Le 23 septembre 1777, à l'Académie Royale de Musique est
créé le quatrième opéra en français
de Christoph Willibald Gluck : Armide. Après Iphigénie en
Aulide, Orphée et Eurydice et Alceste, Gluck est loin d'être
un inconnu, mais là, il s'attaque à un monument de la musique
française : un livret, le livret le plus célèbre
de Philippe Quinault, sur lequel le grand Lully, créateur de l'Académie,
a composé un de ses plus célèbre opéra 80
ans plus tôt. Provocation ou réelle fascination pour les
vers de Quinault, personne ne peut le dire, peut-être un peu des
deux ! De toute façon la chose est courante depuis l'époque
baroque : certains livrets de Métastase ont donné lieu à
plus de 150 opéras, et le livret de Idomeneo re di Creta de Mozart
est la traduction italienne de l'Idoménée de Campra. Mais
comparons les deux uvres pour mieux les confronter.
*
La forme :
-Les
orchestres :
L'orchestre
de l'Académie à la fin du XVIIe est assez simple : les cinq
pupitres de cordes (violon I et II, alto, violoncelles, contrebasse, bien
que ces termes soient un peu anachroniques) flûtes, hautbois, bassons,
percussions et surtout un continuo fourni, véritable " orchestre
dans l'orchestre ", composé de claviers (clavecin et orgue)
de basses d'archets (violes de gambes, violoncelles et contrebasses),
de luth et de théorbes. Ce mini orchestre était primordial
puisque c'est lui qui accompagnait les fameux récits déclamés
qui caractérisaient la Tragédie Lyrique.
L'orchestre de Gluck s'est étoffé de cuivres (Cors, trompettes),
d'une famille de bois inventé au XVIIIe, la clarinette et le continuo
est réduit à un clavecin d'orchestre puisque tous les récits
sont accompagnés par l'orchestre.
-La
distribution :
Contrairement
à ce qu'on pourrait penser, Gluck a suivi assez fidèlement
la distribution des tessitures choisie par Lully. Il faut dire que le
goût français pour les Haute-Contres n'avait pas évolué
depuis presque un siècle et que la tessiture de soprano grand lyrique
convient parfaitement à un personnage tragique comme Armide.
Quelques changements cependant : le plus remarquable concerne le personnage
allégorique de la Haine qui chez Lully est un baryton aigu et chez
Gluck, une mezzo grave ! Gluck a sûrement voulu utiliser la toute
jeune différenciation des voix féminines qui n'existait
encore que très peu au XVIIe. Plus anecdotique Artémidore
n'est plus un baryton mais un ténor, Ubalde est une basse chez
Lully et un baryton chez Gluck et le Plaisir du grand divertissement de
l'acte V devient une mezzo chez Gluck alors qu'il était une Haute-Contre
chez Lully.
-Le
texte :
Les différences
dans le texte sont, elles aussi, peu nombreuses, à part l'abandon
du prologue chez Gluck, chose compréhensible car Louis XIV n'était
plus là en 1777 pour être célébré !
Sinon on remarque l'abandon d'une sarabande dans le divertissement de
l'acte I (Sidonie et chur, " Que la douceur d'un triomphe extrême
") sûrement pour resserrer l'action et de quelques vers de
Lucinde dans l'acte III, dans le même but. Certaines répliques
sont redistribuées entre les deux suivantes et les deux chevaliers,
mais tout ça n'est qu'anecdotique. Plus curieusement, Gluck rajoute
quatre vers à la fin de l'acte III, après le départ
de la Haine, pour un air d'Armide : "Ô ciel ! Quelle horrible
menace ! Je frémis, tout mon sang se glace ! Amour, puissant amour,
viens calmer mon effroi, Et prends pitié d'un cur qui s'abandonne
à toi ! ". Ce qui est assez comique c'est que le champ sémantique
de ces quatre vers appartient plutôt au XVIIIe qu'au XVIIe ("
mon sang se glace ", " viens calmer mon effroi "), et il
est étonnant qu'Armide en appelle à l'amour juste après
avoir invoqué la Haine pour le détruire.
-Les
danses :
Comme on pouvait
le prévoir, le volume des danses a considérablement réduit
entre l'opéra de Lully et celui de Gluck (8 danses chez Lully,
sans compter le prologue, et 5 chez Gluck), mais tout ça est normal
le goût à évolué depuis 80 ans. Par contre
ce qui est plus étonnant c'est que la grande Passacaille de l'acte
V est remplacé par une grande Chaconne, dans le style ramiste.
Il est vrai que le style plus " volontaire " de la chaconne
des opéras de Rameau (Les Indes Galantes, Dardanus, Platée)
correspondait mieux à Gluck que la tendre passacaille lulliste.
*Le
fond :
Il est assez complexe
de juger l'uvre de Gluck en la comparant à celle de Lully.
On peut même affirmer qu'il est quasi impossible de jauger l'une
par rapport à l'autre tant le langage utilisé est différent.
Le saxon en choisissant un livret éminemment français et
dans le style de la plus pure Tragédie Lyrique prenait des risques.
Le style naturel de sa musique hérité de la révolution
qu'il a initiée quelques années plus tôt se marie
mal avec le langage complexe et raffiné de Quinault.
On sent le décalage surtout dans les passages galants : les textes
badins des suivantes, par exemple, paraissent bien fades sur l'harmonie
simple et les mélodies pures de Gluck. De plus le compositeur c'est
apparemment plus concentré sur les deux personnages principaux
que sur les autres.
Le personnage d'Armide est en particulier fort bien caractérisé
: c'est la sur des Iphigénies et d'Alceste, sanguine et brûlante.
Gluck réussit, dans son style, une caractérisation aussi
convaincante que celle déjà très impressionnante
de Lully. Le personnage de Renaud perd chez Gluck de la poésie,
mais gagne en héroïsme. Malheureusement le compositeur n'évite
pas des contresens texte-musique tels que les grandes envolées
lyriques de l'air de l'acte II alors que le héros est sensé
s'endormir !
En fait le discours très riche de Quinault s'accommode mal des
longs récits accompagnés ; c'est particulièrement
flagrant dans les scènes de transition, comme les trios entre Armide
et ses deux suivantes ou l'acte IV avec les deux chevalier (mais cet acte
était déjà faible dramatiquement chez Lully).
Par contre les scènes guerrières et les invocations sont
de grandes réussites dans les deux uvres et le chur
est mieux traité chez Gluck.
L'utilisation d'instruments solistes ajoute un relief à l'accompagnement
de Gluck qui était absent chez Lully : c'est flagrant dans les
grands airs.
En conclusion, on
peut dire que les deux uvres sont de très bons témoins
du style de leur époque ; mais si l'on veut connaître ce
merveilleux livret, il vaut mieux commencer par Gluck puis terminer cette
découverte par Lully.
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