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Penderecki © DR
Penderecki : des ondes de choc
Invité d’honneur du 16e Festival Présences
de Radio France, le prolifique et controversé compositeur
Krzyztof Penderecki a suscité de nombreux articles, parfois peu
amènes, dans la presse généraliste et musicale.
Par écrit et au cours de divers entretiens, le maître
polonais s’est expliqué avec sérénité
sur les chemins labyrinthiques (1) de sa création musicale.
L’opéra y tient sa place et non des moindres car
Penderecki est né dramaturge aussi bien que musicien. Le
rencontrer en personne — pour un bref survol du sujet — a
été un moment privilégié.
Ondoyante, démontée, d’inspiration à la fois
humaniste et mystique, la musique de Penderecki est aujourd’hui
— chose rare dans le domaine contemporain — de celles qui
remuent les foules. L’affluence constatée aux concerts de
ce Festival 2006, et surtout l’immense file d’attente qui
s’est pressée aux grilles de l’église de la
Madeleine pour entendre sa septième symphonie, l’oratorio
« Les portes de Jérusalem » (cinq
solistes, récitant, trois chœurs mixtes et grand
orchestre), en sont la preuve. Kurt Masur ayant déclaré
forfait pour raison de santé, c’est Penderecki
lui-même qui était au pupitre d’où, selon son
propos, « l’acoustique est excellente ».
À ce point de vue du moins, nous ne sommes pas tous égaux
dans la Maison de Dieu.
Né en 1933 à Debica, Krzyztof Penderecki achève
ses brillantes études universitaires à
l’École supérieure de musique de Cracovie dont il
devient, lui-même, le recteur à 26 ans !
« L’Automne de Varsovie » le consacre
d’emblée. Dès 1960, avec des partitions comme Anaklasis et Thrène
à la mémoire des victimes d’Hiroshima, il est
reconnu comme un novateur. Il reçoit notamment le prix Sibelius
en 1967. Son premier opéra, Les Diables de Loudun,
est créé à Hambourg en 1969. À partir de
1980, un virage vers la tradition s’amorce. Penderecki utilise un
langage musical qui intègre l’héritage de la
symphonie post-romantique de Mahler et Bruckner aux acquis de ses
recherches expérimentales : clusters, glissandi,
effets chromatiques, utilisation d’une régie son…
Il crée de grandes œuvres à caractère
expressionniste, le plus souvent sur des thèmes religieux,
qu’il dirige lui-même en Pologne et dans le monde entier.
Depuis lors, les honneurs se succèdent. Il enseigne dans de
nombreuses universités et conservatoires aussi bien en Europe
qu’en Amérique, et depuis 1998 à Pékin.
Pour Penderecki, la France est l’un des derniers bastions
d’une avant-garde révolue depuis 45 ans. Une opinion que
reflètent bien ces des réponses faites à Corinne
Schneider au cours d’une récente interview :
« Ce
qui exprimait autrefois (…) une sorte de rébellion contre
l’arsenal sonore traditionnel finit par ne plus susciter
d’émotions. J’ai fondé ma propre avant-garde
indépendante qui s’est éteinte de façon
naturelle au milieu des années 1970.(…) Fasciné un
instant par le romantisme tardif dans ma 2e symphonie, mon 1er
concerto pour violon, mon opéra Le Paradis perdu et mon Te Deum,
j’ai commencé à composer des œuvres qui
puisaient leurs racines dans la musique symphonique européenne
tout en tirant profits des acquis de l’avant-garde.(…)
S’inscrire dans la continuité de la tradition ne consiste
nullement à copier les modèles, mais à
répondre de façon créative à ce qui circule
déjà (…) Naturellement, ces
références peuvent aussi bien traduire une
démarche affirmative qu’une attitude malicieuse ou
rebelle.(…) Pour moi, c’est la forme qui prime, car
c’est elle qui donne un cadre aux émotions. (…) Je
souscris à la thèse d’Adorno selon laquelle la
musique est une réponse aux horreurs de l’histoire.
(…) Le bienfait de la musique, c’est de se faire
comprendre sans parole aucune, tout en remplissant la fonction
d’un manifeste ou d’un appel. Mais elle peut aussi
n’être qu’un jeu comme dans le burlesque Ubu
Rex. » (2)
Si les huit symphonies — dont la 6e est inachevée —
constituent, selon la formule de leur compositeur,
une « autobiographie musicale », ses quatre
opéras se situent eux aussi à la croisée des
chemins.
LES DIABLES DE LOUDUN – 1969
Créé le 20 juin 1969 à Hambourg et immédiatement après à Stuttgart, Die Teufel von Loudun,
opéra en trois actes, appartient à la période
avant-gardiste. Il nécessite 84 musiciens, 18 voix
solistes et un chœur mixte. Grâce à
l’enregistrement Philips, réalisé peu après
la création sous la direction de Marek Janowski et disponible
sur CD depuis 1995, il est certainement le mieux connu.
D’après Huxley et une pièce de John Whiting, le
livret de Penderecki écrit en allemand s’inspire
d’un récit historique impliquant des
ecclésiastiques et des religieuses, mêlant
débauches sexuelles, pensées impures et impies avec
sorcellerie, exorcisme et torture pour se terminer par un procès
édifiant. Privilégiant dans son adaptation la
résonance spirituelle et humaine, voire politique, le
compositeur assimile dans son esprit l’accusé à
Jésus et les bourreaux aux SS.
Teatro Regio - Turin 2000 © Ramella Gianesse
Considéré comme le meilleur du compositeur polonais, cet
opéra est assez souvent monté. On l’a vu notamment
en 2000 au Teatro Regio de Turin (voir photo), puis à Dresde en
2002 dans une production de Kupfer.
Il faut dire que la force dramatique de cette œuvre
étrange et provocante est indéniable. Par
l’alternance entre déclamation, psalmodie, scènes
parlées et un chant qui monte et descend aux notes
extrêmes, les personnages acquièrent une présence
envoûtante qui tient constamment l’auditeur en haleine. Le
tissu musical, inventif et expressif, crée un décor
sonore inouï fait de longues tenues des cordes ponctuées
par des percussions, des cloches, des scies musicales, de brefs coup
d’archets et des pizzicatos « jazzy ».
Malgré l’évolution ultérieure que nous
savons, Penderecki ne renie nullement cette partition de jeunesse
utilisant des procédés musicaux d’avant-garde dans
une structure qui n’est pas étrangère à
celle de l’opéra classique parodié. « J’ai
lu cette pièce pour la première fois dans une traduction
polonaise et elle a aussi été jouée à
Varsovie où je l’ai vue. L’histoire est très
dramatique et même choquante à cause de l’Eglise.
À l’époque, il y a presque 40 ans, je me suis fait
attaquer et pas seulement en Pologne, à Stuttgart,
l’évêque a protesté. Mais encore
aujourd’hui, cet opéra remporte toujours beaucoup de
succès. » (3)
PARADIS PERDU - 1975 /1978
Le second opéra de Penderecki, Paradise Lost,
composé en anglais sur un livret de Christopher Fry
d’après le grand poète anglais John Milton,
était une commande de l’opéra de Chicago où
il a été créé le 29 novembre 1978 sous la
baguette de Bruno Bartoletti. « À
cause de son sujet biblique et comme son sous-titre « Sacra
Rappresentazione l’indique », Paradise Lost est
autant un oratorio qu’un opéra. Composé à
l’époque où je vivais aux États- Unis, au
moment où je pensais à mon Te Deum
en l’honneur de Jean-Paul II, Paradise Lost a été
la première œuvre où j’ai vraiment
commencé à changer mon langage musical », précise Penderecki. (3)
En fait, selon la revue Opéra international de l’époque (4)
qui couvrit la création, Lost Paradise, a été une
aventure longue et coûteuse. En voici les comptes. Pour les vingt
scènes racontant en trois heures le complot de Satan contre
Dieu, la création d’Adam et Eve et le péché
qui les chasse du Paradis, il aura fallu cinq ans de composition dont
deux de retard et dix mois de répétitions. Ajoutons le
départ de deux metteurs en scène pour désaccord
avec Penderecki. Le troisième, Igal Perry ayant pris ses
fonctions seulement dix jours avant la première ! Ajoutons
encore un budget faramineux de 400 000 dollars pour les costumes et les
décors d’Ezio Frigerio « un petit arbre
rabougri portant une pomme d’argent, un gigantesque dôme
cuivré représentant le ciel qui monte et qui descend
selon le lieu de l’action et deux tours de quatre étages
pour loger les chœurs », 96 musiciens
d’orchestre, 17 voix solistes, un ballet.
La critique de Morris Springer « agréablement
surpris par une musique de tonalité presque
constante » est élogieuse. Un orchestre
« principal, protagoniste aux sonorités riches et
turbulentes, que Penderecki a le génie d’utiliser au
maximum», des chœurs qui « chantent avec
une maîtrise bouleversante », des chanteurs
« remarquables étant donné les accords souvent
alambiqués de la partition et l’épaisseur de
l’orchestration », en particulier Adam et Eve
chanteurs (William Stone et Ellen Shade), mais aussi danseurs (Dennis
Wayne et Nancy Thuesen) dans une chorégraphie
« inspirée » de John Butler.
Cette gigantesque production, répétée à
Chicago pendant des mois, a été reprise peu après
à la Scala de Milan (21 janvier 1979) sous la baguette de son
compositeur. La même année, l’œuvre a
été donnée à Stuttgart dans une mise en
scène d’Auguste Everding, reprise à Munich.
L’opéra de Stuttgart, venu ensuite jouer
l’œuvre intégralement à Varsovie, a
également donné des extraits en version de concert
à Cracovie.
Tout en conservant les rythmes et les timbres caractéristiques
de l’écriture pendereckienne, cette œuvre marque
l’apparition d’un langage qu’on a qualifié de
néo-romantique. On y entend diverses citations allusives :
le motif du cygne de Lohengrin, le choral « O gross Lieb
» de Bach et même des thèmes plus anciens (Dies irae).
LE MASQUE NOIR - 1984 /1986
Die schwarze Maske
est une commande du festival de Salzbourg créée le 15
août 1986. Le livret, d’après Gerhardt Hauptmann, a
été écrit par le compositeur avec la collaboration
du metteur du metteur en scène Harry Kupfer pour aboutir
à un drame dense, une sorte de huis clos d’une heure
quarante sans référence historique.
L’action se passe à Bolkenheim, village natal de Gerhardt
Hauptmann, en Silésie dans la salle à manger de la
résidence de son maire Silvanus Schuller qui a réuni pour
un banquet de carnaval treize invités de diverses religions.
Confession, scène de folie, suicide, danse de la mort, tous ces
personnages aux destinées entremêlées ont une
conversation extrêmement violente causée par les conflits
religieux de la guerre de 30 ans. La mort les frappera tous, tour
à tour, sauf un, le juif Pearl, qui quittera indemne cette
scène d’horreur.
Exécutée par 17 voix solistes, un chœur mixte et un
grand orchestre de 86 musiciens, la musique est oppressante et haute en
couleurs, les parties vocales entrecoupées de textes
parlés, de rires. On entend de nombreuses citations :
carillon d’Amsterdam, danse silésienne du XVIIe
siècle jouée par des flûtes à bec, Te Deum
de l’auteur…
La production originale de cet opéra en un acte qui montre que
dans un monde détruit, tous les hommes sont égaux devant
la mort, fut qualifiée
d’« excellente » par Penderecki. Elle a
été reprise immédiatement à Vienne avec une
très bonne distribution sous la conduite de Woldemar Nelsson.
Création américaine à Santa Fe en 1988. La
création polonaise en allemand eut lieu à Poznan, puis en
langue polonaise au théâtre Wielki de Varsovie en 1991.
L’ouvrage a été également donné
à Leningrad, Brighton et Wiesbaden.
UBU ROI - 1991
Le dernier opéra achevé de Penderecki, Ubu Rex,
opéra bouffe en deux actes sur un livret en allemand du
compositeur et de Jerzy Janocki d’après la pièce
d’Alfred Jarry a été créé le 6
juillet 1991 au Stattsoper de Munich.
Rappelons
brièvement l’argument. L’action se passe en Pologne.
Père Ubu est officier du roi Venceslas. Mère Ubu, jouant
les ladies Macbeth, lui conseille de faire assassiner le roi pour
s’emparer du trône. Une fois au pouvoir, Ubu se conduit de
manière incohérente et grotesque. Oscillant entre
bêtise et méchanceté, trouille et sarcasme, il
commet bourde sur bourde. Il jette l’argent à la foule, il
pille et assassine les puissants. Forcé de battre en retraite,
il retrouve Mère Ubu, travestie en ange. Prudente, celle-ci a
volé le trésor des rois. Ils s’enfuient ensemble et
se donnent bonne conscience en remarquant que s’il
n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de
Polonais !
Séduit par sa construction dramatique à la fois
féroce et humoristique, Penderecki connaissait depuis longtemps
cette pièce subversive, préfigurant le
théâtre d’avant-garde du XXe siècle et qui
provoqua bien du chahut à sa création par la compagnie de
Lugné-Poe au théâtre de l’Œuvre en
1896. Traduit en polonais dès 1936, Ubu Roi,
satire politique ricanante, fut considérée comme un
pamphlet anti-polonais et interdite pendant l’ère
communiste. En 1963, le jeune Penderecki composa une musique de
scène commandée par le Théâtre des
Marionnettes de Stockholm. Par la suite, Günther Rennert,
directeur de l’Opéra de Munich et metteur en scène
des Diables de Loudun à Stuggart, pensa à un
opéra. En 1972, Penderecki se mit donc à travailler sur
le livret avec le metteur en scène Jarocki. Mais ce projet
suscita une violente campagne politique et esthétique contre lui
et Penderecki suspendit son exécution. La mort de Rennert en
1978 mit fin à une programmation brièvement
envisagé par l’Opéra de Paris. Les
événements politiques de 1981 et 1988 en Pologne
retardèrent encore sa réalisation.
Ce n’est qu’après la libération de la Pologne
que Penderecki vit son opéra bouffe de deux heures enfin
monté, dans une scénographie de Roland Topor sur la
scène du Stattsoper de Munich le 6 juillet 1991, sous la
baguette de Michael Boder. La création polonaise eut lieu au
théâtre Wielki de Lodz et entra au répertoire de
Varsovie en 1993. Une belle revanche.
Utilisant 27 voix solistes (dont une Mère Ubu colorature plus
terrifiante que la Reine de la nuit), grand orchestre et scie,
Penderecki semble avoir adopté dans sa musique l’esprit
même de Jarry. Il se moque aussi bien des formes classiques que
de celles de l’avant-garde. Ici, il n’utilise aucune
citation, mais crée ses propres références aux
grands compositeurs d’opéras de tous les temps. Dans une
mécanique rigoureuse qui n’est pas sans rappeler
l’efficacité rossinienne, Penderecki démontre sa
propre virtuosité dans tous les styles. Ce qui n’a pas
manqué de déplaire à certains critiques
professionnels et amateurs. Pour en avoir une idée en attendant
une reprise, on dispose d’un CD Accord édité en
Pologne, disponible sur Amazon.
Penderecki dit « prévoir ses œuvres dix
à quinze ans à l’avance, » et confie
avoir encore deux projets d’opéra sur le métier
qu’il espère mener à bien : « un
opéra pour les enfants qui serait mon premier livret en polonais
et un autre, commencé depuis longtemps : Phèdre. Je
le ferai en allemand car il y a d’excellentes traductions. Comme
vous le savez, Racine serait très difficile à mettre en
musique. Je ne m’y risquerai pas. »(3)
Décidemment, malgré son goût pour notre
littérature classique et moderne, le Maître se
méfie de la langue française. À moins qu’il
ne craigne surtout les langues des critiques qui, selon lui,
ressembleraient au Minotaure du Labyrinthe. Un dédale à
l’image de son œuvre qui lui plaît
particulièrement puisqu’il en possède un qui fait
l’orgueil de ses jardins.
Brigitte Cormier
Février 2006
Bibliographie
Robert S. Hatten, Penderecki's Operas in the Context of Twentieth-Century Opera. Krakow, Akademia Muzyczna, 1999.
Piotr Kaminski, Mille et un opéras. Paris, Fayard, 2003.
www.schott-international.com - (Cliquer dans sound library)
Notes
1. Le Labyrinthe du temps, Montricher, Les Editions Noir sur Blanc, Paris 1998
2. Corinne Schneider, interview donnée à Cracovie le 10 octobre 2005
3. Brigitte Cormier, Forum Opéra, entretien à la Maison de Radio France, 13 février 2006
3. Ibid.
4. Morris Springer Opéra international N°15, Février 1979, p. 44
3. Ibid.
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