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L'une des premières
hypothèses motivant ce choix qui pouvait alors venir à l'esprit
était celle, largement avancée ici et là, d'une référence,
voire d'une influence kabuki. Certes, cela aurait pu tenir,
surtout lorsque l'on remarque qu'Eötvös connaissait déjà
l'identité de son metteur en scène, le japonais Ushio Amagatsu,
avant d'écrire la musique. Certes. Il faut cependant admettre que
cela peut sembler bien léger comme argument (et ce d'autant plus
qu'Amagatsu est directeur artistique, non d'un théâtre kabuki,
mais d'une troupe de buto, le célèbre ballet Sankaï
Juku, ce qui n'a pas grand-chose à voir avec le kabuki), car en
aucun cas Eötvös n'a composé un opéra japonisant,
ou même orientalisant! Aussi, au lieu de nous lancer dans des spéculations pour le moins hasardeuses sur ce qui semblerait être la motivation la plus forte du choix d'une distribution entièrement masculine, écoutons donc ce qu'il en résulte, et interrogeons-nous sur l'impression que provoque notamment l'emploi de contre-ténors dans les rôles des quatre jeunes femmes. La première sensation, lorsque l'on écoute la complainte des trois sœurs qui ouvre l'opéra (Prologue), est celle de flotter dans un espace musical déconnecté de toute limite géographique ou temporelle: le flot musical dans lequel on se trouve plongé est totalement original, ne ressemble à rien de ce que l'on a pu entendre auparavant, ni sans doute de ce que l'on entendra plus entendre, tant cette atmosphère semble impossible à recréer ailleurs. On se sent alors déconnecté de la réalité, et les trois voix de ce prologue, telles trois divinités dans un prologue monteverdien, totalement androgynes, au-delà des habituelles conventions et classifications, nous incitent à penser que l'histoire qui se déroulera ensuite sous nos yeux aura tout d'une fable intemporelle. Et c'est effectivement une impression qui dominera tout au long de l'opéra: une sensation d'intemporalité. Impossible de dire si cela se passe dans le Moyen-Âge barbare de nombre de films de Kurosawa, au XIXe siècle, cadre de la pièce de Tchekhov, ou encore de nos jours. Et après tout, cela n'a pas grande importance: l'histoire des trois sœurs est une histoire terriblement banale, qui n'a cessé de se répéter depuis la nuit des temps jusqu'à maintenant, et sera toujours d'actualité dans les siècles à venir, on peut le deviner -car l'ennui, la lassitude, l'insatisfaction et l'aspiration au bonheur ne sont-ils pas depuis toujours le lot de l'humanité? N'y a-t-il rien de plus universel que la médiocrité et la recherche de ce que l'on pense être un bonheur légitime? Au fur et à mesure que l'on avance dans l'opéra, une autre impression vient se greffer sur ce sentiment d'intemporalité: celle que non seulement cette histoire se dégage des contingences d'espace et de temps, mais aussi et surtout que les trois héroïnes elles-mêmes semblent déconnectées non seulement de notre réalité, mais aussi de celle de leur société. Les trois sœurs, avec leur registration ambiguë -quoi de plus troublant à la première écoute qu'une voix de contre-ténor, souvent riche en harmoniques, pleine, dotée d'un timbre parfois quasi féminin (pensez à David Daniels ou Lawrence Zazzo dans le registre aigu, par exemple), mais aussi d'accents et d'intonations typiquement masculines (prenez les mêmes dans leur registre grave barytonnant!)-, inclassable (car comme dit plus haut, si les héros campés par des mezzos travestis sont légions, Tri Sestri est, sauf erreur, une première dans le choix de contre-ténors travestis pour donner corps à des héroïnes -un très rare précédent au XXe siècle pourrait être considéré en la personne de Baba the Turk dans The Rake's Progress, composé pour un mezzo, mais de plus en plus couramment offert à des contre-ténors, sans doute pour ajouter à la bizarrerie de ce personnage de femme à barbe, mais c'est somme toute bien marginal, et participe d'un tout autre esprit que Tri Sestri), en un mot asexuée et insolite, semblent évoluer dans un monde parallèle, jamais en réelle communication avec le monde extérieur. Raffinées, nobles d'esprits, enfermées dans leurs principes comme dans une bulle close d'atmosphère azotée, elles ne se laissent jamais contaminer et encore moins enrichir par leur environnement. Et lorsqu'elle s'y essayent, par la fréquentation d'hommes certes issus de la société environnante, mais plus proches de leur univers, ou en tout cas plus à même que les autres de pénétrer et comprendre leur esprit, comme Touzenbach, le rêveur romantique, ou Verchinine, l'homme oppressé et en mal d'un amour véritable, autant intellectuel que charnel, la bulle éclate, et c'est alors le drame, car ni les deux hommes ne peuvent survivre dans leur atmosphère confinée, ni les trois sœurs ne peuvent respirer le grand air chargé d'agressivité et de médiocrité du monde extérieur et de la société environnante; aussi, telles des poissons échoués sur le rivage, s'empressent-elles de retourner à leur bocal stérile, tandis que le pauvre Touzenbach paie de sa vie son trop grand rapprochement avec l'idéal féminin que semble représenter à ses yeux Irina. Avec le personnage
de Natacha, cependant, on change totalement de perspective dans l'emploi
de cette même tessiture de contre-ténor; Natacha, le "mouton
noir de la famille", comme la désigne Eötvös (il
est amusant de noter qu'à la création, Natacha était
d'ailleurs incarnée par Gary Boyce, seul interprète noir
perdu au milieu des figures livides des autres personnages maquillées
de blanc), est tout le contraire des trois soeurs: là où
Irina, Macha et Olga empruntent au contre-ténor son potentiel éthéré,
asexué, "extra-terrestre" au sens premier du terme (non
terrien), Natacha, elle, est bien terrienne, jusqu'à la trivialité
même, "incarnée" (au sens étymologique)
et même diablement carnassière ! Eötvös, avec le
personnage de Natacha, exploite tout le potentiel extravagant de la voix
de contre-ténor, étirant au maximum la tessiture, la faisant
user et même abuser d'aigus claironnants totalement hystériques
pour assouvir sa soif de puissance et de graves barytonants caverneux,
pour asseoir (voire asséner) son autorité et sa prétendue
légitimité de maîtresse de maison, dans une écriture
survoltée en diable et envahissante qui n'est pas sans évoquer
quelques "cinglés" hystérico-extravagants célèbres
(tels le Néron du Couronnement de Poppée, cheval de bataille
à présent de nombre de contre-ténors). |
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