Le
baryton Alessandro Corbelli a accepté de répondre avec beaucoup
de gentillesse aux questions de notre Forum Opéra, alors qu'il
est en pleine répétition de La Cenerentola, au Teatro Real
de Madrid et dans laquelle il interprète le rôle du domestique-souverain
Dandini. Son prochain engagement nous concerne particulièrement
puisqu'il s'agit de la prise de rôle de Don Geronio dans Il Turco
in Italia au festival de La Corogne, sous la direction d'Alberto Zedda.
Que ceci ne nous fasse pas oublier qu'Alessandro Corbelli fut de nombreuses
fois le "Poeta" Prosdocimo, il nous confiera donc également
son point de vue sur ce "personnage-tireur-de-ficelles" !
AC : J'ai eu, précisément,
l'occasion de chanter souvent le "Poeta" aux côtés
de nombreux Don Geronio et je suis parvenu à la conclusion que
Don Geronio est un personnage pathétique. Je vois vraiment Don
Geronio comme une figure misérable, il est vrai qu'il est le personnage
bouffe de la pièce. Je ne le vois pourtant pas en "buffo caricato"
(c'est-à-dire en personnage bouffe "chargé" ou
"appuyé") mais plutôt en "buffo di situazione",
(l'aspect bouffe dépend donc de la situation). Ce Don Geronio,
au fond, est un homme très digne, riche, chargé d'activités
qu'il mène certainement avec rigueur. Malheureusement, il lui prend
l'envie de s'embarrasser d'une seconde épouse, jeune et capricieuse
qui bien sûr le rend fou ! En gros, la côté burlesque
du personnage vient principalement de la situation (risible) dans laquelle
le librettiste l'a précipité, inutile donc de charger ce
personnage qui s'accommode très bien du maelström qui l'entoure.
FO : Justement, peut-on dire que
la recherche de ces effets, consistant "à charger", est
imputable aux metteurs en scène ?
AC : Peut-être ne considèrent-ils
pas suffisamment la situation et le rapport avec le personnage, exception
faite de certains, bien sûr. Je me suis trouvé par exemple
à Lyon avec François de Carpentries qui est vraiment un
grand metteur en scène, dont la valeur mériterait d'être
soulignée (il travaille habituellement à Bruxelles) nous
avons fait une Cenerentola où tous les personnages parviennent
à une véritable identité ce qui permet de privilégier
l'élaboration dramatique des relations de chacun. Par ailleurs,
une partie de la responsabilité est imputable à certaines
basses-bouffe d'autrefois qui - bien qu'étant de très grands
interprètes - exagéraient énormément le côté
bouffe pour faire rire et avoir du succès. Pour ma part, je suis
la ligne de Sesto Bruscantini, qui consiste à chercher le personnage
avant tout et ensuite seulement la "comicità". C'est
- il me semble - la manière la plus naturelle de faire sourire
le public.
FO : A propos de ce fameux
Poeta, en francophonie nous disons "tirer les ficelles", comme
pour celui qui manipule des marionnettes...
AC : C'est un peu cela, c'est une
sorte de deus ex machina de la situation, à cela près que
le Poeta est lui-même impliqué dans la situation ! J'ai interprété
ce personnage de différentes manières, selon l'une d'entre-elles,
le Poeta inventerait le drame tout en se laissant impliquer dans la situation
: il est un peu dedans et un peu dehors. En Italie, cette invention -
car c'est une invention originale - nous rappelle un peu les Six Personnages
en quête d'auteur de Pirandello, naturellement, dans un traitement
plus léger, plus comique.
FO : A propos de ce personnage,
peut-on dire que le librettiste, Felice Romani, ait eu un véritable
coup de génie ?
AC : Certainement, c'est un personnage
résolument nouveau dans l'histoire de l'opéra, une figure
très particulière. Bien-sûr, le Poeta n'est ni le
seul ni le premier deus ex machina du répertoire, son prédécesseur
le plus connu est Don Alfonso de Cosi fan Tutte, seulement, le Poète
est le tout premier personnage à inventer le drame à mesure
qu'il progresse et s'y trouve même impliqué, comme nous disions
plus tôt. Felice Romani a donc eu une intuition géniale,
peu développée, bien sûr : chez Pirandello l'histoire
tourne en tragédie tandis que chez Romani nous demeurons dans la
comédie légère.
FO : Avez-vous eu parfois
l'intuition des autres personnages en observant vos collègues,
pensant peut-être : "Un jour si je fais ce rôle, je ne
le ferai pas ainsi..." Vous faites-vous une conception même
avant de avant de le chanter ?
AC : Précisément, je
ne ferai jamais de Don Geronio bouffe, excessivement chargé qui
se comporte en marionnette. Le Turco in Italia a vraiment tous les ingrédients
du théâtre bourgeois : une épouse capricieuse, un
chevalier servant, un mari jaloux il n'y a que Selim qui apporte un peu
d'exotisme à la pièce. La figure de Don Narciso est une
figure en général peu développée par les metteurs
en scène, mais en fait c'est un, personnage très important,
il chante beaucoup, il est amoureux, il joue beaucoup [ici, Alessandro
Corbelli utilise le verbe "recitare" signifiant jouer un rôle
et d'où viendra, précisément, le terme de "recitativo
! ceci pour dire que Don Narciso participe pas mal aux récitatifs].
Je me rappelle d'avoir vu le meilleur Don Narciso "in assoluto",
ce fut Luigi Alva en toute fin de carrière qui parvenait à
faire de Narciso un véritable personnage de chevalier servant,
ce que je n'ai jamais vraiment retrouvé chez d'autres chanteurs.
FO : Quels sont les rôles
que vous avez l'intention d'aborder à l'avenir ?
AC : J'ai eu beaucoup de satisfaction
à débuter en tant que Falstaff, c'était l'un de mes
rêves et je le referai sans aucun doute. J'ai également l'ardent
désir de faire mes débuts en Iago car je m'en sens capable.
Un personnage qui m'intéresse aussi beaucoup est le baron Scarpia
de Tosca, mais pour cela il faut avoir une "vocalità di ferro"
, une voix que l'on puisse "maltraiter" et je ne suis pas habitué
à maltraiter ma voix ! J'ai déjà fait Gianni Schicchi
mais pour Scarpia il faudra encore un peu attendre.
Propos
recueillis par Yonel Buldrini
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