Les partisans de la tragédie en musique s’en
donnent à coeur joie lorsqu’il s’agit d’évoquer la mise en en scène et, surtout,
le jeu d’acteur pratiqués dans l’opera seria. Des notions comme l’unité
dramatique ou l’unité de jeu n’ont guère de sens dans des ouvrages où le drame
est subordonné à la musique et où la composition d’un personnage se résume à une
succession d’états d’âmes exprimés par le chant. Les moeurs des théâtres
italiens scandalisent les Français : la grande majorité du public ne suit pas
l’intrigue, boit des sorbets, joue aux cartes ou batifole dans les loges et ne
vient au balcon que pour écouter le grand air du castrat ou de la diva. Sur
scène, une princesse de Babylone affublée d’une invraisemblable robe à panier,
un caniche dans les bras, plaisante avec les spectateurs de premier rang, en
attendant que sa rivale achève son air.
De là à prétendre que tous les chanteurs d’opéra italiens jouent comme des
savates, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par des légions de lullystes
zélés et bornés.
Naturellement, le castrat, bouc émissaire favori
des virils sujets du Roi Louis, reçoit une volée de bois vert supplémentaire.
Les Lumières versent dans la caricature et Rousseau prétend effrontément que ce
sont « les plus maussades acteurs du monde », qu’ils « chantent sans chaleur et
sans passion » et parlent « plus mal que les autres hommes »!
Du reste, qui espère-t-il convaincre en ajoutant que les castrats sont
incapables d’articuler la lettre « R »?
Il faut une bonne dose de naïveté pour croire que les philosophes pensent
alerter l’opinion à propos des méfaits de la castration avec de pareilles
énormités ! A moins que Rousseau ne prenne les Français pour des imbéciles...
Tous les castrats n’étaient pas
non plus, répétons-le, des géants ventripotents
« formés de parties si mal
emmanchées », ils n’avaient pas non plus
nécessairement « au théâtre des
mouvements lourds et si gauches » que le public aurait
préféré renoncer à leur chant pour
« une voix commune dans un corps ordinaire ».
Loin
de ces griefs fantaisistes, Burney, qui fréquente Garrick, le
grand acteur britannique, sait reconnaître le talent dramatique
de Senesino, Carestini ou Guadagni et Richard Steele, éminent
critique du Spectator, généralement hostile à
l’opera seria, note, à propos de Nicolino, que «
chaque membre, chaque doigt contribue au jeu scénique,
à tel point qu’un sourd peut suivre avec lui le sens de
l’action. »[5]
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