" Fortuna alterna "
ou l'accueil contrasté de deux opéras bouffe successifs :


L'Italiana in Algeri et Il Turco in Italia

Yonel Buldrini

I

" D'un bell'uso di Turchia
Forse avrai novella intesa ;
Della moglie che gli pesa
Il marito è venditor."

(D'une belle coutume de Turquie
Tu auras peut-être entendu parler ;
De la femme qui lui pèse,
Le mari est vendeur.)
Selìm, Atto II°, Scena 2a.

 

Un verdict non universel ni définitif

Quand L'Italiana in Algeri est créé au Teatro San Benedetto de Venise, le 22 mai 1813, son compositeur a vingt-et-un ans et dix opéras à son actif, dont plusieurs succès et surtout un triomphe, tout récent :
Tancredi, donné pour la première fois le 6 février précédent, également à Venise (Gran Teatro La Fenice).
Il faut tenter de se représenter un instant, la scène correspondant aux récits enflammés d'heureuses créations, récits qui ne nous touchent plus tellement, à notre époque vide d'émotions à force de rechercher la sensation.

Aujourd'hui, nous dirons que le Finale du premier acte de L'Italiana est " original ", avec ses onomatopées de bruits divers dont ces marteaux frappant avec fracas, pour évoquer la confusion régnant dans la tête de tous les personnages. A l'époque de la création, Stendhal écrivait : " A
Venise, à la fin de ce finale chanté par Pacini, Galli et la Marcolini, les spectateurs ne pouvaient plus respirer et s'essuyaient les yeux.1" . " Tout l'opéra enthousiasmait, écrit Arnaldo Fraccaroli 2 , mais quelques morceaux étaient accueillis par des expressions de folie collective ", et il cite ce fameux Finale Primo ! ...qui tout au plus fait sourire le public d'aujourd'hui, quand il n'y trouve pas une bouffonnerie superficielle, et c'est dommage...
Ceci pose la question de l'évolution du goût et de la sensibilité du public, sans parler de circonstances particulières liées à la qualité des chanteurs, à leur état de santé, aux différents partis pris éventuels du public, au moment politique, à la malchance, se combinant plus ou moins avec tous ces éléments !...
Il faut donc n'attacher qu'une importance relative à l'accueil du public de la création, délicate opération-distillation-exécution (parfois aux deux sens du mot !) pouvant tourner à l'aigre... D'autre part, il faut être conscient d'un fait important, à savoir qu'une création d'opéra
était chose courante à l'époque bénie de cette première moitié du XIXème siècle italien, création non considérée avec notre recul respectueux et impressionné face à des (chefs-) d'oeuvre bien connus aujourd'hui, et face à leurs créateurs au génie tout aussi reconnu, mais simplement à
des auteurs, des " hommes ", composant avec ferveur un produit de grande cosommation appelé " melodramma " ou drame avec musique, et donc : opéra !
Rappelons, l'espace d'un éclair venant illustrer la thèse de la relativisation de l'accueil du public, deux " fiaschi " (pour reprendre le pluriel italien), magistraux de deux chefs-d'oeuvre immortels : Il
Barbiere di Siviglia (1816) et La Traviata (1853)...

 


II


" Ma in Italia è più bel uso
Il marito rompe il muso
All'infame comprator."

(Mais il y a, en Italie, une plus belle coutume :
Le mari casse la figure / A l'infâme acheteur)
Don Geronio, Atto II°, Scena 2a.

Circonstances de la création de Il Turco in Italia


Le 26 décembre 1813, Rossini inaugure la saison de Carnaval du Teatro alla Scala avec Aureliano in Palmira , bel " opera seria " en deux actes, puis la saison d'automne avec Il Turco in Italia , créé le 14 août 1814.
L'insuccès recueilli par cette première exécution pourrait nous laisser aujourd'hui perplexes, car on connaît bien l'oeuvre et ses mérites, depuis que le chef d'orchestre et musicologue Gianandrea Gavazzeni l'a tiré de l'oubli en 1950. On sait également que la " compagnia di canto " (les chanteurs) étaient fort bons et estimés de la critique et du public, et nullement inférieurs aux créateurs de L'Italiana in Algeri.
Commençons par la basse, commune au deux créations, Filippo Galli, " chanteur adoré à Milan ", nous dit Stendhal. Filippo Galli (Selìm Damelèc, il " Turco ") était appelé à créer huit rôles rossiniens et à en chanter bien plus, assumant même parfois plusieurs rôles d'un même opéra.... Je n'en dis pas plus, puisqu'un article spécifique lui est consacré dans ce même numéro.
De Marietta Marcolini, créatrice de Isabella, l' " Italiana ", et de quatre autres rôles rossiniens, Paul Scudo écrivait : " Sa belle voix de contralto, qui ne montait tout au plus qu'au Fa dièse, était d'une flexibilité surprenante. C'était une cantatrice délicieuse dans l'opéra bouffe. Elle avait un brio, un entrain, une gaieté aimable et facile qui se communiquaient et rayonnait comme la lumière."3 Lorsque Francesca Festa Maffei (Donna Fiorilla) se fit connaître à Paris, voici ce qu'en dit le Moniteur universel du 11 avril 1802, donc douze ans avant la création ! " La voix de Mad. Festa est un véritable soprano d'une très belle étendue et de la plus belle qualité ; cette voix est pleine, sonore, naturellement expressive ; la méthode de la cantatrice la retient toujours dans les bornes de la pureté, de la simplicité de l'école ancienne, quelques sacrifices au goût moderne,
quelques agréments faits avec délicatesse et sobriété apportent un peu d'adoucissement à la sévérité habituelle et à la correction soutenue qui caractérisent le talent de cette virtuose... ". Giorgio Appolonia 4 rappelle que Stendhal la classait dans la catégorie des " frigides ",
précisément " à cause de cette excessive rigueur stylistique qui limitait son adhésion affective aux personnages qu'elle affrontait " ...ce qui n'est pas sans rappeler le surnom moderne d'une autre grande interprète d'aujourd'hui de Donna Fiorilla : " la freddina " (avec ces diminutifs si courants en italien et parfois délicats à traduire : la petite froide, la " froidounette "...).
Outre la création de Donna Fiorilla, la Festa Maffei assuma La Cenerentola, aussi bien que Desdemona, La Donna del lago (Elena), Tancredi (Amenaide), Armida, Semiramide et le terrible rôle de la reine Zenobia de Aureliano in Palmira...

Luigi Pacini (Don Geronio), par ailleurs père du compositeur Giovanni Pacini, était si excellent dans sa caractérisation, qu'il était capable de la varier : " Je me rappelle, écrit Stendhal, que presque chaque soir il jouait cette cavatine d'une manière différente : tantôt nous avions le mari amoureux de sa femme et désespéré de ses folies ; tantôt le mari philosophe qui se moque le premier des bizarreries de la moitié que le ciel lui a donnée. ". On ne résiste pas au plaisir de rapporter le chef d'oeuvre de Luigi Pacini en matière de caricature, car un beau soir, nous dit Stendhal, il fut audacieux au possible !... : " Il faut savoir que ce soir-là, la société était fort occupée d'un pauvre époux qui était loin de prendre avec philosophie les accidents de son état. On ne parlait, dans la plupart des loges de la Scala, que des circonstances de son malheur, qu'il venait d'apercevoir le jour même. Pacini, contrarié de voir que personne ne faisait attention à l'opéra, se mit au milieu de sa cavatine à imiter les gestes fort connus et le désespoir du mari malheureux. Cette impertinence répréhensible eut un succès incroyable ; il y eut de la progression dans les plaisirs du public. D'abord quelques personnes seulement s'aperçurent qu'il y avait un grand rapport entre le désespoir de Pacini et celui du duc di***. Bientôt le public tout entier reconnut les gestes et le mouchoir du pauvre duc, qu'il tenait sans cesse à la main lorsqu'il parlait de sa femme, pour essuyer les larmes du désespoir. Mais comment donner une idée de la joie universelle, lorsque le duc malheureux lui-même arriva au spectacle et vint se palcer en évidence dans la loge d'un de ses amis, fort peu élévée au dessus du parterre ? Le public en masse se retourna pour mieux jouir de sa présence. Non seulement ce mari infortuné ne s'aperçut point du grand effet qu'il produisait, mais encore le public reconnut bientôt à ses gestes, et surtout aux mouvements piteux de son mouchoir, qu'il contait son malheur aux personnes de la loge où il venait d'arriver ". C'est là que Pacini entre en scène... pour ainsi dire, puisqu'il y est déjà ! Réussirons-nous à imaginer ces " accès de rire convulsif qui saisirent un public vif et malin à la vue de l'époux malheureux dans la loge, et de Pacini sur la scène qui, les yeux fixés sur lui en chantant sa cavatine, copiait à l'instant ses moindres gestes et les exagérait d'une manière grotesque. L'orchestre oubliait d'accompagner, la police oubliait de faire cesser le scandale. Heureusement quelque personne sage entra dans la loge et parvint, non sans peine, à en extraire le duc éploré. ". On ne peut qu'être touché par la juste mesure humaine du grand auteur, s'équilibrant entre le comique de la situation et la compassion pour un homme qui souffre.

Serafino Gentili (Lindoro dans L'Italiana) était ténor de demi-caractère ; il débuta dans un rôle féminin, c'est dire sur ses capacités d'agilité, mais assuma égalements des rôles sérieux. Giovanni David (Don Narciso) n'avait rien à lui envier car il allait être appelé à créer six opéras et deux cantates du cygne de Pesaro et à interpréter vingt-quatre rôles de ténors rossiniens, de " sa voix grêle et brillante " comme dit Stendhal. David était capable de mettre de l'éclat dans la
vocalise, coupant le souffle à son auditoire, notamment un beau soir, celui du philosophe Hegel qui, au sortir d'une Matilde di Shabran, écrivit 5 à son épouse : " Quel duo ! Ces artistes ont une voix, des accents, une âme et une chaleur propres à eux seuls. A présent je comprends bien pourquoi la musique de Rossini est méprisée en Allemagne et particulièrement à Berlin : il ressort qu'elle est faite pour des luettes italiennes, comme les velours et les soies sont faites pour les femmes élégantes, et le pâté de Strasbourg pour les gourmets. Cette musique doit être chantée comme la chantent les Italiens, et alors aucune autre ne la surpasse. "

Dans sa passionnante étude sur les voix rossiniennes, Giorgio Appolonia regroupe ainsi Paolo Rosich (Taddeo de L'Italiana) et Pietro Vasoli (le " Poeta " Prosdocimo) : " voix peut-être non belles mais à la personnalité comique particulièrement remarquable, et très adaptées à colorier les multiples caricatures que le compositeur sut inventer, avec la complicité des librettistes. "

 


III

" Ah ! Turcaccio maledetto ! "
Don Geronio, Atto II°, Scena 11a


Recherche (et complexité !) des causes possibles...
...et revanche moderne du Turco !

Les commentateurs qui se sont penchés sur cette réaction négative parlent de parti pris du public milanais, estimant recevoir un camouflet de la part de Rossini, qui au lieu de leur donner " du neuf ", aurait " réchauffé " pour eux, un vieux succès vénitien (L'Italiana), et c'est là qu'intervient l'aspect presque interchangeable des deux titres : L'Italiana in Algeri / Il Turco in Italia !
... et c'est là (et à quelques similitudes près dans les situations) que s'arrête ce rapprochement, nocif pour l'accueil de l'oeuvre, car aucune musique de L'italiana n'est reprise dans Il Turco et on peut même aller plus loin en invoquant le concept cher à Verdi : la " tinta ", la couleur est différente dans Il Turco !

Cette sorte de " affection/désaffection " du public, dirons-nous, pour ces deux opéras, s'est tout de même prolongée jusqu'à nos jours. En effet, L'Italiana n'a quitté l'affiche que de 1891, jusqu'à la saison 1919-20, où elle fut reprise par le Metropolitan Opera de New York, avant d'être " définitivement relancée " 6 , cinq années plus tard, par Vittorio Gui à Turin. Tandis que Il Turco semble être représenté pour la dernière fois en 1853, pour ne reparaître, définitivement également, que le 19 octobre 1950 (au Teatro Eliseo de Rome). Le mérite de l'avoir tiré
de l'oubli revient au musicologue et chef d'orchestre Gianandrea Gavazzeni, de plus " concertatore " d'une équipe de premier plan : Maria Callas, Mariano Stabile, Franco Calabrese.... mais là aussi, relativisons ! Ce n'est pas retirer ses mérites à Maria Callas, qu'on dit aujourd'hui illuminer, auréoler de gloire reprise et enregistrement du Turco, que de rappeler qu'en 1950, elle n'était pas " la " diva assoluta et sublime, mais une cantatrice scrupuleuse et valeureuse, tout
récemment découverte au romantisme italien, après la révélation consécutive à son remplacement de la célèbre Margherita Carosio dans I Puritani, s'arrachant à " Tristano e Isotta " et autres Parsifal....

Depuis, le Turco a pratiquement rejoint L'Italiana en intégrales studios !

L'Italiana in Algeri :
7 enregistrements " studios " + 6 enregistrements en public, officiels.

Il Turco in Italia :
6 enregistrements " studios " + 3 enregistrements en public, officiels.

Il existe, pour les représentations d'opéra, une expression un peu terre à terre comparant le résultat de la soirée à une sauce qui "prend" ou non... le phénomène est pourtant analogue car la musique, non pas comme la peinture, exécutée une bonne -et magnifique- fois, doit être recrée à chaque " exécution ". Le public passionné d'aujourd'hui sait fort bien que la réussite ne dépend pas forcément du luxe déployé dans la recherche d'interprètes prestigieux, mais dans un quelque chose de difficilement palpable qui va où non faire "prendre la sauce".... Un exemple : le dernier enregistrement paru de Il Turco est tiré d'une représentation effectuée au Teatro Verdi de Pise ; il y a redire sur certains chanteurs, mais la "sauce prend", l'opéra vit, boîte parfois,
mais avance !.... Cela dépend de peu et de beaucoup de choses, y compris du public, soumis
à cette mystérieuse " humeur du moment " dont même Stendhal, pourtant ultra rossinien, ressentit les effets car parallèlement à son chapitre d'éloges consacrés au Turco in Italia, il écrivit, paraît-il, dans sa correspondance : " nulle originalité et nul feu dans Le Turc en Italie
" ! !

 

 

 

" Che final ! che finalone ! "
(Quel final ! quel beau grand final !)
Le "Poeta", Atto I°, Scena 17a.

Conclusion... momentanée

Une expression italienne dit " mettersi nei panni di " littéralement : se mettre dans les habits de.... (et donc : se mettre à la place de) alors, revêtons un instant les amples chemises romantiques et leurs lavallières compliquées portées, les soirs de première, par un Rossini
cynique, un Bellini terriblement angoissé ou un Donizetti partagé dans ce mélange d'une pointe d'anxiété et de résignation d'avance : quelle émotion humaine, toute naturelle, mêlée de la conscience de sa propre valeur et du sacro-saint respect d'un public auquel ils donnaient le
meilleur d'eux-mêmes !


Pour ceux qui préfèrent les conclusions humoristiques aux sentimentales, voici:

Je n'ose imaginer la réaction du public de la création, si certains vers n'avaient pas été délaissés... La Scène 12 de l'Acte I (Don Geronio, il Poeta) s'arrête aujourd'hui à cette réplique du Poeta Prosdocimo : " È tal perchè in voi trova un uom di paglia ", mais le texte continue, non mis en musique ! Le poeta va " chercher " Socrate, mis au désespoir par son épouse, comme Don Geronio...
Le Poeta :
" Et savez-vous pourquoi ?
Ce homme bon, s'il en est,
A cette folle de son épouse
Ne savait donner des coups de bâton.

Don Geronio
Mais, ma femme, si je lui en donne !...

Poeta
... Fera ce que vous voulez,
Le bâton, si vous ne le savez pas,
Peut opérer des miracles. "

Voilà les derniers scrupules du bon Don Geronio vaincus par ce brigand de poeta ne pensant qu'à expérimenter son " dramma " ! !


NOTES


1 Stendhal : Vie de Rossini ; Auguste Boulland et Cie, 1824 ; Éditions
Gallimard, 1992.

2 Arnaldo Fraccaroli : Rossini ; Casa editrice Mondadori, Verona 1941,
ristampa (nouvelle impression) 1944.

3 Paul Scudo : Critique et littérature musicale, Première série, III,
Hachette, Paris 1
856, p. 123.

4 Giorgio Appolonia : Le Voci di Rossini , Edizioni Eda, Torino, 1992.

5 Briefe von und an Hegel, Leipzig, 1887, p. 155. La citation est
traduite en italien et reportée dans la présentation du volume : Tutti i
libretti di Rossini, Garzanti Editore, Milano, 1991.

6 Fedele D'Amico : Il Teatro di Gioacchino Rossini . Cours donné à l'
"Università degli studi di Roma, Facoltà di Lettere e Filosofia ".
Bulzoni Editore, Roma, 1982.