Inauguration
d'un nouveau Théâtre royal d'opéra
Le
succès de Il Pirata ne sauve pas son auteur de l'ennui qui
s'empare bientôt de lui, au milieu de la vie mondaine milanaise
dont il est pourtant la vedette...
Il faut dire qu'une lacune dans les lettres aujourd'hui conservées
nous empêche de connaître son véritable état
d'esprit et les termes de son prochain contrat avec la ville de Gênes.
Une chose semble acquise : sentimentalement, il n'est plus tellement pressé
de réitérer sa demande en mariage de Maddalena Fumaroli
et c'est sur l'initiative de cette dernière que le peintre Marsigli
va faire une troisième demande !
Cette fois, l'austère président Fumaroli consent (!) mais
c'est Vincenzo qui va tergiverser : l'argent, le métier aventureux...
non, non ! un maestro compositeur DOIT rester célibataire. La pauvre
Maddalena ne comprend pas ou ne veut pas comprendre, tant elle a fondé
sa vie future sur cet unique amour ! Bellini est de plus en plus gêné
et ne sait que répondre aux nombreuses lettres que la malheureuse
et sincère jeune fille lui envoie. Il finira par lui promettre
de ne jamais épouser d'autre femme, ses " rivales " n'étant
que ses " opere " ! (c'est-à-dire ses opéras :
rappelons que le mot " opera " est féminin en italien).
Maddalena Fumaroli mourra en 1834, son nom sur les lèvres... Bellini
en sera profondément attristé, à un moment où
il ne pensait plus pouvoir verser de larmes, à cause de la conduite
de la femme qu'il était alors en train de cesser d'aimer... mais,
ne brûlons pas les étapes...
D'ailleurs à Gênes, une rencontre sentimentale importante
l'attendait... Outre bon nombre de Milanais qui s'étaient déplacés
pour l'occasion, Bellini rencontra deux admirateurs qu'il retrouvera à
Londres : Lady Cristina Dudley Stuart, fille de Lucien Bonaparte, et son
époux Lord Dudley Stuart qui l'avait embrassé de joie tant
il était fanatique de sa musique ! On lui présente également
Giuditta Turina, épouse d'un riche propriétaire foncier,
plus occupé à administrer ses terres qu'à vivre en
harmonie avec sa femme. On a écrit que l'impossibilité pour
Giuditta, de donner un héritier à Ferdinando Turina, a provoqué
l'indifférence de ce dernier. Un tacite accord était donc
en vigueur, autorisant la liberté à chaque époux
de vivre comme il l'entendait, du moment qu'on sauvait la face. Le coeur
de Vincenzo est atteint par cette douce et gracieuse jeune femme de vingt-cinq
ans. Leurs sensibilités, leurs goûts leur façon de
voir les choses concordent pleinement, et c'est d'abord cela qu'il faut
considérer, avant la rencontre plus " profonde " qui
devait s'ensuivre, (sous l'oeil indifférent du Signor Turina).
L'estime de Bellini pour Giuditta Turina se traduit par la dédicace
du nouveau Finale de Bianca e Fernando, avant celle la première
édition de la partition de La Straniera , son prochain opéra,
où le nom de " GIUDITTA TURINA " apparaît en premier,
bien avant celui de " V. BELLINI " !
Bellini a donc accepté
de participer à l'inauguration du nouvel Opéra de Gênes
mais il précise qu'il n'aura pas le temps de composer une oeuvre
nouvelle, on décide donc de se rabattre sur une partition antérieure,
remaniée pour la circonstance, la Bianca e Gernando créée
au san Carlo de Naples au début de 1826. Les modifications du livret
seront prises en charge par Felice Romani et l'opéra retrouvera
son titre original de Bianca e Fernando. Une chance pour Bellini
réside dans le fait que parmi les chanteurs engagés à
Gênes, figurent Adelaide Tosi et Giovanni David, d'abord prévus
pour la création napolitaine de Bianca e Fernando qu'ils
avaient commencé à apprendre... Une chance... pour ainsi
dire car il fallut compter avec la Signora Tosi, insatisfaite de sa Cavatina
! Bellini refaisait et cela ne plaisait pas... et pour bien montrer que
le nouveau morceau ne plairait pas, la Tosi, à dessein, le chantait
mal aux répétitions. Constatant ce mauvais esprit, Bellini
refusa de changer une note, la Tosi menaça d'utiliser l'une de
ses " Arie di baule " ! ! Il tint bon deux jours durant et gagna
la partie, recevant même les excuses de la Tosi !
Les remaniements et réécritures de Bellini ont été
étudiées dans le premier volet de notre hommage mais on
peut globalement répéter ici qu'il s'agit d'améliorations
bénéficiant de la maturation du style bellinien accompli
dans le tout récent Pirata.
La ville de Gênes était déjà un port important
de la mer ligurienne et le nouveau théâtre promettait d'être
fastueux. On choisit de l'intituler " Teatro Carlo Felice "
en l'honneur du nouveau roi de Piémont-Sardaigne Charles-Félix,
qui succéda à son frère Vittorio Emanuele Primo.
La saison inaugurale comprenait des succès confirmés : L'Assedio
di Corinto , Il Barbiere di Siviglia et l'Otello de
Rossini mais également des nouveautés. Outre notre Bianca
e Fernando (plus remanié que nouveau), on avait commandé
un opéra au compositeur le plus confirmé de l'époque
: Gaetano Donizetti, ce sera la charmante Alina regina di Golconda
, ainsi qu'une oeuvre de circonstance ou plutôt... d'intérêt
local, glorifiant un illustre fils de Gênes : Cristoforo Colombo
composé par Francesco Morlacchi, musicien renommé, rival
de Weber à Dresde où il travailla longuement à la
direction de l'Opéra italien.
Pour l'inauguration solennelle en présence du roi, le 7 avril 1828,
Donizetti et Bellini se trouvèrent côte à côte,
en quelque sorte car on joua d'abord un grand Inno Reale, Hymne
royal pour solistes, choeurs et orchestre, composé par Donizetti,
et ensuite la version révisée de Bianca e Fernando.
La première représentation est glacée par l'étiquette
interdisant les applaudissements... et les prix des places exhorbitant
! Le succès croît avec le nombre des représentations
(aux prix abaissés) et l'accueil est enthousiaste, d'autant que
le roi, toujours présent, finit par abandonner l'étiquette,
au point que notre Vincenzo écrit à son cher Florimo : "
Je crois que le Roi doit tellement apprécier ma Bianca qu'il finira
par applaudir jusqu'aux récitatifs, car comme je te l'ai écrit,
de soir en soir il applaudit un tiers de plus. " !
A partir de cette époque semblent se gâter les rapports Bellini-Donizetti
(et non pas Donizetti-Bellini, comme nous le verrons plus loin). La Bianca
se termine par une Aria finale qui ne plaisait pas beaucoup à la
primadonna Adelaide Tosi, celle-ci la montra donc à Donizetti qui
connaissait bien sa voix et il lui suggéra plusieurs changements
de tempi. Bellini en prit ombrage et dans une lettre adressée à
Florimo, il confesse : "cela me donne toujours la certitude que c'est
une chose vraiment impossible ["impossibilissima" selon son
terme !] qu'il existe de l'amitié dans le même métier".
Tous deux vivaient à la même époque, ils écrivirent
de la musique idéalement délicate, mais passionnée
comme le veut le romantisme. Les similitudes s'arrêtent là.
Bellini est le Sicilien superstitieux, ombrageux, mélancolique
et quelque peu envieux du succès des autres. Le Lombard Donizetti
est un homme ouvert, franc, généreux et gardant toujours
par rapport à lui-même une sorte de recul ironique, opposé
à l'orgueil d'un Bellini qui demeure à Gênes jusqu'à
la dernière représentation de Bianca afin de jouir
de son succès ! Il reconnaît d'ailleurs avec Florimo : "tu
pardonneras cette faiblesse, mais l'amour propre est inné chez
les hommes, et sans ce ressort je ne serais capable de rien". En
cela il a raison, sa métaphore du "ressort" donne le
côté positif de l'orgueil, lorsqu'il est le moteur qui nous
fait avancer dans la vie. On peut alors parler d'amour propre, dans le
sens de croyance en soi, quant à assister jusqu'à la fin
des représentations, c'est une petite auto-flatterie bien pardonnable
au débutant !
Hélas, le Teatro Carlo Felice, gloire de Gênes, devait crouler
sous les bombes en 1944 et il n'en resta plus que la façade. Les
saisons gênoises se transportèrent au Teatro Margherita jusqu'à
une date récente et l'institution se nomma : " Teatro Comunale
dell'Opera di Genova ". Le projet de reconstruction aboutit enfin,
conservant l'imposante façade originale avec son portique à
colonne, et imaginant une salle moderne mais chaleureuse grâce à
l'utilisation du bois. A cette occasion, on a repris le beau nom original
de " Teatro Carlo Felice di Genova ".
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