Photo - Roberto Servile dans Marino
Faliero
Les intrigues et la musique de Marino Faliero
Et tout d’abord, les personnages de cet « opéra d’hommes » !
Marino Faliero, Doge di Venezia,
basse.
Fernando Faliero, neveu du Doge, ténor.
Israele Bertucci, Chef de l’Arsenal, baryton.
Elena Faliero, épouse du Doge, soprano.
Michele Steno, jeune patricien, basse.
Leoni, patricien, membre du Conseil des Dix, ténor.
Un Gondolier dans la nuit, ténor.
Irene, « damigella » de la dogaresse, sop.
Vincenzo, serviteur du Doge, tén.
Beltrame, sculpteur )
Pietro, gondolier } partisans du Doge, basses.
Guido, pêcheur )
Les « Signori della Notte », le Conseil des Dix, Dames et Cavaliers, Artisans, Pêcheurs, Serviteurs, Soldats.L’action est située à Venise, en 1355.
Quelques (passionnants) problèmes de partition…
Comme on l’a dit plus haut, Donizetti avait terminé son Marino Faliero à Naples mais une fois arrivé à Paris, l’infatigable compositeur révisa bien des passages, et accueilli, comme Bellini pour I Puritani, les conseils de Rossini. Par ailleurs, ces changements permirent au pauvre Donizetti, une fois encore aux prises avec ce que l’on appelait la « pirateria
musicale »[1], de confondre les « pirates » convoqués devant le Préfet de Police de Naples, pour ce qu’il appela : « il falso Faliero » !Le grand donizettien William Ashbrook a souligné les discordances existant entre l’autographe de Naples et la partition publiée par la célèbre Casa Ricordi. Selon lui, « plus d’un tiers du matériel total de cette dernière diverge, par rapport à l’autographe. Pour ne citer qu’un exemple, la partition autographe commence par une ouverture, tandis que la partition Ricordi propose un prélude fondé sur la chant du gondolier au deuxième acte. ». L’audition des enregistrements exécutés au hasard des reprises de l’opéra nous fait toujours retrouver l’ouverture, on peut peut-être en déduire que ces exécutions proposent un mélange « des » musiques composées par Donizetti pour cet opéra ?
En découvrant pas à pas les secrets et les beautés d’un chef-d’oeuvre…
Sinfonia. [8mn.
30]
Une sorte de martèlement
grave « ouvre »… l’ouverture, et puis le ton
s’adoucit pour aboutir à la tendre mélodie du gondolier du deuxième
acte … et là, se trouve la signature de Donizetti : la flûte
prélude gentiment puis émet sa romance plaintive, soulignée par
les violoncelles mélancoliques.
Un thème plus
vigoureux annonce la conjuration et s’enfle en un crescendo
tourmenté et débouchant sur une marche passionnée, comme pour
dire que rien n’arrête la résolution de rendre la liberté à
son pays.
ACTE
PREMIER [66mn.]
Premier
tableau : L’Arsenal de
la République de Venise. [14’30’’]
Preludio.
Ce bref prélude de 43 mesures s’épanouit en confiant à la flûte
le joli motif ondoyant Larghetto
de la barcarolle que chantera un gondolier anonyme au début du
deuxième acte. Lorsque la flûte se tait, c’est tout
l’orchestre qui assène des accords appuyés dans un Maestoso
impressionnant, mais la gravité de l’atmosphère ainsi établie
fait vite place à la sensation de mystère, suggérée par la flûte
qui frémit, et par les pizzicati des cordes, sur de sourds
roulements de timbales, comme à l’idée de raconter une ténébreuse
histoire, un sombre drame !
Certaines reprises, comme à Szeged ou
à Parme, proposèrent aussi bien l’ouverture que le prélude.
D’autres exécutions, comme celle du Teatro Donizetti de Bergame
et de la RAI de Milan ne conservèrent que le Maestoso,
chose qui se comprend fort bien, étant donné que le début de
l’ouverture autant que le prélude utilisent le motif de la
barcarolle. Le motif a beau être intéressant, il s’agit d’une
redite inutile car trop tôt rappelée et Donizetti aurait
certainement veillé, au cas où il imposerait l’ouverture, de ne
pas déjà répéter la
barcarolle dès le début de l’opéra.
Introduzione.
Le trille de la flûte du prélude est à peine terminé, que l’on entend, (d’abord le bruit si sympathique de la tringlerie
du rideau du Teatro Donizetti qui s’ouvre, heureuse époque où on
le laissait « magiquement » fermé durant une ouverture !)
aussitôt le chœur des artisans vénitiens se donnant du courage
pour exécuter leurs diverses tâches. D’impressionnantes notes
rebattues du tissu orchestral accompagnent leur récit ému :
il paraît que des inscriptions indignes, sur les murs de la ville,
ont couvert d’infamie les noms du doge et de son épouse !…L’auteur
serait même un patricien, l’un de ces
nobles Conseillers qui haïssent le doge et eux-mêmes, les
artisans, qui sont ses amis. Comme pour conjurer ces tristes
paroles, ils décident de chanter ensemble l’Hymne de Faliero,
rappelant ses hauts faits à la bataille de Zara. Cette partie du chœur
pourrait être commenté par l’expression donnant la chair de poule, tant elle est verdienne avant la lettre !
Scena
ed Aria nell’Introduzione. Ces belles paroles touchent le chef de
l’Arsenal, Israele Bertucci, qui fait son entrée.
Dans une douce cavatine nostalgique, il rappelle qu’il participa lui aussi à
cette épopée dont il ne reste plus que le souvenir ! le chœur commente délicatement ses pensées émues…
Scena.
Le patricien Steno entre et réprimande les artisans qui n’ont pas
encore terminé sa gondole, (reprise des notes rebattues à
l’orchestre). Il les accuse de faire grève et dit à Israele de
les chasser. Celui-ci tente de les excuser en expliquant la lourdeur
du travail qui les attend, avec ces trente galères venant
d’arriver en réparation…mais la phrase finale d’Israele
« Primo è il servir la patria », met le feu aux poudres
et l’arrogant Steno fait mine de le frapper !… Le digne
chef de l’Arsenal se récrie alors : « Seigneur,
j’ai été soldat… », mais du haut de sa morgue, Steno
sort, en le menaçant du même châtiment que la « vil plebe ».
La cabalette :
« Orgogliosi scellerati », à la véhémence déjà
verdienne, s’adresse à ces patriciens qui ajoutent à présent la
vilenie à l’indignité. Faisant écho à ses paroles, les
artisans se montrent révoltés devant une telle injure. En
couronnement des cadences conclusives, le baryton a l’occasion de
tenir un bel et impressionnant aigu final, dominant la masse chorale
et la charge orchestrale.
Le
rideau tombe.
Deuxième
tableau : Une petite pièce
dans le palais des Doges. [37mn.42’’]
Preludio,
Scena ed Aria.
D’abord sombre, le
prélude s’éclaircit à
l’apparition de la clarinette préparant l’atmosphère
nostalgique du grand air de ténor qui va bientôt commencer. Elle
distille un thème empreint de mélancolie, sur un halètement
orchestral typique du romantisme.
Scena.
Fernando a décidé de quitter sa chère patrie après l’outrage
porté par « l’iniquo Steno » à l’honneur de la
dogaresse. Mais il ne peut se résoudre à partir sans un adieu pour
celle qu’il aime…
L’union,
un peu étrange, de la flûte et de la clarinette expose le thème
de cette cavatine « Di
mia patria bel soggiorno » et donne le ton nostalgique et rêveur
de cet adieu à ces lieux riants (soupir des violons !), qui
seront toujours présents dans son âme, à cette atmosphère
qu’il a toujours connue et qu’il doit quitter à présent… Le
grand homme politique Giuseppe Mazzini écrivait que seul un exilé
pouvait comprendre la charge émotionnelle d’un tel air !
L’ineffable
introduction orchestrale de sa cabalette
moderato est déjà tout un
programme : la grâce et la chaleur de Donizetti y sont résumées !
Fernando trouve la force de supporter l’idée de l’exil
dans la pensée de rendre moins triste le sort de celle qu’il
aime. Typique passage d’héroïsme gracieux, de panache mélancolique,
secret donizettien !
Cette cabaletta
atteignant au Ré bémol aigu révèle comme la distribution du rôle
du ténor, aujourd’hui problématique, détermine les reprises de
l’opéra !
Scena
e Duetto Fernando-Elena.
La
dogaresse Elena fait son entrée, accompagnée par un motif révélant
l’agitation de son esprit. Tout d’abord, elle ne veut pas écouter
Fernando, mais il la supplie…
A)
Qui résisterait à la déclaration passionnée de Fernando :
« Tu non sai, la nave è presta / che al chœur cielo e a te
mi toglie » (tu ne sais pas, paré est le navire qui m’enlève
à mon ciel et à toi ». Il ne leur reste qu’un instant
avant que les voiles ne soient déployées !… et Fernando a
ces vers touchants : « Deh ! che almeno io pianga
teco / quest’istante ch’è l’estremo » (Ah ! que je
pleure au moins avec toi, cet instant qui est le dernier). Sur la même
musique, Elena répond avec égoïsme, préoccupée par sa seule réputation
qui vient d’être entachée…
B)
Fernando est désolé de s’entendre rappeler cet outrage, à lui
qui voulut présenter à Elena son épée tachée du sang de Steno !
mais les larmes de Elena ont su l’en dissuader. Comment
peut-elle refuser un adieu, une larme à celui qui voulut la venger ?
Ses paroles blessent Elena qui déclare à quel point sa vie
n’est qu’un torrent de larmes… à cause de lui !
Elle tente ensuite de rappeler à Fernando qu’il doit
respecter celui qui l’aime comme un fils… le doge !
Une des merveilles de l’opéra est cette possibilité pour
deux personnages, de chanter en même temps, sur un texte et des
sentiments différents, c’est ici leur séparation, leur
apitoiement respectif qui sont « unis » dans un beau Larghetto
extatique !
C)
Scena e Stretta finale. Fernando est donc décidé à partir, et si une nouvelle
arrive à Elena, dit-il, ce sera celle de sa mort !
Le « chantage » fonctionne et les violoncelles
donizettiens soulignent la montée de l’angoisse d‘Elena…elle
lui donne un voile humide de ses pleurs, « souvenir de douleur » :
qu’il vive donc, avec toujours le souvenir de leur malheureux
amour. Fernando prend le voile avec cette joie désespérée
typiquement romantique. Le rythme martelé et régulier habituel aux
« Strette », accompagnent le scellement de leurs
adieux… mais une surprise nous attend au moment des cadences
finales.
Le mot « Stretta » est
construit sur le même radical que « étroit », « resserrement »,
le tempo se précipite donc, et l’on arrive à la conclusion forcément
dramatique du morceau, scellant l’accord ou le désaccord entre
les sentiments respectifs des personnages. Et bien, cette Stretta au
rythme vif, ralentit tout à
coup et offre un tendre passage à l’unisson, quelque peu rêveur,
sur les paroles consacrées à leur « infelice amor »,
leur amour malheureux, procédé inhabituel mais fort efficace pour
échapper un moment à la tension d’un douloureux adieu.
Scena.
Sonnerie des cuivres, thème grave aux cordes, soutenu par un halètement
de l’orchestre : telle est l’entrée, impressionnante de
majestueuse sobriété, du doge Marino Faliero. Le thème se fait
plaintif lorsqu’il voit que son épouse a pleuré... elle commence
à expliquer que c’est à cause de l’inquiétude de son époux,
mais celui-ci souhaite rester seul avec son neveu. Le thème sombre
accompagne la sortie de la duchesse. Fernando note le trouble de son
oncle qui lui montre l’infamie du Conseil : Steno est condamné
à un mois d’emprisonnement et à un an d’exil. Faliero dit à
Fernando de clamer cette infamie par toute l’Italie…quant au
gondolier qui chante ses exploits, il devrait plutôt s’écrier :
« Marino Faliero, à l’épouse infidèle » !
Fernando lui demande s’il va supporter cela… « Bien
plus, répond le doge, je dois signer cette feuille ; dire que
je suis vengé pleinement ! ». Il ajoute avec ironie que
le « bon » Leoni l’invite à un bal, pour pousser plus
loin la raillerie. Il demande à Fernando de consigner la feuille
puis de se préparer pour le bal.
Un serviteur demande une brève audiance
au nom de Israele Bertucci, à ce nom, le doge repense à la dernière
offense de Steno dont il a connaissance. Il se demande pendant
combien de temps le perfide verra sa perversité inpunie.
Scena
e Duetto. Israele demande « giustizia » au doge qui en est le
garant à ses yeux. Mais, rétorque le doge, comment pourrait-il
rendre justice, puisqu’on la refuse déjà à lui-même ! Israele considère alors qu’il n’y a plus que le parti
des armes…
A)Moderato.
Grave, le doge explique qu’un homme éliminé sera remplacé par
mille : qui peut donc résister à la hardiesse du Conseil ?
Bertucci répond que mille braves sauront punir Steno, sauver la
patrie… Le doge trouve ces paroles mystérieuses et l’invite à
s’expliquer. Israele demande alors : « Au doge ou a
Faliero ? – le doge a disparu. », répond
celui-ci. Israele révèle alors l’existence d’une
conspiration… Faliero voit bien la détermination d’Israele mais lui dit
que la rage de son cœur ne suffit pas pour sauver Venise. Israele
parle d’autres méfaits des nobles ayant coûté bien des larmes
aux Vénitiens…puis –trémolos dramatiques et mystérieux à
l’orchestre- il en vient à cette honte infligée au doge lui-même !
Un crescendo de l’orchestre souligne la dignité outragée
de Faliero…
B)
Larghetto.
C’est le moment décisif du duo, le doge se parle à lui-même de
haine, de vengeance et frémit à l’idée de faire tomber le
pouvoir des tyrans… En même temps, Israele note tous ces
sentiments qui passent sur le grave visage de Faliero…le mouvement
du magnifique larghetto se
fait ondoyant, tandis que leur voix s’unissent : la musique
nous renseigne quant à la décision du doge, avant ses paroles !
le larghetto atteint peu à peu son apogée, dans une montée toute
donizettienne, soulignée par la flûte.
C)
Scena e Stretta Moderato :
Israele lui demande s’il a décidé… Faliero répond par un
ordre : ce soir, au bal de Leoni, Israele lui révélera le nom
de ses chefs, mais celui-ci rétorque
« n’espère pas que je révèle un seul nom / tant
que le tien n’est pas le premier. » Le doge trouve la déclaration
osée mais Israele, loin de se démonter, rétorque qu’il a osé
bien plus en combattant à ses côtés !
et il a alors ces paroles décisives : « O
Faliero, où est ton épée / qui alors sauva la patrie ? /
maintenant aussi, elle implore une épée… ». La réponse du
doge est spontanée, pleine de ferveur : « Oui :
elle aura celle de Faliero. ». C’est l’attaque vigoureuse,
marquée, de la Stretta enflammée : « Trema, o Steno,
tremate superbi » (tremble, ô Steno, tremblez
orgueilleux). Confondant outrage privé et souffrances publiques, le
doge, rallié par son ami Israele Bertucci, entre énergiquement
dans la conjuration contre la tyrannie des Dix. Le souffle d’une même
vengeance lavera les injustices dans le sang des patriciens. Entraînante
au possible, cette Stretta évoque curieusement une énergie, un
dramatisme verdiens avant la lettre, contrairement à la Stretta
bien connue « Suoni la tromba » des Puritani, créée par les même interprètes et entraînante également,
mais plus naïve dans sa forme.
Le
rideau tombe
Troisième
tableau : Une petite pièce
conduisant à une vaste salle de bal. [15mn.43’’]
Scena.
Les cordes introduisent l’athmosphère feutrée de la scène, à
peine soulignée par les discrètes contrebasses.
Le patricien Leoni, maître des lieux, donne des directives à
ses serviteurs, que toute sa richesse soit mise en œuvre en grande
pompe car il reçoit le doge !
Celui qui entre après le départ des serviteurs, demande à
Leoni de ne pas être stupéfait… Steno !
En effet, Leoni ne cache pas sa surprise, comment ?
condamné le matin même à l’exil et le voici présent à
un bal ? Ah !
à quelle extrémité le pousse un amour malheureux !…
Steno avoue aimer la dogaresse mais la haine est plus forte que
l’amour… [On se demande quelque peu pourquoi Steno dit cela, le
livret original de la création nous renseigne car il comporte des
vers non conservés dans les représentations : cette haine
s’adresse à Fernando qui aurait prévenu le doge contre lui,
contre son amour… Fernando, en outre se fait le champion du peuple
depuis que lui, Steno, est entré dans les bonnes grâces du Sénat !
Leoni objecte qu’on veille peut-être sur lui en haut lieu,
mais Steno déclare veiller lui-même à ne pas laisser fuir son
rival.]
Leoni l’enjoint à être prudent car
le doge arrive, Steno remet son masque et se fond parmi les nobles
invités dans la salle de bal. Un énergique accord de l’orchestre
introduit le début de la fête et le joyeux chœur des invités
accueille gracieusement la dogaresse et les deux Faliero, que l’on
voit effectivement traverser la salle de bal.
Scena
della Congiura. Quelques accords mystérieux et furtifs nous déclarent que
nous sommes au cœur de la conjuration, mais aussitôt après, la
musique des danses, au parfum vaguement ancien, se fait entendre :
elle va accompagner toute la scène de conspiration. William
Ashbrook a souligné l’intérêt de cette trouvaille du génie
donizettien : « Accompagné pa une musique de danse hors
scène,[…] Israele explique au doge tous ceux qui entendent
participer à la conjuration ; le contraste ironique entre le
motif de danse suranné et le dialogue consis, pas plus long que
trente-trois mesures, est un mémorable morceau de théâtre
musical. »
Israele Bertucci entre par une porte latérale
et donne au doge la liste des conjurés. Il et frappé par le grand
nombre de noms… comprenant celui d’un Dalmate avec ses
trois-cents hommes ! Le
doge s’étonne ensuite de trouver celui d’un pêcheur mais
Israele le définit ainsi : « Pauvre en or et chargé de
haine pour les scélérats. ». Un gondolier également ?…
- et avec cent autres sur leur proue, ils seront les premiers à
entonner le chant de la victoire !
réplique Israele. La
présence du sculpteur Beltrame surprend Faliero mais Israele se
contente de remarquer « Funeste est ce nom ! ».
[Le livret original ne nous renseigne
pas à ce sujet mais il comporte une suite du dialogue non conservée
dans les représentations. Le doge s’enquiert de la nuit choisie
pour faire éclater la révolte et Israele réplique que c’est
cette nuit-même ! « Celle-ci,
déjà si avancée et ténébreuse ? » s’inquiète le
doge. Son lugubre aspect ressemble à nos pensées, déclare Israele !
le lieu est également indiqué, la place reculée menant
l’église de San Giovanni Evangelista. Là où sont ensevelis mes
ancêtres, note Faliero !
Ils conjureront avec nous, réplique Israele. Les danses
cessent.].
La musique et les danses cessent,
Israele se retire. Resté seul, le doge s’apostrophe :
« O superbo Faliero, a chi t’inchini / per ricercar vendetta !… »,
vers qui s’abaisse-t-il, en effet, pour rechercher la vengeance !…
vers la plèbe ! [ici,
le livret original est plus audacieux : « Et pourtant,
les seuls vils sont les patriciens, le véritable esclave est le
doge… »]. Oui ! seul
à elle, la plèbe, ose se confier le doge non vengé !
Il poursuit, avec profondeur : « Quel jeu horrible
vais-je commencer, à côté de mon sépulcre / où tout finit ? ».
Le délicat accompagnement de cette scène de réflexion intense,
tisse une atmosphère amère et soucieuse évoquant curieusement
celle de certains passages du Simon
Boccanegra verdien … Le doge en est là de sa profonde réflexion,
quand une musique agitée accompagne l’entrée de Elena, éperdue.
Un mystérieux personnage masqué l’a suivie et harcelée… Le
doge est stupéfait de l’audace démontrée envers son épouse,
ici, chez Leoni ! Un
dialogue animé entre Fernando et Israele, placés entre les deux
salles, nous apprend qu’il s’agit de… Steno ! Le doge le prend comme une offense personnelle. Les deux
Faliero se dressent vers la salle mais Elena et Israele tentent de
les retenir.
Finale
primo : A) Scena e Largo
concertato ; B) Scena e Stretta finale.
C’est à ce moment que commence le
sublime ensemble concertant,
spécialité de l’opéra italien et de Donizetti en particulier,
moment de grâce et d’extase, dans lequel plusieurs personnages
considèrent leurs sentiments particuliers, voire opposés !
car non seulement les paroles diffèrent mais la partie
musicale des solistes également, et pourtant, tout se fond en une
parfaite et sublime harmonie !… Une telle composition demeure
pourtant fragile, risquant d‘être déséquilibrée par un
soliste, ou pire, par le chef qui brusque les choses !
Ce fut hélas le cas à Parme, où Ottavio Dantone
accélère scandaleusement le tempo, « liquidant »
l’ensemble concertant, ciselé, sublimé en revanche, par
la baguette experte de Adolfo Camozzo (dans
l’enregistrement du Teatro Donizetti), qui le mène délicatement,
progressivement vers son sommet rêveur, méditatif,
presqu’extatique !
Voyons les sentiments des personnages :
Israele conseille au doge de se contenir, sinon il fera le jeu de
Leoni en éclatant après cette nouvelle offense (quoique Leoni, on
l’a vu, n’est pour rien dans la présence de Steno).
Faliero comprend mais on voit bien que son désir de vengeance
n’en est que plus farouche et terrible.
Fernando parle également de vengeance
à Elena, mais il s’agit d’une vengeance privée, à
l’encontre de Steno. Elena est désolée de voir ce sentiment négatif
s’emparer de Fernando alors qu’un seul de ses regards commandait
à son cœur ! elle
le conjure de calmer sa fureur s’il ne veut pas la voir mourir !
Musicalement, Israele commence
l’ensemble, Fernando s’introduit, avec ses accents véhéments
et une couleur passionnée-désespérée en accord avec celle de son
air du premier acte. Faliero et Elena, commencent ensuite la longue
phrase ascendante largo… que conduit Elena jusqu’à son sommet, rejointe par
Fernando… et c’est la « redescente », typique des
ensembles de Donizetti, qui, ô joie, nous offre une « remontée »
vers le sublime, ce qu’il ne fait pas toujours !
(nous frustrant parfois par une excessive sobriété, comme
dans le concertato de Maria di
Rohan, par exemple). La fin de l’ensemble est également
magnifique car elle offre encore une petite « remontée »
finale, toujours guidée par Elena, suivie, cette fois par
Faliero… C’est l’extase !
Il faut pourtant redescendre sur terre
et conclure ce Finale primo !
Signalons d’abord pour les passionnés
ou les studieux possédant l’intéressant volume Tutti i libretti
di Donizetti édité par la Garzanti de Milan en 1993, que l’édition
choisie du livret ne comporte curieusement pas cet ensemble
concertant !
B)
Scena e Stretta finale.
Un personnage masqué fait son entrée
au milieu du « clan » Faliero qui a tôt fait de
l’identifier : Steno !
Son mépris lui vaut une provocation en duel de la part de
Fernando, cette nuit même, derrière l’église San Giovanni
(tiens, tiens !… ah ! Ces belles coïncidences d’opéra).
Tous attaquent d’emblée la Sretta houleuse : en réponse à
la morgue de Steno, Fernando déclare confier à son épée, la
justice qu’on leur refuse !
Elena comprend que le sort en a décidé
et découvre avec angoisse comme leur « regard troublé /
respire le sang ». Inversement à ce qu’il se passait dans
le Concertato, Israele déplore la patience de Faliero et se
contient à grand-peine : « Que les tyrans périssent
enfin, / ou Venise périra. » Faliero, l’appelant par le
grand nom d’ami, lui dit de dédier sa fureur au « grand
dessein », car à ce moment commencera la « véritable
liberté » ! Le
chœur des invités appellent aux danses, et l’on s’attend à
une reprise da capo de la
Stretta, mais Donizetti suspend curieusement ce retour dramatique
par un passage lent et comme chuchoté. Chacun y reprend ses pensées
(fier défit pour Fernando-Steno, froide vengeance pour
Ialiero-Israele, angoisse pour Elena) mais se déclare prêt à
retourner au bal, comme pour donner le change, comme pour se
contenir et mieux laisser éclater la révolte humaine et politique.
Exacerbée, la Stretta reprend effectivement ensuite.
Le
rideau tombe
[Le livret original présente une
curieuse scène supplémentaire jamais exécutée et probablement
non mise en musique et donc écartée par Donizetti. Les invités
entrent en masse dans la pièce où se trouvent le doge te les
autres, Leoni revient également, accompagné même par le sculpteur
Beltrame que l’on n’avait pas encore vu. Rien de bien nouveau
dans les entiments des personnages : le chœur invite la
« Beauté de l’Adriatique », la dogaresse, à se
joindre au bal, mais celle-ci supplie plutôt Fernando de céder à
ses larmes, annonçant « un horrible présage ». Il lui
enjoint d’être confiante dans sa « valeur », selon le
terme poétique pour le courage.
Scène inutile, vraisemblablement destinée
à « faire venir du monde » sur la scène pour rendre le
Finale plus brillant, mais la suspension des angoisses, haines et désirs
de vengeance, des personnages principaux décidant de retourner dans
la salle de bal, nous semble plus intéressante].
ACTE
DEUXIÈME [26mn.44’’]
Tableau
unique : Piazza di SS.
Giovanni e Paolo. Il fait nuit.
Preludio,
Coro e Ballata. La clarinette murmure la chanson du gondolier (présente
dans l’ouverture) mais la gondole qui s’avance porte les conjurés…
Ils chuchotent furtivement leur sombre chœur : « Siamo
figli della notte » :
« Nous
sommes les fils de la nuit
qui
voguent par l’onde brune,
le
seul écho de l’eau brisée
de
la trouble lagune
correspond
à notre chant,
qui
de pleurs est le messager. »
On entend un gondolier au loin… les
conjurés se taisent… le gondolier passe et chantonne sa jolie et
innocente barcarolle (proposée par le prélude et l’ouverture)
reflétant la sérénité de cette nuit « sans étoiles et
sans lune ». Il finit de passer en souhaitant : « Dors,
ô belle ! tandis que je chante / la chanson du plaisir. »
Le sombre chœur des conjurés reprend
tandis que leur gondole accoste probablement un peu plus loin (je
dis « probablement » car aucun livret ne le précise !).
Scena
ed Aria. L’orchestre fait entendre un motif trouble grâce aux cors, il
reflète l’état d’âme du personnage qui entre et dit :
« Notte d’orrore !… », c’est Fernando Faliero !
Dans la Scena, il frémit au son des bruits de voix qu’il
entend au loin… et se demande si ce sont ses ancêtres qui
appellent… Il leur promet de mourir dignement mais s’attriste à
la pensée que sa bien-aimée reste seule et « parmi des soupçons
funestes. »
Le mélancolique violoncelle donizettien
suggère le motif de la cavatine
de Fernando. Il imagine tristement Elena comptant les heures avec
angoisse et s’attendant à ce que chaque nouvelle soit la dernière
de Fernando ! Qu’elle
sache au moins qu’il est heureux de mourir pour elle… le
violoncelle accompagne les derniers élans de la coda de cet air
poignant, « qui commence et finit, singulièrement, note W.
Ashbrook, dans une tonalité de mineur. »
Une horloge sonne trois heures,
l’heure fatale du duel !
L’orchestre s’anime et attaque une phrase en crescendo
traduisant le changement qui s’opère en Fernando : la
douleur cède la place à l’indignation.
Le fier motif de la cabalette retentit à l’orchestre, comme toujours chez Donizetti,
viril, guerrier et charmant à la fois !
les indignités de Steno lui reviennent à la mémoire et il
se montre décidé à les lui faire payer : « Tu verras
quel sang coûte / l’insulte mensongère. ». La belle
cabalette est rarement complète à la scène, sauf dans
l’enregistrement de Szeged… mais l’infortuné ténor, pour
l’assumer, se voit couper sa cavatine (chose jamais entendue,
puisque d’ordinaire, en cas d’insuffisance d’un chanteur,
c’est la cabalette que l’on coupe !). Il est décevant de
n’avoir pu l’entendre complète, même lorsque Fernando est
incarné par un artiste de la taille de Rockwell Blake (du moins
dans les deux représentations de Parme dont nous avons pu écouter
les enregistrements). Que se passe-t-il pour le grand interprète
assumant de vertigineuses et époustouflantes cabalettes
rossiniennes ? la
véhémence donizettienne remplaçant les fioritures rossiniennes
est-elle insoutenable pour lui ? Déjà en superbe Lord Percy (Anna
Bolena) il nous frustrait en ne nous donnant, hélas, que des
moitiés de cabalettes…D’autre part, on remarque la frappante
différence d’esprit dans l’interprétation de cette cabalette,
telle qu’on l’entend, au Teatro Donizetti de Bergame, alors au début
de la Donizetti-Renaissance (1966) : ici elle est verdienne de
sobriété, de véhémence, de mordant !
A Parme, R. Blake en chante une moitié
toutes fioritures dehors, comme s’il exécutait le seul Da Capo... elle penche alors vers Rossini… mais où est donc
Donizetti ?
Scena
ed Aria-Finale II. La musique introduit subrepticement les conjurés…Pietro,
Strozzi et Beltrame accueillent Israele qui arrive en gondole, mais
s’inquiètent du personnage qui est avec lui. Israele a beau leur
dire qu’il est un défenseur de la plèbe, ils lui trouvent un air
de patricien…Le sculpteur Beltrame sort une lanterne sourde de
sous son manteau et reconnaît bientôt…LE DOGE !
Tous mettent la main à leur poignard. Israele les arrête
mais le doge offre sa poitrine aux conjurés.
La cavatine
de son grand air est toute dignité et grandeur :
« Bello ardir di congiurati /
contro un veglio, cento armati ! » : « Quelle
belle hardiesse de conjurés, / cent hommes en armes contre un
vieillard ! / cent fers contre un seul, / belle preuve de
courage ! ».
Donizetti a la bonne idée de faire
reprendre le beau thème de l’air par le chœur… qui n’en
revient pas de sa stupéfaction… Le « vieillard » est
obligé de leur dire qu’il n’y a PLUS de doge : « Sol
Faliero vedete in me. », ils ne voient en lui que Faliero,
c’est à ce moment qu’il a ces beaux vers :
« Cet
esclave couronné
qui
brisa sa couronne
qui,
méprisé par le trône,
vers
vous tourne ses pas. »
Il nous faut signaler une autre richesse
de la partition, consistant en un « Tempo di mezzo »
d’une rare consistance. Cette expression désigne la musique
reliant les deux parties d’une Aria (une cavatine à la
cabalette). Il peut ne rien avoir du tout, mais d’ordinaire, les
compositeurs romantiques soignent le passage d’un sentiment à un
autre, motivant donc les changement de rythme dans la musique. On a
donc souvent en Tempo di mezzo,
une « Scena », c’est-à-dire un récitatif avec une
plus forte présence orchestrale et une ligne de chant plus élaborée,
ou un chœur.
Piero Mioli, dans le programme de salle
du Teatro Regio de Parme, a spécifié le nombre de mesures de ces
éléments : 49 pour la cavatine (première partie de l’Aria) ;
80 pour la cabalette finale…et 136
pour ce qu’il nomme le « dilatatissimo Tempo di mezzo » !
Les durées d’exécution sont plus probantes encore :
cavatine : 2’20’’ ; Tempo di mezzo :
5’50’’ ; cabaletta : 2’15’’.
Scena
(« Tempo di mezzo »). Sur une musique agitée, les conjurés
se ressaisissent et se rassemblent pour leur grande tâche… les
timbales roulent… Israele veut leur faire jurer « Mort aux
Dix ! » mais la musique s’assombrit…
on entend un bruit d’épées croisées… puis un cri…
L’orchestre attaque un crescendo, les conjurés aperçoivent des
ombres qui s’enfuient… laissant une silhouette allongée à
terre ! Au son
d’une douce marche funèbre, le chœur fait de la lumière et éclaire
le visage de l’homme prostré… Faliero se précipite et
l’embrasse en ayant ces mots pathétiques : « Ah !
mio figlio… ».
Fernando a la force de lui dire qu’il
voulait le venger… il lui donne un voile pour qu’on en recouvre
son visage, puis dans un utime effort, s’écrie « Venge ton
épouse / car je meurs. » Fernando s’effondre, tandis que
l’orchestre martèle de notes rebattues les commentaires désolés
du chœur. Un autre passage touchant est ce moment d’égarement du
doge, lui conférant encore prestige et humanité :
« Où suis-je ?
qui pleure ici ?…/ Mon neveu ?
où est-il ? il
est mort
Vous, qui êtes vous ?
Pourquoi pleurez-vous ? / Et Fernando ? où est-il ? »
Les autres répondent tout doucement :
« Il est mort .» Quatre mesures de l’orchestre,
ponctuent cette triste constatation, on retient son souffle…
Grande
Cabaletta finale de vengeance Moderato :
« Fosca notte, notte orrenda ».
Cette « nuit sombre et horrible »
sera en effet marquée par le sang que le Doge Faliero se promet de
répandre, dans sa froide colère qui ne connaît plus de frein. On
peut dire qu’on a autant de versions du texte que de livrets, tant
ces dures paroles de vengeance et de sourde révolte contre le
pouvoir établi a dû chatouiller les diverses censures dont dépendaient
les villes où étaient monté l’opéra.
On remarque, chose
rare, que le da capo ou reprise de la cabalette, comprend un nouveau
texte, tout aussi impressionnant. La vengeance aveugle tellement
Faliero qu’il en est presque halluciné, il suffit de constater à
quelle métaphore le doge abaisse Venise, en la décrivant comme
« un écueil de pirates » qu’il faut détruire !
« No
un’ alba non un’ora
Più
rimanga ai scellerati !
Questo
scoglio di pirati
Ferro
e fuoco struggerà !
Vibra,
uccidi, ô brando usato,
Sia
Venezia maledetta !
Memoranda,
la vendetta
Da
quel sangue, nascerà»
« Pas
une aube, pas une heure,
qu’il
ne reste aux scélérats !
le
fer et le feu détruiront
Cet
écueil de pirates.
Frappe,
tue, ô épée usée,
Que
Venise soit maudite !
Mémorable
sera la vengeance,
Qui
de ce sang naîtra. »
Le chœur suit évidemment les
sentiments du doge et répète même certains de ses vers. Est-il
besoin de préciser que l’orsqu’il reprend la grande phrase
principale de la cabalette, on songe inévitablement à Verdi !
Cette cabalette est fort impressionnante de détermination et le choix du tempo
retenu la différencie des cabalettes « ronronnantes »
courantes dans le Romantisme. Le juste tempo… Moderato,
précisément, est encore une fois obtenu par Adolfo Camozzo dans la
représentation enregistrée au Teatro Donizetti.
ACTE
TROISIÈME [44mn.53’’]
Premier
tableau : « Une petite pièce dans le palais des Doges, comme au premier Acte »
[19’36’’],
…précisent
la plupart des livrets, mais la première didascalie signale qu’Elena dort !
il doit donc y avoir dans cette « petite pièce », un
meuble sur lequel elle repose. Plus vague mais plus réaliste est
l’indication de décor dans le livret original de la création au
Théâtre-Italien : « Appartamenti
del Doge. ».
Coro.
L’orchestre prélude délicatement puis finit par donner le
gracieux motif du chœur des « damigelle » ou suivantes
de la dogaresse. Elles commentent l’aspect particulièrement ténébreux
de la nuit en souhaitant qu’aucune triste pensée n’éveille la
grande dame. Irene entend les lamentations « d’augelli
lugubri » que l’on pourrait traduire par oiseaux de
mauvaise augure !…mais peut-être est-ce le triste vent ou
les ondes brisées par le gondolier ?
Scena
ed Aria. Elena s’éveille, en proie à un « songe terrible »
qu’elle préfère chasser de sa pensée. L’orchestre annonce la
venue de quelqu’un : Faliero entre, troublé. Il s’émeut
de voir son épouse en train de veiller pour l’attendre. Elle
remarque que sa main est glacée, « Et mon cœur est de feu. »,
remarque Faliero, en contrepartie. Elle sent qu’il lui cache
quelque « orribile pensiero », mais le doge élude en
parlant de devoir. Précisément, répond Elena, pourquoi ses amis
l’ont-ils abandonné ? et même Fernando ?!
Le doge lui avoue alors la triste fin de son neveu. Elena déclare
qu’il est mort pour elle !…
et constate : « Le soleil qui se lève et moi / ne
verrons donc qu’un sépulcre. – Et mille encore / en
apercevra l’aurore. » s’enflamme Faliero, annonçant que
l’épée est suspendue sur la tête des patriciens et des Dix !
L’orchestre s’anime, soulignant combien Elena est terrifiée
par la nouvelle, mais son beau vers ne semble pas avoir été mis en
musique : « Contro Venezia, il Doge. ». L’aube
annonce le signal, le doge veut courir aux armes !
L’orchestre amplifie son tumulte… Leoni entre et annonce
le soulèvement du peuple… les Dix demandent la présence du doge !
« Or di Venezia, il re son io. », triomphe
Faliero devant un leoni stupéfait : oui, il est à présent
« le roi de Venise » !
Marino Faliero tire l’épée et se déclare chef de la
conjuration. Sur un
appel de Leoni, entrent les « Signori della Notte » et
des hommes en armes, le doge comprend qu’il est trahi… Leoni
annonce que ses complices sont en prison, quant à lui, il vient
d’avouer. Digne, Faliero déclare froidement : « C’est
bien. Je suis prêt. », Elena veut les retenir mais il lui dit
adieu.
[Aria].
L’orchestre commente le désespoir qui se saisit de la malheureuse
Elena qui se lance dans un vigoureux Arioso.
Elle a tout perdu en un instant, la voilà seule et « lacérée
par [ses] remords ». L’Arioso se calme comme si l’amère résignation
(aussi romantique que la révolte !) pointait en elle,
d’ailleurs la flûte édulcore l’Arioso et le domine. C’est
aussi un trait, hélas souvent incompris, de l’opéra romantique
de présenter avec grâce, des adieux à la vie ou un désespoir résigné
et rêveur, figé dans une horreur
comtemplative, pour ainsi dire !
Pause – La clarinette soupire à peine
pour suggérer un changement d’atmosphère… La flûte propose le
superbe motif de la première
partie de l’Aria, une prière
éthérée : « Dio clemente, ahi ! Mi perdona. ».
Elle dit ne pas oser prier car elle se reconnaît coupable, mais si
le ciel l’abandonne, que pourra-t-elle faire, sans mère, sans époux ?…
La délicieuse cantilène rêveuse ravit le spectateur… c’est
l’un des mystérieux miracles des opéras romantiques de Donizetti
et de Bellini…
Irene cherche à calmer sa douleur mais
le désespoir d’Elena reprend flamme, et à tel point que le chœur
des suivantes remarque : « L’infelice è disperata ! »
(la malheureuse est désespérée). L’orchestre attaque une montée
dramatique ne pouvant conduire qu’à une vertigineuse cabalette
de désespoir ! Mais
là encore, ô miracle donizettien, le désespoir est élégant,
gracieux mais pourtant complètement passionné !
Elena, éperdue,
s’écrie : « Fernando !… Faliero ! »
L’introduction, par la flûte, du
motif de la cabalette est déjà tout un programme de véhémence gracieuse, pour ainsi dire !
mais voyons tout d’abord le texte :
« Fra
due tombe, fra due spettri
I
miei giorni passeranno…
Entre
deux tombes, entre deux spectres,
mes
jours passeront,
une
épée, et une hache
seront
toujours devant moi,
sous
mes pas, une mer de sang
élèvera
ses flots,
à
moi seule, le destin impitoyable
refusera
une tombe. »
Le chœur a des
paroles tout aussi fortes :
« La
mort pour elle, à présent, serait
non
pas supplice mais pitié. »
La force romantique du texte exacerbe évidemment
le sentiment de désespoir, poussé jusqu’au délire qui lui fait
imaginer cette « mer de sang ». La musique, fluide,
chaleureuse et heureusement limitée en vocalises, nous fait
atteindre une « cristallisation », un « climax »,
pour prendre les termes consacrés, c’est-à-dire une sorte de
« scellement » dans le sentiment évoqué (ici, le désespoir)
qui est figé… et laisse le spectateur le souffle coupé, tandis
que le rideau tombe.
Second
tableau : La Salle du
Conseil des Dix. [25’17’’]
Leoni
et Beltrame sont du côté des Dix ; les conjurés sont enchaînés,
parmi eux, se trouvent Guido, Pietro, Israele et ses fils Marco,
Arrigo et Giovanni.
Coro.
L’orchestre plaque trois accords dramatiques et Leoni annonce
aussitôt : « Le traître faliero / est déjà en votre
pouvoir. ». Des trompettes « bêtement »
officielles intriduisent le chœur des Dix, voulu par Donizetti,
« carré », rigide et strict au possible : « La
Reine des mers » est sauvée mais sa justice ne pardonnera
jamais.
Musicalement, le contraste est frappant
par rapport au chœur des conjurés commençant aussitôt après. Le
thème en est fluide et prenant, avec un parfum de concentration et
de profondeur verdienne, surtout quand les violons reprennent le
beau thème avec les voix. Les paroles envers leur patrie sont très
dures :
« Sois
maudite, ô terre, séjour de cruauté, / sous le sol, nous te haïrons
encore. ».
Scena.
Dans un Arioso animé, Israele demande dignement la vie pour ses
fils valeureux, laissant Dieu juger les « esclaves ingrats »
au « front prostré à terre », et il accuse ouvertement
Beltrame. On annonce le doge, introduit par une phrase très grave
de l’orchestre. Il a alors cette sortie magnifique : « Qui
êtes-vous ? Quelle
loi, / vous donne le droit / de juger le doge ? ». Leoni
répond « Ton délit, / à présent, disculpe-toi. ».
Superbe, Faliero répond : « Toute disculpation est vaine
/ là ou une force tyrannique / fait les lois, accuse, juge et
condamne. »
Les ovations d’Israele et des conjurés
les découvre à sa vue et il en est touché… également ému,
Israele s’adresse à lui en ces termes : « Ô mon
prince ! ». Lorsque Leoni s’exclame : « A
mort, les vils », Israele donne libre cours à son digne
ressentiment : « Noi, vili ?… noi, vili !! ».
Scena
ed Aria. La première partie Larghetto
de son Aria est fort poignante : « Siamo vili e fummo
prodi, nous sommes vils et nous fûmes preux / lorsqu’à Zara,
lorsqu’à Rhodes », ils se lançaient dans de valeureuses
conquêtes sous l’étendard du lion ailé !… le doge, très
ému, intervient : « Ah ! Israele, un jour à Zara,
/ je t’embrassai, foudre de guerre… ». Israele poursuit :
« Pour toi, je gémis, ô prince aimé, / Non pas pour moi,
pas pour mes fils / c’est moi qui t’ai poussé dans les griffes
/ des tigres ensanglantés… ». Comme la flûte donizettienne
exaspère délicatement, pour ainsi dire, l’émotion d’Israele
en soulignant sa ligne de chant !
Les violons frémissent alors que les membres du Conseil s’écrient :
« A mort ! ». Israele demande seulement de pouvoir
dire adieu à ses fils, et ensuite, il ira à la mort !
On croit l’air fini mais son rythme ondoyant et berceur
reprend, exaspéré par les violons incisifs, tandis qu’Israele répète
encore et encore : « Un’addio, e a morte andrò »,
tirant des larmes d’attendrissement à l’auditeur.
Scena.
Israele se ressaisit et soutenu par une musique vibrante, tente de
rasséréner ses fils, et surtout, « Qu’il ne soit pas dit
que l’un de mes fils / ait versé une larme. » Les trois
fils l’assurent qu’ils lui ressembleront… Israele dit adieu à
son prince…l’orchestre vrombit, puis s’apaise tout à fait :
voilà qu’Israele découvre sur sa propre joue « Una lagrima
importuna » ! L’atmosphère
reste suspendue sur un accord de flûte… mais
un roulement de timbale prépare la déclaration de
l’implacable chœur des Dix , qui décrète : « Qu’on
exécute la sentence. »
Est-ce à dire que Donizetti a ménagé
pour rien cette suspension dans l’atmosphère pleine de pathos ?
Non bien sûr ! car,
détail significatif, la froide déclaration du Conseil des Dix
n’est pas encore terminée, que rententit le thème de la
triomphante cabalette
d’Israele Bertucci.
Triomphante alors qu’il va à la mort ?
pourrait-on dire. C’est possible, grâce au Romantisme, grâce à
Donizetti qui nous donna souvent des « airs d’adieux à la
vie ». Sous ce terme, nous entendons désigner spécifiquement
ces airs « guillerets » d’apparence, mais n’étant
que panache désespéré, élégante mais chaleureuse et rêveuse résignation :
un exemple entre tous, la cabalette de l’air de Roberto Devereux,
dans le deuxième tableau du troisième acte, qui lui est consacré.
Le sentiment de dignité recouvrée par celui qui meurt pour une
cause noble et juste se traduit en musique par ce curieux mélange de « panache
désabusé », d’ « allant un peu triste »,
mariage typiquement donizettien !
La flûte énonce fièrement le joli
motif à panache Moderato
de la cabalette d’Israele.
« Il
palco è a noi trionfo »
L’échafaud
est pour nous un triomphe,
et
rieurs, nous y montons :
mais
le sang des valeureux
ne
sera pas perdu.
Des
partisans viendront à notre suite,
martyrs
et héros :
et
si, également adverse et cruel pour eux,
se
montrera le destin,
nous
leur laissons encore l’exemple
de
comme on marche à la mort. »
Le doge a des paroles non moins fortes :
« En
mourant, vous abandonnez
une
terre de douleur
et
laissez à qui vous damne
la
crainte et la lâcheté. »
Pour lui-même, il remarque avec émotion :
« (Combien
de héros ! Combien
de valeur,
un
seul jour perdra !) »
En conclusion du morceau, le Conseil des
Dix a beau s’écrier de féroces « A morte ! »,
mais Israele les domine encore d’un bel aigu final tenu !
Scena
e Duetto. Seul avec le Conseil et Faliero, Leoni lit la sentence du doge,
convaincu de félonie et donc condamné à mort. Il lui faut à présent
déposer la couronne ducale au pied du trône, mais Faliero la jette
violemment à terre !
« La
voilà, à terre symbole détesté
d’infamie :
je te piétine.
Vous
avez fini, ô Dix. Prêt de ma mort,
Je
veux être seul. Laissez-moi à moi-même. »
Par ce ton sans appel ou sur ces paroles
ne souffrant aucune réplique, il les congédie.
Tous sortent, il reste seul avec Elena
qui survient. Les violoncelles donnent le ton du changement
d‘atmosphère et d’état d’esprit qui s’opère. C’est une
joie pour lui de serrer contre son cœur cette « compagne de
ses souffrances ». Elena s’étonne du calme de Marino mais
il répond que « Colères et emportements ont leur fin. ».
Il souhaite que ses trésors aillent aux enfants et aux veuves des
condamnés… Elena veut y ajouter les siens, et, répondant à l’étonnement
de Faliero, elle déclare ne conserver qu’« Un vœu et un
voile. » Marino demande qu’une tombe unique enferme Fernando
et lui, et que leur visage soit recouvert de ce voile…c’est
alors que Marino voit Elena pâlir…Les cordes hésitent comme
elle… elle demande un châtiment… Faliero s’écrie et répète,
consterné, incrédule : « Tu mancavi a me di fe ?… »
(tu as manqué à la foi que tu m’avais jurée ?).
L’orchestre commence une poignante mélodie soulignant la douleur
de Faliero, qui ne peut y croire : Elena, coupable !
Lorsqu’il demande « Et qui osa… », elle répond
qu’il n’est plus ! Les
mots s’étranglent alors dans la gorge du malheureux Faliero :
« Ferna… che orror ! ».
Il la repousse en la maudissant, en la
consacrant au remords, il déchaîne sur sa tête… mais elle
l’interrompt, le supplie… les violons exacerbent son désespoir…
un Fortissimo à l’orchestre scelle ce paroxysme. – Pause –
Enfin, Marino Faliero se ravise, les
cors apaisent l’atmosphère et commence le sommet de la partition,
ce sublime Larghetto :
« Santa
voce al cuor mi suona : (Une
voix sainte résonne à mon cœur)
Se
da Dio brami pietà, (si tu demandes pitié à Dieu)
Ai
nemici tuoi perdona, (pardonne à tes ennemis)
Dio
dal ciel t’assolverà. » (Dieu depuis le ciel t’absoudra)
Elena ajoute sa prière :
Giusto
Dio a lui tu dona (Dieu Juste, donne-lui)
Il
perdon, com’ei perdona (le pardon, comme lui-même pardonne)
Alla
sposa delinquente (à son épouse fautive,)
Alla
rea che si pentì. » (à la coupable qui se repentit.)
Marino poursuit :
« Dio
pietoso, Dio clemente, (Dieu miséricordieux, Dieu clément
Come
or io perdono a lei (comme à présent je lui pardonne,)
Dal
tuo soglio i falli miei (depuis ton trône, mes fautes,)
Tu
perdona in questo dì. » (pardonne en ce jour.)
Une montée donizettienne irrésistible
unit les deux voix…et conduit l’auditeur aux larmes !
Magnifique Marino Faliero d’un
exemplaire Agostino Ferrin, sublimant les aigreurs de Margherita
Roberti, idéale concertazione
du Maestro Camozzo, à la tête de l’électrisant « Orchestra
del Teatro Donizetti di Bergamo » : trois minutes de pur
bonheur, d’extase.
Certainement conscient de ce sommet,
Donizetti n’éprouva pas le besoin de terminer son duo par
l’habituelle et immanquable Stretta. Une nouvelle preuve que dans
les génies, le métier
s’efface devant l’intuition du progrès dramatique et expressif.
Scena
finale.
L’orchestre reprend le motif
dramatique de l’aveu d’Elena, tandis que le chœur des « Signori
della notte » vient chercher Faliero. Les adieux se précipitent,
Elena ne peut réaliser que son époux lui est arraché…il a
encore ces mots : « Per questa terra addio…/ in ciel ti
rivedrò ! », leur voix s’unissent encore un
instant…la précipitation du désespoir passe des voix aux violons
exacerbés…il sort, - accords martelés à l’orchestre. Elena
s’écrie : « Oui, ici-bas tout est fini. / même les
larmes sont taries…
-Nouvelle charge orchestrale,
accompagnant les paroles désespérées d’une Elena déchirée…Un
motif tourmenté parcours les cordes au moment où une voix dit à
Faliero de se tourner vers le Seigneur.
Silence.
Elena déclame (ou chante, selon) :
« Tout
s’est tu. Un homme pieux
prie
pour lui et le console
il
a dit un mot…
Fut-il
pour moi ?… »
Pas d’accompagnement à ces vers,
seuls quelques accords chromatiques ascendants s’intercalent entre
eux.
Les tambours officiels annoncent le
terrible moment de l’exécution. La didascalie précise que la
malheureuse « Elena
pousse un cri et tombe évanouie. »
Le chœur très noir et lugubre du
Conseil des Dix clame au dehors :
« Que
l’on ouvre à la population ;
que
l’on voie la fin des traîtres. »
L’orchestre fait entendre deux longs
accords fortissimo, suivi
d’un troisième, plus bref, et enfin des deux accords plaqués
habituels.
Voilà, encore un trait génial du
moderne Marino Faliero :
pas d’air final désespéré pour un soliste quelconque, même pas
d’autre « numéro musical », comme un trio, un chœur,
un ensemble, mais une Scena,
hautement dramatique et dont se souviendront les compositeurs du
futur.