Tirésias : elle et lui

Catherine Scholler

 

Les mamelles de Tirésias, premier opéra de Francis Poulenc, a été composé d’après une pièce de théâtre de Guillaume Apollinaire, dont Poulenc, âgé de 18 ans, avait assisté à la première, le 24 juin 1917. La pièce était dotée d’une musique de scène, écrite d’après les mots mêmes du compositeur par une musicienne du dimanche, Germaine Albert-Birot.

Poulenc adapta lui-même le livret, principalement en supprimant toutes les allusions à la première guerre mondiale, qui n’étaient plus d’actualité. Le texte prend de ce fait un aspect plus universel, tout en conservant sa puissance provocatrice d’origine, son irrépressible vague de vitalité, sa joie de vivre, son érotisme jubilatoire.

Les duos et trios, toujours en forme de dialogue, évitent la polyphonie vocale, l’orchestration permet une parfaite compréhension du texte, signe de son importance dans l’esprit de Poulenc. Et ce texte parle avant tout d’ambiguïté sexuelle et de procréation.

Tirésias, il n’est pas inutile de le rappeler, est un personnage mythologique, qui en se promenant, surprit deux serpents en train de s’accoupler et tua la femelle, ce qui eut pour effet de le transformer en femme. Il (elle) se fit prostituée, mais sept ans plus tard, il (elle) assista de nouveau à la même scène au même endroit, et en tuant le mâle, redevint homme. Survint une querelle entre Jupiter et Junon au sujet de qui, de l’homme ou de la femme, a le plus de plaisir dans l’amour. Jupiter pensait qu’il s’agit de la femme, Junon optait pour l’homme. Ils choisirent tout naturellement Tirésias comme arbitre. Tirésias se prononça en faveur de Jupiter et déclara le plaisir de la femme sept fois plus grand que celui de l’homme. Pour le punir, Junon l’aveugla. Tirésias, aveugle, devint « voyant », c’est à dire devin et entre autres, révéla sa faute à Œdipe.

 Selon certaines variantes, Tirésias, née de sexe féminin, a, dès l’âge de sept ans, inspiré de l’amour à Apollon, avant de subir sept changements de sexe.

Maintenant il est plus facile de comprendre pourquoi la boulangère tous les sept ans change de peau !

Elle, c’est Thérèse bien sûr, mais c’est aussi sa créatrice Denise Duval. Voici une héroïne insoumise qui s’insurge contre l’autorité masculine, revendique des droits égaux à ceux de l’homme et quitte le foyer conjugal. Elle aspire à devenir soldat, artiste, député, avocat, sénateur, ministre, président de la chose publique…Elle a décidé qu’aucun des postes traditionnellement réservés aux hommes ne lui sera interdit.

Et de la même façon que ses arrières-petites-filles brûleront leurs soutien-gorges dans les années 1970, Thérèse fait exploser ses mamelles ! Grâce soit rendue à Apollinaire et à Poulenc, mais notre chère Thérèse n’est jamais tournée en ridicule, jamais transformée en amazone hommasse, Thérèse se réalise, tout simplement !

Bien sûr, nous sommes au début du siècle, et pour obtenir le pouvoir social, politique et militaire, Thérèse adopte une identité masculine. Elle doit se transformer en Tirésias, qu’on ne ressent pas vraiment comme un homme, mais comme un être plus ou moins androgyne, le charme féminin sous la réussite sociale masculine, si l’on peut dire. Elle doit aussi neutraliser son mari en le ligotant, et « l’androgyniser »  en lui faisant revêtir des vêtements féminins.

Et Thérèse réussit fort bien sa reconversion : elle est acclamée par le peuple comme général, comme député !

Il est vraiment incroyable qu’en 1917, Apollinaire ait réussi à créer un personnage si actuel, que les aspirations des femmes, qui en étaient encore à leurs balbutiements, aient été si bien comprises, sans jamais être tournées en ridicule. Elles sont si justement décrites qu’une femme de l’an 2001 peut s’y reconnaître. Il faut dire qu’Apollinaire, qui fut l’amant de Marie Laurencin pendant plusieurs années, devait s’y connaître en matière de femmes émancipées !

Bien sûr, cet esprit de révolte et ce désir d’indépendance ne seront pas immédiatement satisfaits. Il faudra une deuxième guerre mondiale avant que les femmes obtiennent le droit de vote. Les aspirations de l’héroïne sont bien en avance sur son époque.

A part Thérèse, qui de plus volontaire, de plus émancipé, que Denise Duval ? Jugez un peu : elle quitte le domicile familial à 19 ans, car son père ne veut pas qu’elle embrasse une carrière de chanteuse, monte à Paris, passe une audition à l’opéra, mais se fait finalement embaucher aux Folies-Bergères, qui payent mieux ! Et tout ceci dans les années 1940 !

Lui, c’est le mari, et ce n’est pas Poulenc, c’est plutôt l’éternel masculin. Ou encore le point de vue de l‘auteur. Car ne nous y trompons pas : Thérèse, la bouillonnante Thérèse, est le détonateur de l’histoire, et sa raison d’être, mais elle disparaît à la fin de la première scène et ne revient qu ‘au dénouement de l’intrigue. Thérèse parle et agit avec tant de fougue et de panache, qu’elle reste le personnage le plus marquant de l’œuvre. Mais le mari, lui, est presque constamment sur scène. On n’entend d ‘abord que sa voix, il est ensuite présent jusqu’à la fin du spectacle. Le véritable héros, c’est lui.

Et que veut-il, ce héros ? Au début, il veut du lard. Du lard, ou des lardons ? Nourriture ou progéniture ?

Plus tard, androgynisé par sa femme, portant des vêtements féminins, il déclare : « puisque ma femme est homme, il est juste que je sois femme », ou « je suis une honnête femme, monsieur, ma femme est un homme-madame » et n’est visiblement pas traumatisé par son nouveau rôle social. La seule chose qui le préoccupe, c’est d’avoir des enfants, de repeupler Zanzibar. Le mari laisse s’épanouir la dimension féminine de sa nature, goûte les joies de la fécondité et adopte très volontiers le rôle maternel.

Et voici que resurgit un vieux fantasme masculin d’enfantement ! L’enfant assure la perpétuité de la race, une sorte d’immortalité généalogique. Les résurrections successives de Presto, de Lacouf et du gendarme étranglé par Thérèse montrent aussi le reniement de l’emprise de la mort. Et nier la mort, c’est aussi se continuer, comme on se continue dans sa progéniture.

Malheureusement, les faits l’ont prouvé, si les femmes sont de nos jours capables de devenir soldat, artiste, député, avocat, sénateur, ministre, président de la chose publique, les hommes eux, ne savent pas enfanter sans l’aide de la femme ! Notre mari d’opéra, lui, s’en tire brillamment, avec de l’encre et du papier journal. 40 050 enfants en une seule journée, et qui le nourrissent !

Les problématiques de l’ambiguïté sexuelle et l’angoisse suscitée par la question de l’enfantement ne pouvaient pas ne pas intéresser Francis Poulenc. Pour Apollinaire, la question de la natalité était liée au repeuplement de la France, vers la fin d’une guerre meurtrière qui l’avait blessée moralement, physiquement et intellectuellement. Pour Poulenc, bien que l’écriture de l’opéra se situe également à la fin d’une guerre, il s’agit d’un problème personnel : il n’aura pas d’enfants.

Mais voici Thérèse de retour au bercail, bien décidée à reprendre la vie commune, une fois ses capacités masculines parfaitement réalisées. Comme Tirésias, le vrai, est un devin, elle est cartomancienne, voyante extra-lucide. Après s’être pleinement réalisée socialement, elle intègre des pouvoirs divinatoires considérés comme des facultés particulièrement féminines. Dans l’inconscient collectif, la femme est héritière d’une tradition magique, en contact avec une dimension occulte inaccessible aux hommes. De cette dimension proviennent également les folles de l’opéra : Lucia, Amina, Elvira… Après la libération matérielle, la libération spirituelle, dans la sphère féminine.

Thérèse revient femme, donc. Revient-elle sans trace, tout va t’il recommencer comme avant ? Mais non, regardez bien : elle est plate comme une punaise ! Voyez avec quel air charmeur ce faux-cul de mari lui demande de ne plus l’être, et voyez comme elle élude la question, refuse de remettre dans son corsage ses célèbres mamelles « oiseaux de (sa) faiblesse », et l’attire dans un langoureux « qu’importe, viens cueillir le fraise » puis un plus sensuel encore « il faut s’aimer ou je succombe », véritable appel à la copulation, à faire des enfants, oui peut être, mais de la plus ancienne et de la plus agréable des façons qui soit, celle de deux êtres ensemble !

Ce n’est pas demain que son mari pourra de nouveau lui demander de retourner dans la cuisine préparer du lard ! Thérèse entend bien conserver son indépendance auprès de son mari retrouvé, et n’est sûrement pas devenue un modèle de docilité féminine. Mais tous deux ont changé, semblent plus satisfaits, apaisés d’avoir assouvi les composantes lui féminine, elle masculine de leur personnalité.

« C’est bien plus drôle quand ça change »…Quand quoi change ? Le sexe, le partenaire, la vie ? Tout cela à la fois, probablement, on ne sait pas très bien, l’opéra se termine par une revendication optimiste du droit à la jouissance et à la liberté contre le règne de la tristesse et de l’austérité, et lance un appel vibrant à la procréation, non pas en jetant de l’encre et du papier dans un berceau, mais par un érotisme joyeux et délivré de tout complexe.