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-"Mon
canon, c'est l'instinct." Francis
Poulenc (1946)
L'année 1953 est pour Poulenc l'année des commandes : après la Sonate pour deux piano, c'est un ballet, pour la Scala de Milan, sur Sainte Marguerite de Cortone. A court d'inspiration, Poulenc appelle M. Vacarenghi directeur de la maison Ricordi qui lui avait commandé le ballet : "Ah ! si vous aviez un livret d'opéra !" A quoi M. Valcarenghi répond : "Que diriez-vous des Dialogue des Carmélites de Bernanos ?" Poulenc ne dit rien. Il relit le texte de Bernanos. De Rome, où il se trouve il télégraphie à Valcarenghi : "Entendu, avec enthousiasme." C'est ainsi que s'est décidée la composition d'un des plus grands chefs d'uvres de l'opéra français. Comme nous allons le voir la composition de cet opéra va beaucoup coûter à Poulenc. Le sujet le touche au plus profond de son âme, et c'est pour cela que cette uvre est exceptionnelle. Il est tout de suite enthousiasmé par le sujet. Dès le mois d'août, il se met au travail. Il fait le découpage du livret, en trois heures, dans un train qui l'emmène à Brive chez des amis. Il est dans l'enthousiasme. Le 22 août 1953, il écrit à Pierre Bernac : "Mon petit Pierre, (...) Les Carmélites sont commencées, je n'en dors plus (littéralement). Je crois que cela ira mais il y a tant de problèmes. Attendez-vous à recevoir une série de questions car je veux que cela soit plus que vocal. J'ai le ton de la grande scène Prieure-Blanche avec une très bonne forme : calme au début, féroce dans le milieu (règle de l'ordre), à nouveau calme à la fin. Ce n'est que la parfaite identification de la musique avec l'esprit Bernanos qui peut me faire réussir cette uvre. Orchestration très claire pour laisser passer le texte. (...) Mon phono ne chôme pas. Opéras, opéras, opéras." Ce
premier "compte rendu de composition" de Poulenc à Bernac
résume ce que sera la vie du compositeur pendant les trois ans
que dureront l'écriture des Dialogues. Recherches des bonnes tessitures
vocales, des bonnes mélodies, des bonnes prosodies, de l'orchestration,
des atmosphères qui vont miner le compositeur, comme on peut le
voir à travers sa correspondance. Le 31 août 1953, il écrit
à Stéphane Audel : "Cher enfant, deux mots seulement
car Mère Marie m'interdit la moindre distraction. Je travaille
comme un fou, ne sors pas, ne vois personne d'autant plus qu'hélas
je devrais aller à Paris vers le 12 pour l'enregistrement des Mamelles.
(...) je ne veux voir personne, même pas vous c'est tout dire, je
ne veux penser à rien d'autre car cela marche (je dirais même)
trop bien. Je fais un tableau par semaine. Je ne me reconnais pas (...)
Je retourne à mon piano où Blanche me traîne."
Le 19 décembre Poulenc écrit à Bernac : "Ouf ! mon petit Pierre, "Elle" (la Première Prieure) a rendu le dernier soupir hier soir à 7 heures, après quelle horrible agonie ! Mère Marie plus ambitieuse que jamais a été d'une dureté incroyable, la pauvre Blanche complètement folle, ce grand dadais de médecin totalement muet. Quant à moi je suis flapi mais bien soulagé d'avoir entièrement fait ce tableau ci." La composition de cette scène a beaucoup affligé Poulenc et ce sentiment, cette angoisse ne va que croître les mois passant. Le 14 février 1954 il écrit à Henri Hell : "Je serai demain soir à Paris. J'ai virtuellement travaillé et très bien je crois. J'ai virtuellement achevé mon premier acte (1/25 de musique). Six tableaux sont recopiés que je jouerai mardi soir à Brigitte. Vous me feriez un immense plaisir en venant dîner car je suis horriblement triste, ce que je ne peux dire qu'à vous. Sans doute ce climat d'angoisse était-il nécessaire à ces dames. Vous verrez c'est une atmosphère terrible et je crois qu'à l'entracte les gens auront froid dans le dos. (...) Et on dira après cela, le charmant Poulenc." Oui, le charmant Poulenc (lorsqu'il avait vingt ans, celui du Bestaire) n'a rien à voir avec l'auteur des Dialogues, s'il demeure le même musicien profondément. Flaubert disait : "Madame Bovary, c'est moi." De la même façon Poulenc aurait pu dire après la mort de la Première Prieure : "Mme de Croissy, c'est moi." La tristesse qu'il décrit dans sa lettre ne fera que croître. Elle se transformera en angoisse intolérable. En août 1954, il écrit à Pierre Bernac : "Pierre, il faut me tirer de là. J'ai grande honte de moi par instants puis quand l'angoisse me reprend c'est comme une poussée de paludisme." En juillet 1954, s'ajoutant à cette angoisse face à la composition des Dialogues, M. Emmet Lavery, à qui appartenait le droit original de tirer une pièce de théâtre de la nouvelle de Gertrude von Le Fort, point de départ des Dialogues de Bernanos, refuse l'autorisation à Poulenc pour la parution de son opéra. Il ne donna le feu vert qu'après de longs mois de discussions qui plongèrent Poulenc dans l'inquiétude la plus vive et le forcèrent à interrompre son travail. En septembre 1954, il écrit à son amie Mme Pierre Girard : "Vous êtes mon refuge. Avignon représente pour moi le salut. (...) Hélas, je ne suis plus maître de ma volonté, de mes pauvres nerfs. Je suis à la dérive. C'est honteux." puis deux jours plus tard : "Je pense que ces terribles dames, avant de perdre la tête, ont voulu que je leur en sacrifie une. Tout cela n'est pas impossible." Poulenc n'eut pas à sacrifier sa tête. Mais au moins de novembre, il doit faire un séjour en clinique, chez le docteur Maillard, à l'Hay-les-Roses, pour une durée de trois semaines. "Afin d'essayer de dormir. Je ne dormais plus que deux heures et encore", écrivait-il à sa vieille amie Marthe Bosredon. Séjour bénéfique, mais il passera encore plusieurs mois dans la tristesse et l'inquiétude. Enfin le 27 août 1955, il écrit de l'hôtel Majestic à Cannes, à la même amie : "Je vais offrir un ciboire à Roc en action de grâces des Carmélites achevées." En juin 1956, il termine enfin l'orchestration de son opéra. De cette composition longue et très difficile pour Poulenc sort un opéra d'une profondeur inouïe. Chaque personnage, chaque scène est illustrée avec une justesse exceptionnelle. Le texte de Bernanos est, grâce à une orchestration merveilleusement dosée et une prosodie exemplaire, compréhensible dans les moindres détails. L'orchestre, très nombreux, par trois, est employé "par petits morceaux", en fonction de la couleur instrumentale juste. L'orchestration, d'une grande variété dans la combinaison des instruments, est conçue en fonction de la tessiture vocale. Transparente, elle n'étouffe jamais les mots si chargés de sens de Bernanos. Discrète, elle n'est pas pour autant effacée, ni neutre. A la richesse de l'invention mélodique, à la souplesse sensuelle des modulations de la musique de Poulenc, répond à l'orchestre la volupté du timbre due aux coloris des instruments à vent. Ceux-ci jouent un rôle prédominant dans les parties purement orchestrales, dans les interludes, qui ne présentent jamais un caractère symphonique, sauf le dernier, le plus long, sorte de marche stridente et rauque. D'une couleur orchestrale différente, ils constituent chacun une amorce du tableau qu'ils précédent, dont ils suggèrent, musicalement, l'atmosphère et l'esprit. Cet équilibre entre l'écriture vocale et l'orchestre est significatif de l'esprit dans lequel Poulenc a conçu et écrit son opéra : esprit de discrétion, de réserve, d'humilité vis-à-vis du texte de Bernanos, esprit de fidélité. Et tout naturellement les Dialogues en ont bénéficié sur le plan strictement musical. Les Dialogues de Carmélites sont l'histoire la plus "entre les lignes" qui soit ; c'est la longue méditation sur la mort venant d'un homme qui se sait condamné, celle de Bernanos lui-même. Le "silence" du texte mène vers ces lieux de l'âme où s'affrontent la Grâce et la liberté de l'homme. C'est une tragédie intérieure où la Révolution n'intervient que comme toile de fond (même s'il est possible d'établir un parallèle entre la foule, société qui condamne Jésus et celle qui conduit les Carmélites à l'échafaud) ; la Terreur ne franchit les murs du Carmel que pour être le catalyseur qui permettra à chacune des religieuses d'accomplir son propre destin, sur la voie du salut. Le drame va, en une montée splendide, de la détresse personnelle aux accomplissements de la Grâce. Ici, psychologie et surnaturel sont étroitement liés et les caractères illustrent des thèmes essentiels. La Peur : Bernanos situe dans un drame terrestre cette grande partenaire de la vie humaine, qui peut conduire à la perdition ou au salut. Dans toutes ses uvres, il ne tenta jamais autre chose que de surnaturaliser l'angoisse humaine. Il y parvient en comprenant que la Sainte Angoisse du Christ à Gethsémani et son agonie donne son sens à toute agonie d'homme, ou plutôt que son Agonie devient chacune de nos agonies. La Passion du Christ se trouve donc au centre des Dialogues des Carmélites. Chaque religieuse doit être confrontée au Mal (la peur chez la première Prieure et Blanche, l'orgueil chez Mère Marie...), à la souffrance, à la solitude, aux tentations, comme l'a été le Christ au Jardin des Oliviers. Dès le début, le sens donné au déroulement de l'histoire s'exprime par Blanche : "il n'y a jamais eu qu'un seul matin, celui de Pâques !" La Passion et Résurrection se renouvellent dans chaque jour de la destinée humaine. La peur humaine devant la mort se "divinise" en s'accordant avec le rappel de celle du Christ. La Grâce : L'angoisse devient quête de la Grâce, elle en est demanderesse et médiatrice. En éprouvant l'homme, elle le rapproche de Dieu. En lui permettant d'échapper à sa condition mortelle, elle le conduit à la gloire. La Communion des Saints : La vie du corps mystique du Christ est un échange perpétuel où chacun tient le rôle qui lui incombe. Participant à la mort rédemptrice du Christ, la Prieure contribue au rachat des âmes et la mort de Blanche, incompréhensible dans une perspective rationnelle, s'explique tout à fait par la logique et la puissance de la Grâce et de la communion des Saints. Cette communion se fait sous deux formes : l'une, horizontale, rattache les hommes entre eux, l'autre, verticale, s'établit avec le Christ, mais seulement si l'homme renonce à tout ce qui lui empêche de se soumettre à Dieu. Seuls les pauvres d'esprit, c'est-à-dire sans orgueil, n'ont pas de problèmes. Ainsi, Constance aura-t-elle, seule des principales religieuses, la mort dont elle a rêvé. L'Honneur : La souffrance due à la peur incrcible à laquelle Blanche est livrée depuis son enfance se trouve consacrée dans le moment où elle est offerte à Dieu. Par la voie du sacrifice, l'être humain retrouve son honneur. Dans cette conception est le nud qui réunit l'angoisse, l'honneur et la Passion, d'où l'action découle avec une logique implacable. Pour Blanche, totalement conditionnée par son éducation, le problème de l'angoisse devient celui de l'honneur. Ainsi c'est, après l'angoisse, la réaction de son honneur blessé qui la pousse au Carmel et lui permet de dominer sa faiblesse dans les scènes où, comme le Christ, il lui faut affronter, dans la solitude, la tentation d'être lâche. La Solitude : Elle se manifeste, comme pour le Christ, aux moments où la puissance du Mal se fait particulièrement sensible et insidieuse. Dans l'uvre, la solitude intérieure est, scéniquement, toujours amenée par la solitude extérieure. La scène qui se vide est révélatrice d'un vide intérieur et prépare une disposition d'âme telle que l'être réduit à ses seules ressources et privé de toute aide extérieure, se voit contraint d'affronter seul la tentation. La structure des scènes d'angoisse est toujours identique. Bernanos crée le vide autour de Blanche et prépare ainsi l'invasion du démoniaque. On retrouve ici la construction avec le réel et la construction verticale qui révèle le dialogue avec le spirituel, c'est-à-dire l'invisible : Dieu ou Démon, sous la forme de la peur. Cette
uvre profondément humaine met en scène une galerie
de personnages complexes : Proie
de la peur, mais en même temps grandie par elle, Blanche travaille
sans le savoir au salut de l'humanité. Elle participe ainsi à
la "Communion des Saints", de la même façon que
les trois âmes d'exception qui répondent d'elle devant Dieu
: Madame de Croissy, Madame Lidoine et Mère Marie. Son sentiment
de solitude est intense. Il va jusqu'à l'impression d'être
totalement abandonnée. La qualité de l'isolement de Blanche
devient plus aiguë d'un tableau à l'autre. Tour à tour
séparée de son père, du monde de l'enfance, de Madame
de Croissy auprès de laquelle elle espérait trouver une
protection, de son frère, et des autres religieuses du Carmel,
c'est tout à la fois le monde profane et le monde religieux qui
se dérobent à elle. L'une après l'autre, toutes les
formes de l'isolement la laissent démunie, cernée par la
peur. Et cette peur a deux dimensions, l'une humaine, irraisonnée,
qui la pousse à la fuite, l'autre métaphysique, à
laquelle elle est prédestinée et qui est la marque de Dieu
sur elle, ces stigmates qu'elle essaie confusément d'accepter.
A travers tous ces thèmes essentiels, Blanche est profondément
humaine et vivante, toute en contrastes, faible et résolue, pitoyable
et agressive, elle est l'expression même de la dualité qui
existe en tout être. C'est ce que la Prieure demande à Blanche. Celle-ci, malgré la conscience qu'elle a de son destin, a du mal à entrer dans le moule qu'elle s'est choisi elle-même car, comme le lui dira Madame de Croissy, ce n'est pas la "Règle" qui nous garde, c'est nous qui gardons la "Règle". Madame
de Croissy :
Il a fallu que la Prieure mène contre l'angoisse, pendant toute
sa vie, un combat terrible, pour être amenée à comprendre
Blanche à ce point, à la fois dans sa faiblesse et dans
sa force. En Madame de Croissy, c'est la noblesse, la grandeur, l'élévation
d'esprit les plus pathétiques qui s'expriment dans leur inutilité
au moment de sa mort. Tant d'intelligence, de courage, tant de luttes
pour une fin dans le dépouillement absolu d'une peur terrible et
viscérale. La Prieure meurt sans le secours de la Grâce qui
pourrait l'aider à faire face avec dignité. Le mal, qu'elle
a vaincu toute sa vie, se représente à elle au moment où
elle est la plus désarmée. Elle l'accepte pour offrir ses
propres tortures à Blanche, et assumer par avance l'angoisse et
l'épouvante qui auraient accompagné sa mort, pressentie
comme elle pressent les tortures qui accableront le Carmel. Peut-elle
faire de Blanche une grande Prieure ? Peut-elle se renouveler en elle
? Afin que celle-ci, en quelque sorte libérée, puisse aller
au-delà de ce qu'elle a, elle-même, accompli. En tout cas,
Madame de Croissy perçoit la qualité divine de Blanche,
et, en la confiant à Mère Marie, elle assure la continuité
de l'ordre. Elle place auprès de Blanche la seule personne qui
puisse lui permettre de ne pas se perdre. Constance
: Pourtant de
deux ans plus âgée que Blanche, elle manifeste moins de maturité
que celle-ci. Constance a l'esprit d'enfance, la gaieté, la tendresse,
la naïveté, la simplicité, la poésie, la transparence
aussi d'un Fra Angelico. Elle est comme un lien entre le ciel et la terre.
Dotée du sens divinatoire de l'innocence, elle ne réussit
ses actes que lorsqu'elle n'en est pas consciente. Son héroïsme
est tout naturel, comme sa franchise. A son propos, s'est créé,
dans le monde de l'Opéra, un de ces poncifs qui ont la vie si dure.
En effet, depuis la création de l'ouvrage de Poulenc, une tradition
s'est installée dans le comportement de Constance lors du vu
de martyre. Lorsque l'aumônier, laconiquement, déclare le
résultat du vote verbal et secret des Carmélites en disant,
"il y a une voix contre", ce qui ipso facto rend impossible
la prononciation du vu, Constance s'écrie "il s'agit
de moi". Aux yeux des réalisateurs, comme des interprètes
et des spectateurs émus, cette déclaration a toujours paru
prendre en charge la renonciation secrète de Blanche, pour la sauver
publiquement du déshonneur devant les autres religieuses. Or, l'examen
un peu poussé de Bernanos, comme de Gertrude von Le Fort, laisse
entrevoir une tout autre portée à cette scène. En
réalité, devant le choix qui leur est proposé, Constance
a aussi peur que Blanche et elle est persuadée que celle-ci refusera
de prononcer le vu. Or, Blanche, comme absente, n'osera pas s'opposer
publiquement à ses compagnes. Et ceci est exprimé en clair
aussi bien par Bernanos que par Gertrude von le Fort. Constance, assurée
que Blanche, terrorisée comme elle, ne prononcera pas le vu,
est donc certaine qu'il y aura deux voix contre. Quand elle voit qu'elle
a été seule à voter non, et parce qu'elle se sent
unie à Blanche en son destin, (il faut se rappeler ici les phrases
prononcées au parloir "à cause d'un rêve que
j'ai fait !") elle fait volte-face et publiquement, franchement,
car la caractéristique de Constance est de toujours dire la vérité,
elle s'accuse et demande à prononcer le vu. "Monsieur
l'aumônier sait que je dis vrai". Enfin, Blanche de plus en
plus acculée à sa peur et terrorisée par le rêve
de Constance qui la poursuit, s'enfuit dans le monde extérieur.
Lorsqu'elle retrouvera Constance au pied de l'échafaud, le rêve
prémonitoire s'accomplira et le destin sera respecté. Le Marquis de la Force : Il est le siècle passé, fier de ses prérogatives et de ses droits et il ne comprendra peut-être rien aux événements jusqu'à sa mort. Son amour pour Blanche, sa fille, est réel et sa lucidité est totale, mais son honneur et sa pudeur ne peuvent pas admettre la "différence" de Blanche, cette peur qui vrille en elle comme une tare, même s'il a une profonde tendresse pour elle et s'il n'est jamais dupe de ce qui est dit et fait. Le Chevalier de la Force : Lui seul pourrait aider Blanche, si elle ne restait pas toujours en son esprit le "petit lièvre". Dans cette expression, il met à la fois toute sa tendresse, son amour, sa volonté profonde de la rassurer et de la protéger, mais aussi son aveu d'impuissance devant sa nature. Il accepte que cette peur fasse partie d'elle, comme une maladie. Pour Blanche, ce "petit lièvre" représente tout ce qu'elle veut oublier, tout ce qui est toujours et de plus en plus la vérité, et cela n'échappe pas à la lucidité du Chevalier. Malgré leur amour fraternel, réciproque, la communication se rompt à la scène du parloir. Blanche a choisi et le Chevalier ne peut que respecter sa volonté.
La création Voyons ce qu'écrit Henri Hell sur les premières représentations et les réactions du public et des critiques des Dialogues : "Les Dialogues des Carmélites furent créés en italien, le 26 janvier 1957 au Théâtre de la Scala de Milan, et le 21 juin de la même année dans la version originale au théâtre national de l'Opéra de Paris. A la suite des premières représentations, Poulenc ajouta des Interludes, purement orchestraux, à son opéra. Les changements de décors trop longs (la mise en scène était très différente de celle plus cinématographique de la Scala), créaient des "blancs" qui brisaient le rythme de l'uvre. C'est ainsi que pendant l'été 1957, en vue de la reprise des Dialogues lors de la réouverture de l'Opéra de Paris après les vacances, Poulenc écrivit trois interludes pour le premier acte : entre le premier et le deuxième tableau, entre le deuxième et le troisième tableau, entre le troisième et le quatrième tableau. Le second acte restait intact. Mais au troisième, le tableau final, la montée à l'échafaud, était précédé d'une page symphonique nouvelle, sorte de longue marche scandée et véhémente. L'opéra de Poulenc fit aussitôt le tour du monde. Il fut donné à la télévision américaine, à New York, dès le 8 décembre 1957. Il fut créé, avec un très grand succès, à Londres le 16 janvier 1958, à l'Opéra Royal de Couvent Garden, où, sous la direction de Rafaël Kubelick, il bénéficiait d'une exceptionnelle qualité musicale. En 1958 les Carmélites remportent un très grand succès à l'Opéra de Vienne (onze représentations). Les années suivantes c'est au tour de Naples, Palerme, Barcelone, Genève, Gand, Lisbonne, etc. de les applaudir. Enfin, le public new-yorkais qui ne les avait pas encore entendus sur la scène, leur fit un triomphe (ainsi que la critique) en mars 1977, quand les Dialogues furent représentés au Metropolitan Opera, en anglais, sous la direction de Michel Plasson, avec Régine Crespin, créatrice à Paris de la seconde Prieure, dans le rôle de la première Prieure, cette fois-ci. Rien de plus instructif que de comparer les représentations italiennes et les françaises, toutes deux de premier ordre. Elles exprimaient chacune des conceptions scéniques différentes, sinon opposées. La Scala de Milan a monté les Dialogues dans un style sobre mais résolument "grand opéra", auquel le décor construit, d'une indéniable harmonie architecturale, de Georges Wakhéwitch et la mise en scène, intelligente, animée et expressive, de Marguerite Wallmann, répondaient à la perfection. A l'Opéra de Paris, le style adopté était celui du dépouillement, sinon de l'austérité : rien de spectaculaire. A cet égard, le tableau final, place de la Concorde, qui eût pu servir de prétexte à une mise en scène indiscrète, était une merveille de goût. Les décors de Suzanne Lalique étaient d'une beauté où la simplicité rejoignait l'élégance et la grandeur la plus nue. Vocalement et musicalement, les représentations de la Scala faisaient montre d'une somptuosité difficilement égalable. Dans les rôles de Blanche de la Force, de la Prieure, de la nouvelle Prieure, de Mère Marie et de Constance, Mmes Virginia Zeani, Gianna Pederzini, Leila Gencer, Giliola Frazzoni et Eugenia Ratti dispensèrent des plaisirs vocaux inoubliables. A l'orchestre Nino Sanzogno sut faire ressortir avec une maîtrise subtile et raffinée toute la couleur et l'étrangeté de l'orchestration de Poulenc. A
Paris, on était surtout frappé par l'identification profonde
des interprètes avec leurs rôles (ce qui n'était pas
toujours le cas à Milan). Le rôle de Blanche de la Force
a été écrit pour Denise Duval : rien d'étonnant
à ce qu'elle ait incarné avec une force dramatique saisissante
le personnage de Bernanos et de Poulenc. On en dira autant de Mmes Denise
Scharley (la Prieure), Régine Crespin (la nouvelle Prieure), Rita
Gorr (Mère Marie) et Liliane Berton (Constance). Toutes firent
vocalement et dramatiquement leur personnage. L'orchestre fit superbement
ressortir le rôle important des instruments à vent que le
compositeur leur avait assigné. Mais M. Pierre Dervaux, chef jeune
et ardent, semblait s'être moins soucié des détails
sonores de la partition que M. Sanzogno : d'où moins d'éclat
et de couleur qu'à Milan. Quoi qu'il en soit le succès fut des plus vifs, et plus exceptionnel encore à Milan, en raison de la froideur habituelle du public milanais face à une uvre nouvelle. La première des Dialogues restera dans les annales de la Scala comme un triomphe mémorable. L'opéra de Poulenc reçut un accueil chaleureux de Cologne, où il fut créé en allemand le 14 juillet 1957, et représenté en langue anglaise le 22 septembre de la même année : les critiques américains firent preuve du même enthousiasme que le public. La
critique française, dans son ensemble, accueillit une uvre
de cette importance et de cette qualité comme elle le méritait.
Dans le Monde, Claude Rostant écrivait : "Il faut retourner
à l'origine des mots grandeur, simplicité, noblesse, si
médiocrement employés d'ordinaire pour comprendre tout ce
que la création de M. Francis Poulenc a d'exceptionnel et de rare..."
Et Gustave Samazeuilh, de son côté : "Les Dialogues
de Carmélites sont dignes de figurer au meilleur rang parmi les
partitions lyriques françaises qui nous ont été données
depuis la guerre." Pour Paul Le Flem, Poulenc "sacrifie tout
à la libération d'une déclamation lyrique sensible,
nerveuse, réagissant avec une intense spontanéité
immédiate et pathétique. Rien dans la musique de Poulenc
ne cède à l'effet. Elle suit le drame intérieur,
elle le marque avec une exactitude farouche, elle le domine avec une puissance
concentrée." Hélène Jourdan-Morhange écrivait
dans les Lettres françaises : "Il (Poulenc) a su rester lui-même
en se haussant vers les cimes et l'on peut admirer aussi bien la vitalité
joyeuse qu'il accorde aux novices dans leur vie familière que la
tragique mort de la Prieure, les churs dont un Ave Maria ineffable,
la scène dramatique finale où le musicien atteint à
la simplicité des chef-d'uvres." Pour M. Jacques Bourgeois
: "Les Dialogues des Carmélites occupent une place à
part dans l'histoire de notre opéra." Enfin, pour Clarendon
: "il est bien évident qu'avec les Dialogues des Carmélites,
Poulenc nous donne son chef-d'uvre. Et je crois fort, ajoutait-il,
que c'est un chef d'uvre tout court."
Renseignements complémentaires
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