« Pendant deux siècles, entre 1600 et 1800, les
grandes vedettes de l’opéra étaient des chanteurs au sexe hybride, hommes par
la naissance, femmes par la castration. »
Cette horrible formule résume un lieu commun parmi les plus grossiers et les
plus tenaces qui circulent sur le corps des castrats. Cependant, découvrir de
tels propos en quatrième de couverture d’un ouvrage sérieux, un ouvrage de
vulgarisation, certes, mais aussi de référence, la seule étude rigoureuse
jusque-là publiée en français, voilà qui est encore plus affligeant. Sur
vingt-trois lignes destinées à allécher le consommateur, pas un mot de la voix
ni du belcanto ! A l’évidence, les stratèges du marketing ne visent pas
que les amateurs d’opéra ou de musique baroque : « sexe hybride », « hommes par
la naissance, femmes par la castration », autant d’expressions douteuses, mais
soigneusement choisies, qui lorgnent vers un public friand d’anomalies sexuelles
et de créatures extravagantes, auquel on promet de « piquantes anecdotes » ...
D’où nous vient cet accès de pruderie, se
demandera le lecteur ? C’est vrai, après tout, pourquoi se gêneraient-ils ? Non
seulement les castrats sont largement méconnus du grand public, ils ne sont plus
là pour se défendre, mais d’éminents spécialistes avouent leur ignorance,
alors que Fr. Haböck, le seul médecin du
xxe siècle qui ait rencontré Alessandro Moreschi, l’ultime
soprano de la Chapelle Sixtine, ne nous apprend rien sur sa condition physique
!
Comme il est facile de prétexter la disparition du
corps pour mieux oublier le délit, pour laisser courir l’imagination jusqu’aux
limites de l’indécence, de l’insoutenable. Pouvons-nous laisser dire tout et
n’importe quoi sur ces enfants castrés à des fins artistiques ? Allons-nous, par
exemple, tolérer que la nostalgie du belcanto conduise à minimiser, voire
à justifier un crime terriblement humain, n’en déplaise aux lâches qui
s’attendraient à lire « bestial »
?
Comment le corps des castrats était-il perçu et représenté à
l’époque baroque ? Comment cette mutilation pouvait-elle être tolérée ? Les
spectateurs étaient-ils horrifiés ou fascinés ? Pourquoi ? Autant de questions
ouvertes qui donnent le vertige. Nous nous efforcerons d’y apporter un modeste
début de réponse tout en évitant deux écueils, particulièrement redoutables :
l’anachronisme et les généralisations abusives, qui émaillent tant de travaux
sur les castrats.
Aborder un sujet aussi grave en trouvant le ton juste, le
style idoine, ni trop lourd, ni trop détaché, bref, développer une écriture
fluide et agréable à lire, c’est une promesse qui nous semble bien difficile à
tenir : les lignes qui précèdent nous paraissent déjà un rien emportées,
martelées avec peut-être trop d’insistance... De même, tordre le cou à des idées
reçues, ébranler des certitudes sans jamais irriter le lecteur relève
probablement du défi. Ce n’est pas le goût de la polémique ni moins encore celui
du pamphlet qui nous anime, mais la volonté d’approcher au plus près d’une
vérité qui se dérobe sous le foisonnement des légendes et des préjugés. Ce
dossier ne s’intéressera donc pas à la biographie des principaux castrats, à
leur répertoire, au belcanto, autant de sujets longuement développés
ailleurs.
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