Filippo Galli, créateur du rôle de Selim

Catherine Scholler

Quand, âgé de 31 ans, Filippo Galli créa le rôle de Selim, voici ce que Stendhal écrivit dans sa " vie de Rossini " : " L'automne de la même année 1814, Rossini fit pour la Scala, le Turco in Italia : on demandait un pendant à l'Italiana in Algeri. Galli, qui pendant plusieurs années avait rempli d'une manière admirable le rôle du bey dans l'Italiana, fut chargé de représenter le jeune turc qui, poussé par la tempête, débarque en Italie et devient amoureux de la première jolie femme que le hasard lui fait rencontrer (…)La superbe voix de Galli se déploya avec beaucoup d'avantage dans le salut que le turc, à peine débarqué, adresse à la belle Italie. L'auteur du libretto avait ménagé une application pour Galli, chanteur adoré à Milan, et qui paraissait pour la première fois, de retour de Barcelone, où il était allé chanter pendant un an. Les roulements de la voix de Galli, semblables à ceux du tonnerre, firent retentir l'immense salle de la Scala ; mais l'on trouva que Rossini, qui était au piano, ne s'était nullement distingué dans ce duetto. Le public le lui fit sentir en criant sans cesse bravo Galli ! et pas une seule fois bravo maestro ! "

Galli était donc vraiment une star de son époque, adulé par son public, plus applaudi que le plus célèbre maestro d'Italie, un de ces chanteurs rares sans lesquels les conceptions musicales ne pourraient pas évoluer…

Cet immense artiste, né à Rome en 1783, commença paradoxalement sa carrière comme ténor. Les cancans de l'époque racontent que son père, fonctionnaire au Vatican, lui avait prévu un avenir bien différent : il était destiné à devenir castrat, ou à défaut, prêtre !

Fort heureusement, il réussit à éviter l'un et l'autre en s 'enfuyant à Naples avec une demoiselle dont il était amoureux, et profitant de la notoriété qu'il avait acquise auprès de l'aristocratie romaine en tant que ténor et claveciniste, obtint des recommandations pour débuter au théâtre. Il se produisit ainsi comme ténor entre 1801 et 1809 à Naples, Bologne, Parme, Turin, principalement dans le répertoire serio de Nasolini, Generali et Zingarelli.

Il fut alors subitement atteint d'une grave maladie. Rétabli, il s'aperçut d'un phénomène peu ordinaire : il était devenu basse ! A notre époque où les connaissances médicales sont plus développées, On peut toutefois penser que ce furent peut-être tout simplement les conseils de Paisiello ou du chanteur Luigi Marchesi qui l'orientèrent vers cette tessiture, dans laquelle il sera sans rival pendant près de trente ans. Cette erreur de tessiture est encore courante à notre époque (que l'on songe à Carlo Bergonzi faisant ses débuts comme baryton), et peut se comprendre dans la mesure où les ténors de l'époque émettaient leurs aiguës en voix de tête.

Ses premiers succès d'importance survinrent grâce à ce changement de tessiture : il fit ses nouveaux débuts en 1811 à Trieste, puis obtint un grand succès au Teatro Nuovo de Padoue, dans la Cambiale di Matrimonio, et participa ensuite à la création de l'Inganno Felice dans le rôle de Batone en 1812 au San Moisé de Venise. A cette occasion il rencontra un autre débutant, le jeune compositeur Rossini, ce qui marqua le début d'une fructueuse collaboration.

En effet, la voix de Filippo Galli ouvrit de nouveaux horizons à Rossini, car à partir du XVIIIème siècle, la basse profonde d'opéra séria, après avoir connu dans l'opéra italien du XVIIème siècle des destins divers : roi, prêtre, personnage démoniaque, était quasiment oubliée, phagocytée par les voix aiguës, en particulier celles des castrats. En revanche, la basse comique était au sommet de sa gloire, mais alors, il s'agissait principalement de barytons-bouffes, car, par le terme basse, l'époque entendait aussi bien basse profonde que baryton. De ces barytons-bouffes, Piccinni, Paisiello, Cimarosa, faisaient leurs délices…

D'ordinaire, les basses-bouffes n'avaient pas de grandes voix et ne pouvaient se flatter d'une excellente technique ni d'une agilité impressionnante dans les vocalises, mais c'étaient des acteurs expérimentés, inventeurs de gags improvisés (sur ce sujet, voir Stendhal dans le même chapitre du Turco in Italia), virtuoses du chant syllabique, technique exigeant que les mots soient scandés à une vitesse vertigineuse , mais avec une parfaite clarté, que Rossini portera plus tard à son paroxysme, avec l'air " a un dottore della mia sorte " du Barbiere di Siviglia.

Dans ses premiers opéras serie : Demetrio e Polibio, Ciro in Babylonia, Rossini lui-même accorda peu d'importance à la basse. En revanche, il mit la basse-bouffe en valeur dès la Cambiale di Matrimonio, l'Inganno Felice, la Scala di Seta.

Se rendant compte des possibilités exceptionnelles de la voix de Galli, Rossini écrivit tout exprès pour lui en 1812, année de leur rencontre, le rôle du comte Asdrubale dans la Pietra del Paragone, dont la première eu lieu à la Scala. Cet opéra, injustement oublié de nos jours, fut un succès pour Rossini, mais également un succès personnel pour Galli, qui le propulsa vers la célébrité, et transforma Stendhal en son plus fervent admirateur. Filippo Galli sera dès lors réputé pour ses coloratures, dont la souplesse était peut-être due à sa carrière initiale de ténor.

En effet, l'écriture musicale raffinée que Rossini composa pour la basse fait plus d'une fois penser - tessiture mise à part - à l'écriture d'une partie de ténor : trilles, coloratures, montées vers l'aigu…le personnage d'Asdrubale quant à lui n'est pas celui d'un bouffe caricatural, mais celui d'une basse noble et psychologiquement nuancée, provoquant le comique par ses mots d'esprit et par le contraste avec deux autres basses bouffes (Pacuvio et Macrobio), qui sont, elles, caricaturales.

A la suite de ce succès, Galli devint célèbre, et participa dés lors à la création de nombreux opéras de Generali, Pavesi, Mosca, etc., mais surtout Rossini lui offrit presque coup sur coup deux rôles en or, mettant en valeur sa voix longue et souple : l'Italiana in Algeri en 1813 à Venise, et Il Turco in Italia en 1814 à Milan.

Si Rossini n'osait, ou n'imaginait pas encore, composer des rôles serie pour Galli, ces rôles bouffes n'étaient pas traditionnels, car, écrits sur mesure, ils nécessitent une technique exceptionnelle. C'est à partir de ce moment que la frontière jusqu'ici imperméable entre chanteur comique et chanteur tragique va être abolie.

En 1815, Rossini alla encore plus loin, en écrivant pour Filippo Galli le rôle du duc d'Ordow dans Torvaldo e Dorliska, première basse seria à qui Rossini donna du relief, particulièrement en ce qui concerne la virtuosité. La voix de basse noble est définitivement remise à l'honneur.

Dans bons nombres d'opéras de Rossini, on trouve une opposition entre basse-bouffe et basse noble : Basilio/Bartholo (Il Barbiere di Siviglia) ; Mustafa/Taddeo (l'Italiana in Algeri) ; Asdrubale/Macrobio (la Pietra del Paragone) ; Selim/Geronio (Il Turco in Italia) ; Fernando/Fabrizio (la Gazza Ladra) ; dans lequel l'opposition n'est pas que psychologique : la vocalité de la basse noble ressort de la tradition de l'opéra seria, celle de la basse-bouffe de la tradition du chant syllabique, mais la basse noble pourra désormais indifféremment chanter des rôles tragiques ou des rôles comiques.

En ce qui concerne plus particulièrement Galli, il est amusant de constater que cette opposition ne le dérangeait pas : Don Magnifico ou Dandini de la Cenerentola, Figaro, Bartolo ou Basilio du barbiere, Faraone ou Mosè de Mosè in Egitto, il chanta tous les rôles !

Les particularités de l'écriture rossinienne pour Galli, qu'il s'agisse d'opéra seria ou d'opéra buffa, se caractérisent par une étendue allant généralement du sol grave au fa aigu, plus près du baryton-basse que de la basse profonde. Le style est très fleuri et suppose une souplesse exceptionnelle, avec de longs passages d'agilité dite de bravoure, c'est à dire de force, et où chaque note est fermement accentuée. Dans les parties lentes et syllabiques, la tessiture reste centrale et favorise le legato.

Outre ses qualités de timbre, de volume, de virtuosité, de legato, et l'étendue de son registre, Galli était un comédien hors pair, c'est pourquoi Rossini lui écrivit des rôles très diversifiés dans leurs caractérisations psychologiques : bey amoureux (version bouffe et version noble), riche et jeune comte éprouvant l'amour de l'élue de son cœur, tyran inhumain, père déserteur, assassin prétendant au trône…

En 1817, Galli créa le personnage de Fernando de la Gazza Ladra à la Scala de Milan, dans lequel, en père victime du sort, il réussit à faire couler des flots de larmes des yeux des spectateurs quand à la fin du spectacle, Rossini et lui s'étreignirent sur la scène.

En 1820, Rossini frappa encore un grand coup, en faisant venir Filippo Galli à Naples pour une saison, que celui-ci débuta en faisant découvrir l'intégrale de la Gazza Ladra aux Napolitains et qu'il poursuivit avec son répertoire habituel, mais surtout, il y créa le fantastique rôle de Maometto II. Le fait qu'il s'agisse d'un rôle d'amoureux dans un opéra seria montre bien le prestige de Galli auprès de ses contemporains.

De Rossini, Galli créa encore Assur dans Semiramide, à Venise, en 1823. Il chanta également tous les rôles pour voix grave des opéras de Rossini qui n'avaient pas été composés à son intention, et se fit même transposer la partie de ténor d'Agorante de Ricciardo et Zoraide.

Galli se produisit à Paris, Londres, Barcelone, mais son " chez lui ", son opéra de prédilection, c'était la Scala de Milan. Il y fit ses débuts le 30 mars 1812 dans " la vedova stravagante " de Generali, et s'y produisit une dernière fois en 1840. Il y interpréta les rôles les plus divers, y compris les emplois mozartiens alors peu à la mode, dans lesquels il devait être incomparable (Don Giovanni, les Noces de Figaro, La Flûte enchantée).

Donizetti lui confia le rôle d'Enrico VIII pour la création d'Anna Bolena. Il chanta également le comte Rodolfo dans la Sonnambula, établissant ainsi un trait d'union entre opéra buffa et opéra seria, et entre opéra seria et opéra romantique.

Mais à partir de la fin des années 1830, outre l'usure de sa voix, son style commença à paraître démodé, face à son nouveau rival Luigi Lablache. C'est ainsi que pour éviter à son étoile de pâlir trop vite, il appareilla pour Mexico le 7 mai 1831, comme directeur et basse-vedette d'une compagnie de chanteurs destinée à y faire connaître l'opéra italien. Au Mexique, il fut fêté comme un roi ! Il faut pourtant préciser qu'il brillait au milieu d'une troupe de fort médiocre niveau, et que le répertoire, déjà démodé, était celui qui lui convenait le mieux : Torvaldo e Dorliska, la Cenerentola, l'Italienne à Alger, Ricciardo et Zoraide, Maometto II, Semiramide, Tebaldo e Isolina de Morlacchi…

C'est pourquoi à son retour en Europe en 1838, la voix définitivement usée, il galéra de bides en échecs, d'insuccès en fiascos, avant de se retirer définitivement des scènes lyriques.

Il s'installa à Lisbonne, puis à Madrid, comme chef des chœurs, enseigna le chant et la déclamation à Paris de 1842 à 1848, mais ni ses nouvelles fonctions, ni l'argent gagné pendant son séjour américain, ni les concerts régulièrement donnés à son bénéfice par les chanteurs du théâtre italien ne purent le sauver de la misère, et cet homme, qui fut l'un des plus grands artistes de tous les temps, mourut dans la pauvreté le 3 juin 1853, laissant à peine de quoi payer ses funérailles. Il ne fut toutefois pas complètement oublié, car en argot de théâtre " muoversi alla Galli " resta longtemps pour désigner un chanteur qui allie dons vocaux et dons scéniques. Sans cet interprète unique, non seulement l'opéra rossinien, mais les rôles de basses de la deuxième moitié du XIXème siècle ne seraient pas ce qu'ils sont.

Catherine Scholler


Tous mes remerciements à Yonel Buldrini.