le doge ? ». Leoni répond « Ton délit, / à présent, disculpe-toi. ». Superbe, Faliero répond : « Toute disculpation est vaine / là ou une force tyrannique / fait les lois, accuse, juge et condamne. »

Les ovations d’Israele et des conjurés les découvre à sa vue et il en est touché… également ému, Israele s’adresse à lui en ces termes : « Ô mon prince ! ». Lorsque Leoni s’exclame : « A mort, les vils », Israele donne libre cours à son digne ressentiment : « Noi, vili ?… noi, vili !! ».

Scena ed Aria. La première partie Larghetto de son Aria est fort poignante : « Siamo vili e fummo prodi, nous sommes vils et nous fûmes preux / lorsqu’à Zara, lorsqu’à Rhodes », ils se lançaient dans de valeureuses conquêtes sous l’étendard du lion ailé !… le doge, très ému, intervient : « Ah ! Israele, un jour à Zara, / je t’embrassai, foudre de guerre… ». Israele poursuit : « Pour toi, je gémis, ô prince aimé, / Non pas pour moi, pas pour mes fils / c’est moi qui t’ai poussé dans les griffes / des tigres ensanglantés… ». Comme la flûte donizettienne exaspère délicatement, pour ainsi dire, l’émotion d’Israele en soulignant sa ligne de chant !  Les violons frémissent alors que les membres du Conseil s’écrient : « A mort ! ». Israele demande seulement de pouvoir dire adieu à ses fils, et ensuite, il ira à la mort !  On croit l’air fini mais son rythme ondoyant et berceur reprend, exaspéré par les violons incisifs, tandis qu’Israele répète encore et encore : « Un’addio, e a morte andrò », tirant des larmes d’attendrissement à l’auditeur.

Scena. Israele se ressaisit et soutenu par une musique vibrante, tente de rasséréner ses fils, et surtout, « Qu’il ne soit pas dit que l’un de mes fils / ait versé une larme. » Les trois fils l’assurent qu’ils lui ressembleront… Israele dit adieu à son prince…l’orchestre vrombit, puis s’apaise tout à fait : voilà qu’Israele découvre sur sa propre joue « Una lagrima importuna » !  L’atmosphère reste suspendue sur un accord de flûte… mais  un roulement de timbale prépare la déclaration de l’implacable chœur des Dix , qui décrète : « Qu’on exécute la sentence. »

Est-ce à dire que Donizetti a ménagé pour rien cette suspension dans l’atmosphère pleine de pathos ?  Non bien sûr !  car, détail significatif, la froide déclaration du Conseil des Dix n’est pas encore terminée, que rententit le thème de la triomphante cabalette d’Israele Bertucci.

Triomphante alors qu’il va à la mort ? pourrait-on dire. C’est possible, grâce au Romantisme, grâce à Donizetti qui nous donna souvent des « airs d’adieux à la vie ». Sous ce terme, nous entendons désigner spécifiquement ces airs « guillerets » d’apparence, mais n’étant que panache désespéré, élégante mais chaleureuse et rêveuse résignation : un exemple entre tous, la cabalette de l’air de Roberto Devereux, dans le deuxième tableau du troisième acte, qui lui est consacré. Le sentiment de dignité recouvrée par celui qui meurt pour une cause noble et juste se  traduit en musique par ce curieux mélange de « panache désabusé », d’ « allant un peu triste », mariage typiquement donizettien !

La flûte énonce fièrement le joli motif à panache Moderato de la cabalette d’Israele.

« Il palco è a noi trionfo »

L’échafaud est pour nous un triomphe,

et rieurs, nous y montons :

mais le sang des valeureux

ne sera pas perdu.

Des partisans viendront à notre suite,

martyrs et héros :

et si, également adverse et cruel pour eux,

se montrera le destin,

nous leur laissons encore l’exemple

de comme on marche à la mort. »

Le doge a des paroles non moins fortes :

« En mourant, vous abandonnez

une terre de douleur

et laissez à qui vous damne

la crainte et la lâcheté. »

Pour lui-même, il remarque avec émotion :

« (Combien de héros !  Combien de valeur,

un seul jour perdra !) »

En conclusion du morceau, le Conseil des Dix a beau s’écrier de féroces « A morte ! », mais Israele les domine encore d’un bel aigu final tenu !

Scena e Duetto. Seul avec le Conseil et Faliero, Leoni lit la sentence du doge, convaincu de félonie et donc condamné à mort. Il lui faut à présent déposer la couronne ducale au pied du trône, mais Faliero la jette violemment à terre !

« La voilà, à terre symbole détesté

d’infamie : je te piétine.[5]

Vous avez fini, ô Dix. Prêt de ma mort,

Je veux être seul. Laissez-moi à moi-même. »[6]

Par ce ton sans appel ou sur ces paroles ne souffrant aucune réplique, il les congédie.

Tous sortent, il reste seul avec Elena qui survient. Les violoncelles donnent le ton du changement d‘atmosphère et d’état d’esprit qui s’opère. C’est une joie pour lui de serrer contre son cœur cette « compagne de ses souffrances ». Elena s’étonne du calme de Marino mais il répond que « Colères et emportements ont leur fin. ». Il souhaite que ses trésors aillent aux enfants et aux veuves des condamnés… Elena veut y ajouter les siens, et, répondant à l’étonnement de Faliero, elle déclare ne conserver qu’« Un vœu et un voile. » Marino demande qu’une tombe unique enferme Fernando et lui, et que leur visage soit recouvert de ce voile…c’est alors que Marino voit Elena pâlir…Les cordes hésitent comme elle… elle demande un châtiment… Faliero s’écrie et répète, consterné, incrédule : « Tu mancavi a me di fe ?… » (tu as manqué à la foi que tu m’avais jurée ?). L’orchestre commence une poignante mélodie soulignant la douleur de Faliero, qui ne peut y croire : Elena, coupable !  Lorsqu’il demande « Et qui osa… », elle répond qu’il n’est plus !  Les mots s’étranglent alors dans la gorge du malheureux Faliero : « Ferna… che orror ! ».

Il la repousse en la maudissant, en la consacrant au remords, il déchaîne sur sa tête… mais elle l’interrompt, le supplie… les violons exacerbent son désespoir… un Fortissimo à l’orchestre scelle ce paroxysme. – Pause –

Enfin, Marino Faliero se ravise, les cors apaisent l’atmosphère et commence le sommet de la partition, ce sublime Larghetto :

« Santa voce al cuor mi suona :  (Une voix sainte résonne à mon cœur)

Se da Dio brami pietà, (si tu demandes pitié à Dieu)

Ai nemici tuoi perdona, (pardonne à tes ennemis)

Dio dal ciel t’assolverà. » (Dieu depuis le ciel t’absoudra)

Elena ajoute sa prière :

Giusto Dio a lui tu dona (Dieu Juste, donne-lui)

Il perdon, com’ei perdona (le pardon, comme lui-même pardonne)

Alla sposa delinquente (à son épouse fautive,)

Alla rea che si pentì. » (à la coupable qui se repentit.)

Marino poursuit :

« Dio pietoso, Dio clemente, (Dieu miséricordieux, Dieu clément

Come or io perdono a lei (comme à présent je lui pardonne,)

Dal tuo soglio i falli miei (depuis ton trône, mes fautes,)

Tu perdona in questo dì. » (pardonne en ce jour.)

Une montée donizettienne irrésistible unit les deux voix…et conduit l’auditeur aux larmes !

Magnifique Marino Faliero d’un exemplaire Agostino Ferrin, sublimant les aigreurs de Margherita Roberti, idéale concertazione du Maestro Camozzo, à la tête de l’électrisant « Orchestra del Teatro Donizetti di Bergamo » : trois minutes de pur bonheur, d’extase.

Certainement conscient de ce sommet, Donizetti n’éprouva pas le besoin de terminer son duo par l’habituelle et immanquable Stretta. Une nouvelle preuve que dans les génies, le métier s’efface devant l’intuition du progrès dramatique et expressif.

 

Scena finale.

L’orchestre reprend le motif dramatique de l’aveu d’Elena, tandis que le chœur des « Signori della notte » vient chercher Faliero. Les adieux se précipitent, Elena ne peut réaliser que son époux lui est arraché…il a encore ces mots : « Per questa terra addio…/ in ciel ti rivedrò ! », leur voix s’unissent encore un instant…la précipitation du désespoir passe des voix aux violons exacerbés…il sort, - accords martelés à l’orchestre. Elena s’écrie : « Oui, ici-bas tout est fini. / même les larmes sont taries…

-Nouvelle charge orchestrale, accompagnant les paroles désespérées d’une Elena déchirée…Un motif tourmenté parcours les cordes au moment où une voix dit à Faliero de se tourner vers le Seigneur.

Silence.

Elena déclame (ou chante, selon) :

« Tout s’est tu. Un homme pieux

prie pour lui et le console

il a dit un mot…

Fut-il pour moi ?… »

Pas d’accompagnement à ces vers, seuls quelques accords chromatiques ascendants s’intercalent entre eux.

Les tambours officiels annoncent le terrible moment de l’exécution. La didascalie précise que la malheureuse « Elena pousse un cri et tombe évanouie. »

Le chœur très noir et lugubre du Conseil des Dix clame au dehors :

« Que l’on ouvre à la population ;

que l’on voie la fin des traîtres. »[7]

L’orchestre fait entendre deux longs accords fortissimo, suivi d’un troisième, plus bref, et enfin des deux accords plaqués habituels.

Voilà, encore un trait génial du moderne Marino Faliero : pas d’air final désespéré pour un soliste quelconque, même pas d’autre « numéro musical », comme un trio, un chœur, un ensemble, mais une Scena, hautement dramatique et dont se souviendront les compositeurs du futur.



[1] En l’absence de protections de l’œuvre artistique, un copiste indiscret, un musicien d’orchestre acheté pouvaient aisément exécuter une copie d’une partition et la vendre ensuite à un éditeur peu scrupuleux. Dans sa correspondance, Donizetti se lamente continuellement de ces éditions pirates, souvent truffées d’erreurs et détournant la conception artistique du créateur.

[2] Les durées d’exécution indiquées, sont celles de la troisième représentation du Teatro Regio de Parme.

[3] Il n’est pas le seul !  E. Boncompagni à la RAI « abîme » également le morceau ; Tamás Pál, à Szeged s’en tire mieux, malgré certains passages un peu brouillons.

[4] Le livret annonce également le début d’une tempête que l’on n’entend dans aucun enregistrement, et ne figurant donc peut-être pas dans la partition…

[5] La partition utilisée à Szeged prévoit la plus sobre et plus neutre réplique : « Je la cède / Elle est un poids inutile à mon corps déclinant »

[6] Le livret original comporte beaucoup plus de texte, probablement non mis en musique, et dans lequel le doge prend à partie les conseillers qui, sans lui, Faliero, seraient les esclaves des Turcs au lieu de siéger devant lui !  Enfin, il récuse avec hauteur l’accusation d’infâmie, traitant d’infâmes les conseillers eux-mêmes !  C’est alors qu’on lui demande de rendre la couronne et qu’il déverse maintes imprécations contre Venise, qui de « Signora » (grande dame) ne sera plus qu’une « vile mercenaire, servante infâme », la « Honte de l’Italie ». Le mépris silencieux, la dignité sobre des vers conservés, sont évidemment plus intéressants. Le livret original comporte encore, avant l’entrée d’Elena, une prière dans laquelle Faliero demande à Dieu de tourner ses regards vers lui.

[7] Cette intervention est coupée dans les représentations de Bergame, on entend à la place les cris de la foule au dehors. Les tambours officiels sont bientôt doublés par les timbales de l’orchestre qui joue alors ses deux accords fortissimo. C’est également impressionnant mais est-ce conforme à l’idée de Donizetti ?…  

Suite...

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