Les Opéras de Monteverdi

Jean-Christophe Henry

 

Le catalogue des œuvres lyriques de Monteverdi est constitué depuis le début du XXe siècle de trois pièces : l’Orfeo, “Favola in musica” sur un livret d’Alessandro Striggio, représenté en 1607 à Mantoue, Il Ritorno d’Ulisse in Patria, “dramma in musica”, sur un livret de Giacomo Badoaro, représenté en 1640 à Venise et L’Incoronazione di Poppea, “Opera musicale”, sur un livret de Gian Francesco Busenello représenté en 1642 à Venise. Ce sont malheureusement les trois seules oeuvres qui nous sont parvenues de façon assez complète pour permettre une représentation scénique satisfaisante. Le grand Claudio entre 1607 et 1643 a composé 8 autres oeuvres lyriques :

L’Arianna, Opéra (Ottavio Rinuccini), Mantoue, 1608 ; Prologue de l’Idropica, Comédie en musique (Giovanni Battista Guarini), Mantoue, 1608 ; Andromeda, Favola marittima (E. Marigliani), Mantoue, 1620 ; La finta pazza Licori, Comédie pastorale en musique (Giulio Strozzi), 1627; Teti e Flora, il Castello di Allante, Didone ed Enea, Gli amori di Diana e di Endimione, Gli Argonauti, I quattro continenti, intermezzi, Parme, 1628 ; Mercorio e Marte (Claudio Achilhini), Parme, 1628 ; Proserpina Rapita, Fable pastorale (Giulio Strozzi), Venise, 1630 ; Le nozze d’Enea con Lavinia, Opera (Giacomo Badoaro), Venise, 1641, et des oeuvres un peu hybrides : Ballo delle Ingrate, Tîrsi e Clori, Combattimento di Tancredi e Clorinda(1) trop courtes pour exister autrement que comme de merveilleuses scènes madrigalesques. La musique de ces 8 oeuvres lyriques est presque totalement perdue(2). Les quarante ans qui séparent les créations de l’Orfeo et du Ritorno explique les immenses différences entre ces oeuvres, mais des pièces comme Tirsi e Clori et surtout Il Combattimento nous permettent de mieux comprendre l’évolution du discours monteverdien. En quarante ans le compositeur a perfectionné l’art du récit (encore naissant au début du XVIIe) et la rupture dramatique. Il a parfait les enchaînements musicaux entre parties strictement instrumentales, chœur et soli.

Avant toute analyse voyons quels problèmes peuvent poser ces partitions aux interprètes d’aujourd’hui, car, comme le dit René Jacobs dans la préface à son enregistrement d’Il Ritorno d’Ulisse : “Préparer une réalisation d’un opéra de Monteverdi est une entreprise qui demande le courage de prendre des décisions, des dizaines de décisions avec pour tout guide l’ordre de priorité qu’on établit avant de commencer. Cet ordre a été pour nous comme toujours d’abord l’esprit de l’œuvre, ensuite la lettre dictée par la musicologie. Les grandes questions, qu’un musicologue peut laisser sans réponse mais auxquelles le musiciens se doit d’apporter la sienne, se posent dans le domaine de la structure même de l’opéra, dans celui de l’instrumentation et enfin dans celui de la distribution et du style vocaux.” (3)

 

-Le diapason:

 

L’uniformisation du diapason n’est une réalité que depuis le début du XIXe siècle. En effet au XVIIe la fréquence du LA 3 varie suivant les pays, voir d’une région, d’une ville ou d’une paroisse à l’autre ! En Italie, à l’époque de Monteverdi, on pense que la fréquence du LA 3 variait entre 440 et 466 Hz, voire encore plus haut(4). Les interprètes actuels jouent le plus souvent les partitions de Monteverdi à LA 3=440 Hz. Mais quand on analyse la tessiture de certains rôles, on découvre que se choix n’est pas totalement satisfaisant. Les rôles d’Orfeo ou d’Ulisse, normalement distribués à des ténors à l’époque, sont très centraux à 440 Hz et correspondent, à ce diapason, à des tessitures de baryton. Ces oeuvres ont été sûrement créés à des diapasons plus proches de 466 Hz voire plus haut (un demi ton plus haut que 440 Hz). Le problème se pose pour de nombreux autres rôles : à 440 Hz les rôles de mezzo (Ottavia, Penelope, la Speranza) se rapprochent plus du contralto et l’on y perd une précieuse dimension féminine du personnage. Les rôles de contralto (Ottone, l’Umana fragilita) sont très graves pour un contralto et même pour un contre-ténor à 440 Hz. Le même problème se pose pour les rôles de Basse (Seneca, Neptuno, Carone) qui à 440 Hz obligent les pauvres chanteurs à rester “à la cave” ! En fait ce diapason apparaît comme un moindre mal, seul capable de résoudre le problème de la disparition des castrats ou des voix d’enfants assez solides pour tenir un rôle dramatique (Nerone, Amore, Valetto). Le LA 3 à 440 Hz permet alors de distribuer ces rôles à des mezzo travesties ou à des contre-ténors aigus.

 

-Les voix:

 

Les partitions des trois opéras de Monteverdi qui sont parvenues jusqu’à nous ne donnent pas la distribution vocale des rôles ; il faut alors se rapporter aux clefs dans lesquelles sont écris les rôles et, par rapport à ces clefs, aux traditions d’écriture de l’époque. La clef d’ut première ligne est généralement dévolue aux sopranos, la clef d’Ut 2 (assez rare) aux mezzos, la clef d’Ut 3 aux Altos (féminins, contre-ténors ou ténors aigus), la clef d’Ut 4 aux ténors et la clef de Fa 4 aux Basses. Là-dessus se greffent deux problèmes relativement insolubles : Les erreurs de copie(5) et la disparition de certaines voix ou technique de chant. En effet certains rôles (Ottone, Nerone) ont été écris pour des castrats et d’autres pour des enfants (Valetto, Amore)(6). De même, les rôles d’altos comiques (Nutrice, Arnalta) étaient tenus par des ténors aigus usant d’une technique de voix mixte dans l’aigu tombée en désuétude depuis le XIXe siècle. Ces problèmes poussent l’interprète du XXe siècle à faire des choix qui ne seront qu’en partie satisfaisants. Les castrats peuvent être remplacés, soit par des femmes, mais dans ce cas le travestissement et la couleur vocale nuisent au réalisme scénique, soit par des falsettistes, mais certains de ces rôles, très “sopranisants”, posent de gros problèmes techniques aux interprètes. Pour les rôles d’enfants le choix d’une mezzo baroque semble le plus satisfaisant, mais il faut que l’émission ne souffre pas d’un vibrato trop envahissant, qui gâcherait la pureté et l’innocence de la caractérisation. Enfin depuis une trentaine d’année la technique de ténor-altino a été redécouverte et permet de distribuer plus facilement les rôles de nourrice.

            Malgré ces différentes possibilités, certains chefs d’orchestre s’obstinent à user de la transposition pour résoudre ces problèmes de distributions. Cette solution dénature la partition et pose de nouveaux problèmes d’ordre harmonique ; mais nous aborderons plus en détail cette question dans la discographie.

 

-L’instrumentation:

 

La matière orchestrale dont dispose un chef d’orchestre ou un musicologue désireux d’appréhender un opéra de Monteverdi est extrêmement lacunaire, si on la compare aux indications précises qui abondent dans les partitions du XIXe siècle. Voici se qu’écrit Nikolaus Harnoncourt dans Le Discours Musical(7) : “Conformément aux usages de l’époque, la partition originale représente plutôt une espèce de partie de direction qu’une partition au sens habituel ; ne sont notées que la basse et les parties vocales, de même que les préludes et les interludes instrumentaux. Parmi ceux-ci, certains sont entièrement composés ; avec des parties médianes, d’autres ne comportent que la basse et le dessus. Il reste donc manifestement beaucoup à ajouter. L’importance de ces ajouts est l’objet de controverses et ne pourra jamais être déterminée avec certitude. Un arrangement est donc indispensable et doit se concentrer sur trois points : premièrement, répartition de la basse continue entre les divers instruments, en vue de souligner le caractère de la musique et des personnages dramatiques ; deuxièmement, réalisation des parties instrumentales supplémentaires, là où elles sont vraisemblablement nécessaires; troisièmement, instrumentation (de ces parties supplémentaires)”.

Pourquoi une partition si lacunaire ? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour l’expliquer. Comme l’écrit David Charlton(8) “ces partitions étaient réalisées comme des souvenirs précieux, moins pour les compositeurs que pour le mécène qui avait parrainé la création de l’œuvre. Tout comme les représentations elles-mêmes, ces partitions n’étaient pas forcément destinées à servir de modèles”. Il est aussi probable que le compositeur adaptait son orchestre à chaque salle, suivant les volumes mais aussi les interprètes (chanteurs et instrumentistes) dont il disposait. D’autre part la technique d’improvisation des instrumentistes de l’époque permettait une grande indépendance de l’interprète. A chaque représentation il est vraisemblable que l’orchestre improvisait un accompagnement différent. Ce constat est fascinant pour les interprètes du XXe siècle mais seul les continuistes peuvent s’approcher de cette perfection, après de nombreuses années d’étude du style. Un instrument non polyphonique nécessite pour les interprètes modernes, qui n’ont pas baigné dans se style depuis l’enfance, une partie écrite. Ce travail d’écriture des parties intermédiaires se rapproche de celui d’un compositeur et nécessite une grande connaissance des techniques de l’époque. Certains compositeurs contemporains(9) ont d’ailleurs orchestré les opéras de Monteverdi. Mais on ne se trouve alors plus devant l’œuvre d’un maître, mais de deux!

 

-Les sources:

 

C’est étonnamment l’Orfeo, le premier opéra de Monteverdi qui pose le moins de problème d’authentification et qui nous est parvenu le moins dénaturé(10). Il existe deux partitions imprimées de l’Orfeo(11). Elles ne posent que des problèmes de nomenclature instrumentale incomplète ou différentes entre la préface et les indications de la partition. Pour les deux autres opéras du maître, les problèmes sont bien plus importants.

            Jusqu’à la fin du XIXe siècle on considérait la partition d’il Ritorno d’Ulisse comme perdue. En 1880, August Wilhelm Ambros révéla l’existence d’une copie manuscrite anonyme à la bibliothèque nationale de Vienne, provenant d’une collection de partition réunie à la fin du XVIIe pour l’empereur Léopold 1er. Il put par déduction et recoupement l’attribuer à Monteverdi. Une dizaine d’année plus tard la découverte d’une copie manuscrite du livret à la Biblioteca Marciana de Venise sembla confirmer cette attribution et permis de connaître le nom du librettiste. Mais on relève des différences importantes entre le livret et la partition :

 

-Tout d’abord, le livret prévoyait cinq actes et la partition n’en propose que trois ; lorsque l’on connaît l’attachement de Monteverdi à la structure classique, aristotélicienne, de la tragédie, cette modification paraît étonnante.

 

-Le prologue du livret n’a aucun rapport avec celui de la partition, ce qui amène à se demander si Monteverdi est vraiment l’auteur de sa musique.

 

-Enfin, certaines scènes manquent dans la copie viennoise, en particulier la majeure partie des chœurs : chœur des Néréïdes et des Sirènes (1,4, qui devait être précédé d’une tempête instrumentale), des Naïades (1,9), des Ombres des Prétendants (III, 2) et le grand chœur final des habitants d’Ithaque. De plus, le divertissement (Ballo) proposé à Pénélope par le trio des Prétendants n’y figure pas non plus. Autant de scènes clefs propices à un traitement musical éminemment monteverdien, auxquelles les grands madrigaux concertants du Huitième livre(12) auraient pu servir de modèles.

 

Après de nombreuses années de querelles musicologiques, l’attribution semble de nos jour définitivement acquise. Les différences entre les deux sources s’expliquent: la copie vraisemblablement posthume de l’opéra et la destination probable à une scène étrangère ont pu inciter les copistes ou leurs commanditaires à réaménager l’œuvre pour la rendre plus conforme aux usages vénitiens des années 1640-1650 (division en trois actes, proposition d’un prologue plus pathétique, suppression des chœurs “pour raison économique”....).

Mais ces différences poussent, là encore, les chefs d’orchestre à des choix importants: faut-il jouer la partition comme elle nous est parvenue ou rétablir l’intégral en empruntant la musique manquante à d’autres oeuvres de Monteverdi, voir d’autres compositeurs contemporains du maître, voire même réécrire des scènes entières “dans le style de”?

Pour l’Incoronazione les problèmes sont tout autres. Comme Il Ritorno, la partition fut considérée comme perdue pendant longtemps. En 1888 Taddeo Wiel, nouveau bibliothécaire de la collection Marciana à Venise, révéla l’existence d’une copie manuscrite, de qualité médiocre, de la partition. En 1930 Guido Gasperini découvre une seconde partition manuscrite dans les fonds délaissés de la bibliothèque du conservatoire San Pietro de Maiella à Naples. Mais ces deux partitions présentent d’importantes différences. La forme des manuscrits pose tout d’abord un problème : contrairement à l’Orfeo où les deux éditions imprimées abondent d’indications sur l’orchestration, les deux manuscrits sont presque totalement composés des lignes de chant et de la basse continue(13). De plus l’Orfeo ne comportait pas moins de vingt pièces instrumentales, tandis que l’Incoronazione n’en présente que dix sept et ce en dépit d’une durée presque doublée. Les deux manuscrits sont écrits par plusieurs copistes, dont aucun n’est le compositeur, les ratures sont nombreuses et à certains endroits le texte manque. Les indications de transposition abondent et des scènes entières sont barrées en grand, visiblement supprimées lors des représentations. Mais la confrontation des deux manuscrits cause plus d’embarras encore : sinfonias à trois voix dans le manuscrit de Venise, à quatre voix dans celui de Naples, scènes entières soit inversées, soit supprimées, soit complètement réarrangées d’une partition à l’autre, rôle d’Ottavia beaucoup plus développé dans le manuscrit de Naples et pour ajouter à la confusion une parenté certaine entre la sinfonia d’ouverture et celle d’un opéra de Cavalli(14) et le duo final(15) probablement emprunté à un opéra de Benedetto Ferrari(16)

Deux hypothèses (pas forcément antithétiques) ont été avancées pour expliquer ces anomalies. L’Incoronazione, oeuvre d’un homme fatigué à la fin de sa vie pourrait être un “travail d’atelier” supervisé par le vieux maître, ce qui expliquerait la relative hétérogénéité de style de la partition. D’autre part, le manuscrit de Naples est sûrement bien postérieur à la mort de Monteverdi, peut-être une copie destinée à une représentation napolitaine de l’œuvre supervisée par Cavalli. Comme souvent à l’époque, la partition aurait été “adaptée” par le chef.

 

Ces différents problèmes obligent les interprètes du XXe siècle à faire des choix qui produiront non pas une mais une multiplicité de possibilités dramatiques et musicales. Les esprits chagrins et les musicologues intégristes s’en plaindront ; pour le courant baroque, initié au début des années 50 par Nikolaus Harnoncourt, les opéras de Monteverdi se sont révélés comme de merveilleux champs d’expérimentation pour le plus grand plaisir des mélomanes.



(1) pour écouter : : Ballo delle Ingrate, Tîrsi e Clori, Combattimento di Tancredi e Clorinda, New London Consort, Philip Picket, chez l’oiseau lyre.

(2) Sauf le célèbre Lamento d’Arianna. pour écouter : Lamenti, Anne Sofie von Otter, Reinhard Goebel, chez Archiv.

(3) Livret de l’enregistrement de Il Ritorno d’Ulisse in Patria de René Jacobs chez Harmonia Mundi, Page 15.

(4) Actuellement LA 3=442Hz, à peu près, dans le monde entier.

(5) Par exemple, dans Il Ritorno d’Ulisse, le rôle très court de L’Umana Fragilita dans le prologue est écrit successivement en clef d’Ut 3 et en clef d’Ut 1 !

(6) Le système d’enseignement de l’époque donnant une technique suffisante aux jeunes chanteurs pour aborder des rôles redoutables.

(7) Residenz Verlag, Salzbourg und Wien, 1984 ; traduit de l’allemand par Dennis Collins, Gallimard,

1984, p. 208.

(8) Article “partition” du New Grove’s Dictionary of Music and Musicians.

(9) Berio pour l’Orfeo, Dallapiccola pour Il Ritorno et plus proche de nous, Boesmans pour

L’Incoronazione.

(10) sûrement grâce à l’incroyable notoriété de cette oeuvre à son époque.

(11) Ricciardo Amadini 1609 et 1615.

(12) pour écouter : Ottavo Libro dei Madrigali, Rinaldo Alessandrini, Concerto Italiano, 2 vol., chez Opus 111.

(13) à l’exception de l’aria d’Ottone (1, 11) de la fin du duo Nerone-Lucain (Il, 4) et de la dernière strophe de l’aria d’Amore (11, 13).

(14) La Doriclea. Les deux lignes basses de ces sinfonias sont presque totalement identiques.

(15) « Pur ti miro ».

(16) Il Pastor Regio.