"
Luci mie traditrici " (ô mes prunelles traîtresses) voilà ce qui
s'écrie la duchesse Malaspina, éperdue, quand elle aperçoit dans son jardin
celui que le livret se
contentera de baptiser l'Ospite ; un regard aura suffi, non pas pour ébranler
l'amour inconditionnel qu'elle voue au duc, mais pour accorder à ce bel
inconnu un
rendez-vous galant à proximité de la grille du château. Tout commence
pourtant par une honnête promenade bucolique entre époux amoureux. Dans
les jardins du
château, le Duc indique à la duchesse une rose cachée, celle-ci, émerveillée,
en voulant la cueillir, se plante une épine dans le doigt. La vue du sang
de son
épouse, ainsi frappée cruellement par une fleur perfide, précipite le
bon Duc dans un sommeil soudain, sorte de syncope d'où il ne sortira qu'après
maintes caresses et paroles rassurantes de sa tendre. Tous deux se relèvent
et quittent la scène en
déclamant de concert ces paroles contradictoires : " l'amour rend
si fort, l'amour rend si fragile ". Pendant ce premier duo, un serviteur
qui se cache dans une
coin du jardin observe, jaloux, les deux époux, visiblement terrassés
par l'amour coupable et tacite qu'il voue à la duchesse. La deuxième scène
est celle des regards évoquée un peu plus tôt. Deux jeunes gens s'observent,
tombent amoureux et maudissent leurs yeux. Sciarrino se permet dans son
livret une
passion innocente qui provoque la perte des deux personnages par sa simple
intention. Le serviteur qui épiait déjà ses maîtres au premier tableau
est toujours
là au second ainsi qu'au troisième où il dénoncera sa maîtresse au Duc
qui - bouleversé - se résigne à planifier l'assassinat des deux amants.
Résolution
dictée par l'usage plus que par la colère. Au quatrième tableau, la duchesse
- surprise par le duc dans ses amours perfides - pleure sa culpabilité
; son mari lui
fait part du pardon qu'il lui accorde, l'entrecoupant tout de même de
remarques amères. La duchesse se déclare prête à mourir d'amour pour le
duc, celui-ci
invoque cette promesse pour la conduire au dernier tableau devant un lit
à baldaquin où il dit que la mort attend la félonne. D'abord résignée,
la duchesse se
révolte devant la perspective de mourir, le duc insiste, lui rappelle
sa promesse et la presse d'écarter les rideaux du lit. Derrière ceux-ci
se trouve poignardé et
froid le jeune amant, la duchesse à son tour se laisse transpercer par
la lame du duc, c'est ainsi que s'achève l'histoire.
A la base de cette tragédie splendidement téléphonée se trouve une pièce
tombée dans l'oubli le plus total : Il Tradimento per l'honnore. Sciarrino,
victime d'un très
grave accident de voiture, aurait découvert cette pièce de Cicognini (1664)
sur son lit d'hôpital, dans une vielle anthologie du théâtre italien.
On ne sait pas
grand chose de la vie de Cicognini, si ce n'est que sa pièce a été retrouvée
en 1911 par le philosophe Benedetto Croce sur une liste de livres voués
à l'index
librorum prohibitorum. Cette mise à l'index d'une pièce vieille de plusieurs
siècles et qui ne traite - à priori - d'aucun sujet religieux s'explique
assez difficilement.
Pia Janke a pourtant une analyse intéressante du problème : " Il
tradimento per l'honore, qui évoque le désir sexuel, la coercition et
le double adultère, la ruse,
la perfidie devait être encore trop choquante, tout du moins face à la
morale religieuse, pour que l'église puisse l'oublier si facilement. Elle
s'efforça donc de
proscrire une oeuvre ressentie comme répugnante, voire insupportable, à
une époque où elle passait en revue la tradition littéraire à l'aune d'une
pensée
nouvelle et éclairée : ce qui avait choqué c'était l'absence de style
et le mauvais goût, l'érotsime cru, la franchise, et surtout l'indifférence
morale de l'oeuvre de
Cicognini "
Ce qu'il y a de vraiment passionnant dans cette pièce de Cicognini, c'est
Sciarrino lui-même qui l'a souligné. Cinquante ans avant la publication
de la pièce, un
fait-divers sanglant ébranlait la république de Venise : le prince Gesualdo,
célèbre madrigaliste, assassinait sa femme et l'amant de celle-ci. Il
est étonnant que
personne avant Sciarrino n'ait fait le rapprochement entre ces deux évènements
tant les deux trames semblent proche. Ce Tradimento per l'honore mettrait
donc en scène un des drames les plus macabres et les plus connus de l'histoire
de la criminologie musicale.
Alors qu'il allait mettre un terme à la composition de son opéra, Sciarrino
apprit que Schnittke montait à Vienne une oeuvre intitulée " Gesualdo
". Il se précipita
donc sur la partition et vit - rassuré - que le traîtement des deux oeuvres
n'avait - dramatiquement et musicalement - rien de commun. La petite théorie
délicieuse de Sciarrino ne serait donc pas déflorée par un autre "
grand ". Cependant, peu avant la publication de Luci Mie Traditrici,
un ouvrage (Il principe dei musici) vint confirmer le rapprochement qu'avait
imaginé Sciarrino. Par souci de légèreté le compositeur supprima donc
toute allusion explicite à Gesualdo
dans son livret et changea le titre qui à la base devait être " Gesualdo
" (tout simplement) par ces fameuses " prunelles traîtresses
".
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