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George Frideric Händel (1685-1759)
IL TRIONFO DEL TEMPO E DEL DISINGANNO
Oratorio en deux parties
sur un livret de Benedetto Pamphili
Natalie Dessay, Bellezza
Ann Hallenberg, Piacere
Sonia Prina, Disinganno
Pavol Breslik, Tempo
Le concert d’Astrée
Emmanuelle Haïm, direction
Enregistré en mars 2004 et janvier 2006
VIRGIN CLASSICS 0946 3 63428 2 5 (2 CD)
Miroir, dis-moi que je suis la plus belle
Coup d’essai et coup de maître dans le genre de
l’oratorio auquel Händel se frotte pour la première
fois en ce printemps 1707, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno n’annonce pas encore les fresques grandioses de la maturité. Emmanuelle Haïm
l’a parfaitement compris et ne prend pas l’ouvrage pour ce
qu’il n’est pas : un oratorio dramatique. Le livret du
cardinal Pamphili n’offre simplement pas matière à
un drame. Flattée par le Plaisir, la Beauté se mire
à l’envi et se complaît dans la frivolité
avec pour seul souci de n’être pas immarcescible.
Cependant, le Temps et la Désillusion dénoncent le miroir
aux alouettes que lui tend le Plaisir et l’invitent à
plonger son regard dans celui de la Vérité. La
Beauté hésite : elle voudrait avoir deux
cœurs, l’un pour le repentir et l’autre pour le
plaisir, elle demande du temps, puis interroge la Désillusion
sur la source d’un ruisseau aux eaux troublées qui
traverse un jardin près du palais du Plaisir. « Il
vient des larmes que répand le monde insensé »
lui répond-elle. Et « les pleurs des
justes ? » s’enquiert alors la Beauté,
« leurs larmes semblent être viles », mais
« au ciel, ce sont des perles »,
s’entend-elle répondre (ce clin d’œil à
la coquetterie est-il volontaire sous la plume cardinalice ?)
Après une ultime et sublime manœuvre du Plaisir
(« Lascia la spina »), sa proie lui
échappe et… entre au couvent !
Cette allégorie volontiers naïve et à la morale
austère est heureusement habillée de vers très
musicaux ; c’est tout ce dont Händel a besoin, qui
n’entend pas édifier, mais conquérir Rome et
montrer qu’il peut être plus italien que les Italiens
eux-mêmes. Le jeune Allemand n’a que vingt-deux ans, il
vient d’arriver dans la péninsule, quelques mois plus
tôt, et signe déjà une partition infiniment
séduisante et même séductrice – car
c’est bien d’une entreprise de séduction qu’il
s’agit. Si le livret voudrait que le Temps et la
Désillusion sermonnent la Beauté et la ramènent
sur le chemin de la Vérité d’où le Plaisir
l’a détournée, la musique leur prête des
charmes autrement puissants que la rhétorique du prélat
poète. Händel ne cessera plus de revenir à ce
triomphe précoce : non seulement il lui empruntera des
numéros pour La Resurrezione, Agrippina, Rinaldo, Giulio Cesare ou Deborah,
mais il le retravaillera et l’enrichira à plusieurs
reprises. Son tout dernier avatar – une version remaniée
du Triumph of Time and Truth
datée de 1758 – peut se lire comme un fascinant
palimpseste où affleurent les réminiscences d’une
vingtaine d’ouvrages antérieurs !
Sur la forme, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno
se démarque tout autant des futurs oratorios en langue anglaise.
Outre un effectif plutôt rudimentaire (quelques cordes, deux
hautbois – une paire de flûtes à bec en option
– et le continuo), c’est l’absence de chœurs
qui frappe dans ce qui ressemble davantage à une grande cantate
pour solistes (deux sopranos, alto et ténor). Néanmoins,
Händel se distingue avec une ouverture assez originale dans ses
parties de violon (Corelli figurait parmi les interprètes de la
création) et surtout une sonate pour orgue et orchestre dont
l’écriture anticipe sur les concertos qu’il
insérera bien plus tard dans ses mélodrames
sacrés. S’il veut plaire, il sait devoir sacrifier aussi
à l’engouement du public pour les acrobaties vocales dont
les castrats sont les initiateurs et maîtres absolus : les
coloratures de la Beauté (« Un pensiero nemico di
pace ») et du Plaisir (« Come nembo che fugge col
vento ») sont à cet égard parmi les plus
excitantes jamais écrites par Händel – Cecilia
Bartoli ne s’y est pas trompée, qui a retenu ces airs pour
son album « Opera proibita ». Autre sommet : le survolté quartetto « Voglio Tempo per risolvere » où du vif-argent semble couler dans les veines des chanteurs.
Mais Il Trionfo del Tempo e del Disinganno
s’épanouit aussi et peut-être d’abord dans
l’intime, comme l’emblématique
« Lascia la spina », que l’on a rarement
entendu aussi voluptueux et persuasif. On peut n’être pas
sensible à l’étoffe douce et pastel d’Ann Hallenberg
et préférer des mezzos plus charnus et corsés,
mais quelle plasticité, quel sens du phrasé, du mot, de
l’inflexion ! Les supposés rabat-joie lui tiennent la
dragée haute : comment résister aux trésors
de raffinement et de tendresse enjôleuse dont Sonia Prina
pare son « Crede l’uom ch’egli
riposi » ? C’est là que notre index glisse
sur la touche « Repeat » pour que le contralto
nous enveloppe et nous materne encore longtemps… Incarné
par le ténor magnifiquement timbré de Pavol Breslik,
le Temps affiche une prestance et une jeunesse plutôt piquantes
dans le chef de cet ennemi de la Beauté, mais qui s’en
plaindra ? Il hérite, certes, d’une partie ardue,
mais également de pages d’une grande richesse
d’atmosphère: l’enténébré
« Urne voi, che racchiudete » ou le
mélancolique et envoûtant duo « Il bel pianto
dell’aurora », alliage inhabituel mais précieux
des timbres d’alto et de ténor. Loin des cocottes graciles
et des poupées qui font non, Natalie Dessay
campe une Beauté impérieuse et impériale,
déployant tout ce que le rôle exige : le feu et la
grâce. Bref, Virgin a réuni la meilleure distribution
à ce jour, brillante, homogène et soudée comme
dans le fantastique quartetto déjà cité.
Et le Concert d’Astrée ?
On aimerait un peu de plus de tonus chez les violons, de mordant dans
les attaques, singulièrement dans cet ensemble
électrique, mais que de progrès réalisés en
termes de précision, de sûreté et de
sonorité depuis leur premier opus händélien (Aci, Galatea e Polifemo) !
Et puis, nous ne sommes pas au théâtre :
contrairement à Minkowski ou même Alessandrini, Emmanuelle Haïm
privilégie la dimension chambriste du divertissement dont elle
propose une lecture équilibrée, colorée,
délicate mais sans mièvrerie, vivace mais sans
éclat tapageur. Elle préfère la suggestion
à la démonstration et la musique a tout à y
gagner: elle respire et se déploie avec naturel. N’est-ce
pas le comble de l’art ? Mais trêve de flatteries.
Seule l’écoute vous convaincra, durablement.
D’aucuns se demanderont peut-être pourquoi nous rendons
compte de cette parution quelques mois après sa sortie. Et bien
justement, pour prendre le temps. Suite à une
réédition en série économique ou lors de la
confrontation avec une nouvelle référence, il arrive que
la presse découvre qu’une interprétation a mal
vieilli. La musique enregistrée ne pourrait-elle pas bonifier,
à l’instar du vin ? Bien peu s’en
préoccupent aujourd’hui : aussitôt
écouté, chroniqué et rangé, le disque
n’échappe pas à la surconsommation fébrile
qui caractérise notre époque, prompte à oublier ce
qu’elle vient de porter aux nues pour se précipiter sur le
produit suivant. De même, combien de critiques prennent le temps
de réécouter un disque avant de coucher leurs
impressions ? Nous nous sommes prêtés à
l’exercice. Et l’enchantement est intact. Ce Trionfo
ne risque pas de prendre la poussière sur les rayons
surchargés d’une bibliothèque ; il pourrait
même devenir un classique !
Bernard SCHREUDERS
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