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Cette question a divisé les musicologues et les historiens de la musique depuis le début du XIXe. En effet, attribuer à un seul compositeur la paternité d’un système aussi complexe, d’une œuvre qui allié à la fois le théâtre, le chant, la musique et la danse reviendrait à désigner Goldoni comme le premier auteur Italien de comédie ou Monet comme l’inventeur de l’impressionnisme ; pour cela il faudrait accepter la théorie de la génération spontanée dans le domaine artistique !
Quel que soit le génie de Monteverdi, la musique occidentale avait, avant 1607(1), tenté de marier théâtre, chant et musique. Dés le Moyen-Age, les mystères, grands spectacles mettant en scène des épisodes de l’ancien et du nouveau testament, avaient testé cette alchimie complexe, sans arriver à un résultat dramatiquement satisfaisant ; ces œuvres souffraient de la rigidité de leur livret : la Bible ! Au XVIe siècle, les cours d’Italie et de France rivalisent de faste lors de fêtes alliant danse, musique et chant. Les artistes attachés à ces cours vont élaborer de grandes œuvres, sorte d’oratorio mis en scène et dansés. Deux grandes pièces ont marqué cette époque : en France, le Balet Comique de la Royne de Baltazar de Beaujoyeulx(2), suite logique de la révolution littéraire et musicale initié par Ronsard, Baïf et Janequin(3) ; en Italie, Les Intermèdes de la Pellegrina(4) donné à Florence en 1589 pour le mariage de Ferdinand de Médicis avec Christine de Lorraine. Ces pièces donnent un merveilleux exemple des fastes renaissances. Malheureusement les livrets sont encore trop anecdotiques et surtout les compositeurs s’inquiètent encore presque uniquement des grandes scènes d’ensemble et pas assez de la psychologie des personnages pour donner une vraie dimension théâtrale à ces œuvres. Dans le même ordre d’idée les comédies madrigalesques de Banchieri et Vecchi(5) sorte de peinture grinçante de la société au tournant du siècle, bien qu’inspirée du ton de la Comedia dell’Arte, n’apportent encore qu’une réponse incomplète à cette recherche d’équilibre, ces œuvres étant encore trop marquées par la tradition populaire et chorale italienne. Pourquoi tant d’échecs ? En fait à la fin du XVIe siècle deux grandes école musicales s’affrontent en Europe et en particulier en Italie : l’école Franco-Flamande derrière Lassus et Palestrina, défenseurs d’une polyphonie complexe (destinée principalement à la musique d’église) et la tradition madrigalesque, au style plus léger et représentatif hérité de la rue. Mais ces deux traditions ont un point commun : elles s’expriment presque uniquement à plusieurs voix et refusent une notion fondamentale pour l’opéra : l’individualité de l’interprète. L’ars perfecta de Lassus et Palestrina ne résistera pas à la mort de ces deux grands maîtres en 1594. C’est donc, au début du XVIIe, le madrigal qui paraît comme le style dominant, seul capable de donner naissance à l’opéra. Mais c’est à Florence, alors qu’il semble au plus haut de sa carrière et de son pouvoir populaire, que le madrigal est depuis peu mis en procès par les humanistes (écrivains, musiciens et philosophes) de la Camerata (Académie) Bardi qui se réunissent pour discuter des idéaux de la Grèce antique et du renouvellement de la tragédie, que l’on supposait avoir été chantée. Pour la Camerata, le contrepoint est l’obstacle majeur à la sincérité de l’expression, de l’émotion et à la montée des sentiments. Pourquoi, interroge ainsi Vincenzo Galilei (le père de l’astronome), s’obstiner à décliner polyphoniquement les sentiments d’un seul personnage « alors que les Anciens faisaient vibrer les passions les plus vives par le seul effet d’une voix soutenue par la lyre ? Il faut renoncer au contrepoint et revenir à la simplicité du mot ». De ce débat va naître à l’exacte jointure du siècle(6) le premier drame en musique, l’Euridice de Jacopo Peri, gran maestro d’armonia au service des Médicis. Cette œuvre sert pleinement la réforme préconisée par la Camerata Bardi en se basant presque uniquement sur un style récitativo, le recitar cantando, nouvelle façon de traiter un texte en musique en faisant déclamer au chanteur une monodie simple sur un accompagnement réduit, dit « basse continue »(7). Malheureusement, comme toutes les œuvres inspirées par une utopie, l’Euridice de Peri(8) va trop loin dans son propos : l’auteur voulait rendre le texte et les sentiments compréhensibles et de façon simple ; son opéra souffre d’un trop grand dépouillement. Presque uniquement écrit en récitatif (à part de très courtes symphonia et des chœurs d’une décourageante homorythmie) l’Euridice impressionna grandement les honnêtes hommes du XVIIe ; pour les auditeurs modernes il se rapproche plutôt d’un long tunnel d’ennui ! En faisant table rase de toute tradition polyphonique et madrigalesque, Peri a privé son opéra de tout attrait esthétique, trop occupé par l’aspect intellectuel de son œuvre. Sept ans plus tard, Monteverdi ne tombera pas dans le même piège. C’est étonnement cette dernière tentative qui va être à l’origine du premier opéra, l’Orfeo. En effet, le maître de Monteverdi, le duc Vincenzo Gonzague de Mantoue, après avoir assisté à la première représentation de l’Euridice de Peri, n’a qu’une idée en tête : donné dans sa cours une œuvre encore plus révolutionnaire que celle initiée par son puissant voisin de Florence. La mégalomanie du duc va jusqu’à imposer le même sujet à Monteverdi. Mais celui-ci va prendre son temps pour l’élaboration de cette « favola in musica in un prologo e cinque atti ». Sept années que Monteverdi va mettre à profit pour mûrir une œuvre où toutes les influences de son temps serviront le propos théâtral. Contrairement à Peri, trop proche de la révolution initiée par la Camerata Bardi, Monteverdi va prendre assez de recul pour ne pas s’emprisonner dans un récitar cantando trop systématique ; ces sept ans vont lui permettre de finir l’élaboration de ce nouveau style, de l’adapter totalement à son but premier : dépeindre les sentiments d’un seul personnage. De plus Monteverdi ne fait pas table rase des influences de son temps. Il va utiliser le discours fleuri et simple du madrigal pour traiter les parties chorales de l’Orfeo et le contrepoint savant de l’école franco-flamande pour ses symphonies et les moments dramatiques du livret. Le madrigal souffrait d’une absence de dissonance, d’une trop grande simplicité harmonique qui le rendait trop neutre pour le théâtre. La polyphonie élaborée des franco-flamants au contraire par son côté esthétisant ne pouvait toucher que par sa beauté intrinsèque. Monteverdi va marier avec bonheur ces deux styles dans son Orfeo et adapter le recitar cantando au discours dramatique. C’est la rencontre de ses trois influences qui va donner naissance à l’opéra. Le génie de Monteverdi réside dans cette alchimie des différents styles mais aussi dans une incroyable modernité dans la structure de son Orfeo. On trouve dans cette œuvre toutes les grandes caractéristiques qui régissent encore de nos jour l’opéra : une ouverture, des leitmotivs, des ruptures dramatiques, des chœurs, des ensembles, des grandes scènes solistes, une vraie caractérisation pour les différents personnages, un prologue allégorique, des intermèdes instrumentaux. Toutes ses structures sont bien sûr en grande partie encore sous forme d’esquisse. Le Toccata d’entrée se résume à une fanfare (mais quel expressivité, en moins d’une minute et demi), un accord parfait de do majeur répété avec acharnement durant 15 mesures qui se rapproche plutôt des musiques qui rallient le public du théâtre de Bayreuth ! Le grand leitmotiv, ritournelle exposée dès le prologue entre les interventions de la Musica, ne se retrouve que trois fois dans la tragédie. Les symphonia sont encore très courtes au début de chaque acte, mais elles installent magnifiquement l’atmosphère des différents tableaux. Le personnage le plus fouillé est bien sur Orfeo, les autres protagonistes allant de la caricature (Caron, Pluton) à la caractérisation sommaire, vue la durée réduite de leurs interventions (Proserpina, Messaggiera, Speranza, Apollo) quand ils n’ont pas qu’une caractérisation anecdotique (Nimfe, Pastori, Spiriti). L’action théâtrale est relativement monocorde (elle se résume même à 3 actes sur 5, le premier et le cinquième acte n’apportant absolument rien à l’action) mais la seule rupture dramatique de toute la partition, l’arrivée et le récit de la Messaggiera, reste encore aujourd’hui comme quasi unique pour sa force évocatrice. Enfin il y a un grand absent dans la partition de l’Orfeo : l’aria ! Mais toutes ses structures serons entièrement développées quarante ans plus tard dans les deux ouvrages lyriques de Monteverdi qui sont parvenus jusqu’à nous, Il Ritorno d’Ulisse in Patria et L’Incoronazione di Poppea ; toutes ces structures et l’aria qui fera son apparition dans ces partitions avant de devenir la forme reine de l’opéra dans la deuxième partie du XVIIe. Monteverdi n’a peut être pas inventé l’opéra mais il est le premier à avoir développé un discours musical assez contrasté pour servir fidèlement une action théâtrale. (1) 24 février 1607, date de la création de l’Orfeo à Mantoue. (2) sur une musique de Lambert de Beaulieu et un Poème de La Chesnay (pour écouter : le Balet Comique de la Royne de Baltazar de Beaujoyeulx, ensemble Elyma, dir. : Gabriel Garrido, chez K617). (3) La Bataille de Marignan de Clément Janequin, créé en 1515, peut être considéré comme le premier vrai exemple de musique théâtral en France (pour écouter : la Bataille de Marignan de Clément Janequin, ensemble Jacques Moderne, dir. : Joël Suhubiette, chez Calliope). (4) Cycle de 6 intermèdes, conçus comme entractes à une pièce de théâtre du même nom de Girolamo Bagagli et composés par différents maitres de l’époque : Cavalieri, Malvezzi, Marenzio, Caccini, Peri (pour écouter : Les Intermèdes de la Pellegrina, ensemble Huelgas, dir. : Paul van Nevel, chez Sony/coll. in musica vivarte). (5) L’Amfiparnaso de Vecchi (1597) ou Barca di Venetia per Padova de Banchieri (1605) (pour écouter : L’Amfiparnaso d’Orazio Vecchi et Barca di Venetia per Padova d’Andriano Banchieri, ensemble Clément Janequin, dir. : Dominique Visse, Chez Harmonia Mundi) (6) Octobre 1600. (7) cet accompagnement est généralement joué par un continuo constitué par des instruments polyphoniques, à clavier ou à corde (clavecin, virginal, orgue, pianoforte/luth, guitare baroque, harpe double) chargés de jouer les accords d’après une basse plus ou moins chiffrée et des instruments à cordes ou à vent graves qui jouent la basse (viole, violoncelle, contrebasse, basson, dulciane). Au XVIIe le récitatif a une place très importante dans l’opéra, le continuo est donc très richement constitué (on pense jusqu'à 10 instrumentistes) pour varier les couleurs et la dynamique de l’accompagnement. la fin du XVIIe et surtout le XVIIIe siècle verra peu à peu s’appauvrir le rôle du récit dans l’opéra et du même coup l’instrumentation du continuo ; on arrivera à un accompagnement à un clavier (clavecin ou pianoforte) et une basse d’archet (violoncelle). Sur l’instrumentation du continuo chez Monteverdi, cf. la suite de se dossier. (8) sur un poème d’Ottavio Rinucciniet créé le 6 octobre 1600 à l’occasion du mariage de Marie de Médicis avec Henri IV de France (pour écouter : l’Euridice de Jacopo Peri, ensemble les Arts Baroques, chez Maguelone)
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