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Séduit à tel point qu'il tombait amoureux de ses créations d'opéra ! Oui, les seules femmes dont Mme Massenet aurait dû se défier, celles dont elle aurait pu être jalouse, les redoutables séductrices se nommaient Thaïs, Anita, Thérèse, Chimène ou Manon. On
l'appelle Manon, elle eut hier seize ans.
Elles ont seize ans comme Manon, ou peut être un peu moins comme la plus jeune des héroïnes massenetiennes, encore adolescente, Salomé. Salomé, belle à damner un saint, et qui d'ailleurs y parvient presque ! Dans l'imaginaire collectif, Salomé est le symbole de la séduction perverse, envoûtante et lascive. Or, loin de la petite princesse amorale et inconsciente de Flaubert, Wilde ou Strauss, la Salomé de Massenet n'est ni corrompue, ni pervertie, et ignore qu'elle fait partie de la famille royale. Il n'y aura pas de danse des sept voiles dans l'opéra, cette Salomé est une jeune fille pure et volontaire, que rien ne saurait détourner de son but : l'amour de Jean, dans lequel elle met toute sa conviction et toute sa fougue. Et comme une enfant qui ne connaît rien à l'art de la séduction, elle se jette au cou de Jean. Mais la force de son charme est telle que sans le vouloir ni même le savoir, en toute innocence, elle déclenchera aussi la passion d'Hérode. Hélas, la petite fille n'aura pas le temps de grandir, et préférera mourir de sa propre main Dans sa candeur, la Manon qui arrive au coche d'Amiens est une sur à peine plus âgée de Salomé. Fraîche et spontanée, ingénue destinée au couvent, elle ouvre des yeux éblouis sur le monde, mais aussi sur le luxe dont certaines femmes jouissent. Sa scène " Je suis encor tout étourdie " est d'une naïveté désarmante. Séductrice, Manon l'est sans même le vouloir. Elle ne déploie aucun stratagème, n'établit aucun plan de conquête, ne fait aucun calcul. Il lui suffit d'être, et elle soumet d'un seul regard Des Grieux, mais aussi Brétigny et Guillot. La déclaration de Guillot la fait rire, elle n'a pas encore appris à utiliser son charme à son avantage, mais on sent la première fêlure : " Combien ce doit être amusant de s'amuser toute une vie ! "
L'initiation amoureuse de Manon s'est déroulée classiquement, dans les bras de l'homme qu'elle aime. Mais intervertissant les situations, Massenet a aussi inventé l'unique héroïne d'opéra qui s 'empare avec autorité de l'élu de son cur et lui fait découvrir la jouissance érotique, transformant son beau chevalier en homme-objet : Elle en a du cran, cette Esclarmonde ! Et de la sensualité à revendre ! En jetant son dévolu sur un homme, en l'entraînant dans une île enchantée, en l'initiant au plaisir de la chair, Esclarmonde la magicienne personnifie l'érotisme sans culpabilité, car enfin, les femmes jeunes et belles sont faites pour l'amour, n'est-ce pas ? Alors où est l'immoralité ? Comme l'écrit Camille Bellaigue au sujet d'Esclarmonde, dans l'année musicale 1889 : " ( ) Nous entendons ce que nous ne voyons pas. Jamais encore on n'avait, je crois, fait une description sonore aussi fidèle, aussi détaillée, de la manifestation physique des tendresses humaines (...) L'instrumentation de M. Massenet était déjà luxuriante ; la voilà luxurieuse " Mais si la sexualité débridée suffit à la magicienne, tel n'est pas le cas de la petite fille amoureuse des plaisirs, de tous les plaisirs. Car un autre homme, dans l'ombre, lui a appris autre chose : par Brétigny, Manon commence à comprendre son pouvoir de séduction, et aussi le mensonge, car enfin, qui, à part Des Grieux, peut vraiment croire que le bouquet de fleurs a bel et bien été jeté par la fenêtre ? Quelle image fait le plus peur à Manon ? Le spectre de la misère agité par le fermier général, ou celui de la vie bourgeoise et tranquille dans la petite maison évoquée par le Chevalier ? La crainte du dénuement, son envie de plaisirs, l'ascendant que peut exercer sur elle un homme séduisant, galant et riche, l'amènent à choisir une vie de luxe, et pour la première fois, elle a conscience de son pouvoir de séduction. Son " pauvre Chevalier " est bien vite exécuté ! " hélas, qui ne fait pas de rêve ? " Manon rêve de " s'amuser toute une vie ", elle vient d'en découvrir le moyen. Je
marche sur tous les chemins, Retrouvons une Manon radieuse, en pleine apothéose, au Cours-la-Reine. Avec Brétigny, elle a appris les manières du grand monde, qui a perdu bien de son prestige à ses yeux : Poussette, Javotte et Rosette qu'elle admirait au premier acte ne sont plus que des faire-valoir, elle répond ironiquement à Brétigny qui lui fait un fade compliment et l'envoie négligemment lui chercher un colifichet de plus. Elle dédaigne le ballet offert par Guillot, que quelques mois auparavant elle aurait trouvé féerique Brétigny l'a bien senti, il tremble de perdre Manon, il supplie Guillot de ne pas la lui enlever. A ce stade, à quelle autre héroïne de Massenet Manon peut-elle bien ressembler ? Oh, à beaucoup d'entre elles : l'Ensoleillad, Thaïs, Dulcinée Toutes ont un point commun : ce sont des courtisanes, mais ce ne sont pas des Traviata. Pour Massenet, l'utilisation du pouvoir de séduction de ses héroïnes se fait naturellement, sans culpabilité. Ni elles, ni lui ne portent un jugement moral sur leur manière de vivre. On ne peut pas dire la même chose de Verdi, qui tout en se plaçant délibérément du coté de Violetta, exprime clairement que celle-ci est une réprouvée, et qu'elle doit racheter sa conduite passée Rien de tel chez Massenet : ses courtisanes sont foncièrement innocentes, et c'est par un tiers, comme Athanaël, que peut apparaître la notion de péché. En pleine sérénité charnelle, elles aiment et vivent de l'amour, sans jamais mentir sur leurs sentiments. Voyez Nicias, voyez le roi d'Espagne ou les amants de Dulcinée, ils ont l'air amoureux, heureux, comblés ! Jugez de la générosité et de la sincérité de toutes ces ensorceleuses en voyant la Belle Dulcinée, qui repousse avec une gentillesse touchante l'offre de mariage de Don Quichotte, qui lui en explique ses raisons en toute franchise et loyauté, et de quelle façon elle le console ! Elle a plus de cur que la plupart de ses soupirants, car jamais elle ne se moque. Concernant l'opéra Don Quichotte, un extrait des souvenirs de Massenet montre à quel point pour lui la femme est chair : " Ce qui, en me charmant, me décida à écrire cet ouvrage, ce fut une géniale invention de Le Lorrain de substituer à la grossière servante d'auberge, la Dulcinée de Cervantès, la si originale et si pittoresque Belle Dulcinée. ( ) Elle apportait à notre pièce un élément de haute beauté dans le rôle de la femme et un attrait de puissante poésie à notre Don Quichotte mourant d'amour, du véritable amour cette fois, pour une Belle Dulcinée qui justifiait à un si haut point cette passion ". Rappelons que chez Cervantès, Dulcinée n'existe que dans les souvenirs de Don Quichotte et que ce dernier ne la rencontre jamais, ce n'est pas une femme de chair, mais plutôt une idée désincarnée, une rêverie. Impensable pour Massenet ! Est-ce un hasard si la créatrice de Thaïs et d'Esclarmonde, qui fut aussi une célèbre Manon, a été Sybil Sanderson, pour laquelle le fidèle Massenet a failli passer du coté des maris volages ? Est-ce un hasard si le rôle de Dulcinée a été écrit pour Lucy Arbell, qui occupa un peu de la place vacante dans le cur de Massenet, après la mort de la belle Sybil ? L'amour
est une vertu rare
" Ecoute-moi ! Rappelle-toi ! N'est-ce plus ma main que cette main presse ? N'est ce plus ma voix ? ( ) N'ai-je plus de nom ? N'est-ce plus Manon ? " Massenet vient ici
de composer LA scène de séduction par excellence ! Ni Esclarmonde
proposant des nuits torrides à Roland, ni Thaïs au banquet
de Nicias n'apportent un tel raffinement dans la séduction. Manon
est devenue parfaitement consciente de son pouvoir, et l'utilise dans
toute la plénitude de sa beauté et de sa sensualité. Profitons
bien de la jeunesse,
On peut penser qu'elle serait devenue une autre Thaïs, toujours aussi voluptueuse, ayant confiance en elle et en ses talents, mais dont la jeunesse s'enfuit doucement, et qui commence à songer à la vieillesse et au déclin de sa beauté. Elle ne se débat pas dans un conflit moral qu'elle résoudra en se convertissant au christianisme, car n'ayant pas mal agi, elle n'a pas à se racheter, mais pour une créature massenetienne, la perte de la beauté n'est-elle pas la perte de l'absolu ? Thaïs vieillie sera t'elle placée au même rang que " les vieilles musicophiles " dont parle Léon Daudet, celles à qui on fait des amabilités en cherchant du regard la jeune et jolie ? Comme le dit si bien Dulcinée : " Quand la femme a vingt ans, la majesté suprême ne doit pas avoir de grands attraits ( ) Mais après, mes amis, après, après ? ( ) On vit dans une apothéose, vos jours sont de gloire entourés, mais il doit manquer quelque chose, ou quelqu'un comme vous voudrez ". Lorsque
le temps d'amour a fuit,
En revanche, il existe parmi les héroïnes de Massenet une ancienne séductrice vieillie et déchue, qui malgré sa beauté fanée, aime toujours désespérément un époux lassé d'elle, et qui ne la regarde même plus. Voyez la mendier l'attention de l'homme qu 'elle aime, et pour lequel elle a tout quitté ! Ecoutez ces déchirants et encore si sensuels : " Hérode ! Hérode ! Hérode ! ne me refuse pas ! ", par lesquels Hérodiade essaie de ranimer l'ancienne passion, de faire fléchir un époux resté fringant sur lequel elle a perdu toute influence. Oui, cette Hérodiade porte en elle le même feu que sa fille Salomé, elles sont de la même violence, de la même passion, simplement la mère n'a plus les moyens de sa séduction. Ce sont les deux visages d'une même incarnation, la femme mûre et la femme naissante, la mezzo et la soprano, la mère et la fille. Et la boucle étant ainsi bouclée, terminons cet article comme il a commencé, par la fin du souvenir littéraire de Léon Daudet : ( )Il faut croire d'ailleurs que sa confiance dans l'efficacité de la flatterie énorme et assénée était légitime, car il a laissé une réputation de charmeur et d'enjôleur. Je n'ai jamais pu démêler s'il était bête ou intelligent. Aucune des personnes par moi consultées là-dessus n'a pu me donner la moindre lueur. Mais quelle courbature que d'avoir ainsi joué le rôle de monsieur gosse jusque dans un âge avancé, que d'avoir distribué à la ronde tant de verres de guimauve et de coquelicot ! " Catherine
Scholler |