Le contre-ut est à l’opéra ce que le double-axel est au patinage artistique – ou la sauce béarnaise à l’entrecôte : qu’il soit spectaculaire, prudent, tendu, fiévreux, maîtrisé, court, trop bas ou trop haut, de poitrine ou de tête, tout droit ou abordé de biais, on l’attend, on le redoute, et toujours, on l’aime ! Un petit aperçu, fatalement incomplet et forcément subjectif.
Birgit Nilsson, La Walkyrie, Richard Wagner
S’il est un sommet dans les épreuves, non exemptes de sadisme, que les compositeurs d’opéras aiment imposer à leurs chanteurs, c’est assurément l’entrée réservée par Richard Wagner à Brünnhilde dans Die Walküre, la première journée du Ring des Nibelungen. En équilibre instable sur le thème de la chevauchée, la soprano, cueillie à froid par le fameux Walkürenruf, doit s’envoler jusqu’au contre-ut, ce qui ne l’absout pas pour autant de trille, saut d’octave et autres effets destinés à illustrer vocalement l’ardeur insolente et joyeuse de la Walkyrie. La critique s’est parfois montrée sévère à l’égard de Birgit Nilsson, jugée dans ce rôle sinon impavide du moins sommaire dans sa manière de dessiner au stylet le portrait de la vierge guerrière. Nul en revanche n’a trouvée à redire sur ses « Hojotoho! » vainqueurs qui, dans cette mise en bouche wagnérienne, percent droit et juste, jusqu’au contre-ut meurtrier. [Christophe Rizoud]
Giuseppe Di Stefano, Faust, Charles Gounod
Nombreux sont les enregistrements de contre-ut à décorner les bœufs par leur volume ou leur tenue, parmi lesquels on citera celui qui conclut « Di quella pira » ou celui d’Arnold à la fin d’« Asile héréditaire » qui permit à Gilbert Duprez de pousser pour la première fois dans l’histoire de l’opéra, cette note en voix de poitrine, sans oublier ceux de Tonio dans La Fille du régiment. Les ténors qui se sont fait une spécialité de cette note emblématique sont légion. Cependant mon choix s’est porté sur un contre-ut moins spectaculaire mais tout aussi époustouflant, celui émis par le jeune Di Stefano à la fin de « Salut demeure chaste et pure » qui s’achève sur un diminuende en voix mixte impeccablement maîtrisé dont l’effet est irrésistible. [Christian Peter]
Rockwell Blake, Marino Faliero, Gaetano Donizetti
En juin 2004, plusieurs rédacteurs de Forumopéra se rendaient à Metz pour entendre Rockwell Blake dans Les Huguenots, Raoul devant être sa dernière prise de rôle. Âgé de 53 ans, le ténor américain ne se mentait pas sur l’imminente fin de sa carrière, qu’il attendait avec le sentiment du devoir accompli. De ses moyens, Rockwell Blake avait une connaissance très impitoyable : l’aspérité de son timbre ne lui était pas inconnue et il savait que l’admiration du public ne se gagnerait que par sa technique époustouflante. Dans ce Marino Faliero datant de 2002, certes, on entend à quel point la voix est devenue blanche, mais surtout on admire l’aisance des vocalises, la maîtrise triomphante du souffle et l’intégrité du registre aigu, lequel culmine par un contre-ut électrisant. [Camille De Rijck]
Montserrat Caballé, Aida, Giuseppe Verdi
On ne compte plus les aigus pianissimo de Montserrat Caballé : ils sont rapidement devenus sa marque de fabrique, quitte à en rajouter même quand le compositeur ne les lui demandait pas ! Avec « O patria mia », force est de reconnaître que c’est Verdi lui-même qui exige un contre-ut PP, rajoutant même en toutes lettres, au cas où : dolce ! Mais dans le célèbre enregistrement de 1974 pour EMI, sous la direction de Riccardo Muti, le miracle tient également à l’incroyable longueur de souffle, qui lui permet de chanter sans respirer une phrase où la plupart de ses consœurs reprennent leur souffle une ou deux fois ! Les amateurs se précipiteront également au finale de son arioso de Liu dans Turandot (« Tanto amore segreto… » – DECCA, 1972), lui aussi d’une longueur de souffle absolument sidérante… [Jean-Jacques Groleau]
Thomas Hampson, ll Barbiere di Siviglia, Gioacchino Rossini
Les sopranos et les ténors qui font un contre-ut, beau, long puissant, c’est toujours impressionnant, mais au fond ce n’est pas rarissime ! Pensant, avec Catulle, que « la victoire aime l’effort », nous pouvons aussi prêter une oreille attentive et bienveillante aux aigus osés par ceux qu’on attend pas dans la stratosphère de l’ambitus humain. Un contre-ut de mezzo-soprano peut être court, ténu et même un peu faux ; il exprimera alors la quintessence de ce qu’exprime un aigu : une tension, une surprise ou une libération, en tout cas ce moment où les vannes s’ouvrent tout grand, libérant des flots cathartiques. Mais que dire, alors, d’un contre-ut de baryton, sinon qu’il s’agit d’une performance qu’on n’entend pas à chaque saison, et qu’elle mérite d’être saluée bien bas ? Parmi les quelques chanteurs à avoir pu tenter l’exploit, Thomas Hampson, ici capté dans sa prime jeunesse, est sans doute l’un des mieux dotés : on admire tout ensemble l’arrogance des moyens, la séduction du timbre et l’inventivité de l’interprète, qui sait décaler l’aigu tant attendu de quelques mesures… à vous de le trouver ! [Clément Taillia]
Fritz Wunderlich, Granada, Agustin Lara
Certes, il faut attendre la toute fin pour savourer le contre-ut, solaire, radieux, libre et décomplexé. Que l’on se rassure, il est là et bien là.
Mais le si bémol donné, d’entrée de jeu, à pleine poitrine, et a cappella, à lui seul permet à Fritz Wunderlich de rafler la mise. Dans la chansonnette napolitaine, répertoire auquel on ne l’associe pas spontanément, lui le Tamino éternel, il se révèle insurpassable, et n’a rien à envier aux matamores latins qui pullulent sur ce créneau. A t-on jamais entendu attaque plus jouissive que ce « Kennt ihr Granada bei Nacht » ? Où trouver des tenues aussi renversantes dans l’aigu, qui n’ont rien à envier, mutatis mutandis, aux « Wälse » de Melchior? Par les temps sombres et angoissants que nous traversons, voici assurément la meilleure des thérapies, le meilleur des antidotes à la morosité. Qu’importent alors la traduction allemande et l’orchestration délicieusement kitsch ! Du soleil, du bonheur, une voix rayonnante et insolente de beauté : voilà ce dont, désespérément, nous avons besoin ! [Julien Marion]
Christine Schäfer, Herzegewächse, Arnold Schönberg
Il est regrettable qu’on ne joue pas plus souvent Herzgewächse de Schönberg. Soyons sincères, c’est surtout la faute du compositeur lui-même. Ecrite pour soprano, célesta, harmonium et harpe, l’œuvre a du mal à se trouver des compagnes de programme, puisqu’on attend encore un arrangement de la scène de la folie de Lucia di Lamermoor pour cet effectif.
Faute aussi à une ligne vocale hallucinante. Le poème de Maeterlinck tiré des Serres chaudes inspire à Schönberg une musique lunaire, où la voix se promène dans un étrange jardin instrumental. A la vue d’un lys, le chant jusqu’ici sobre et précis se fait plus lyrique (mais toujours noté triple-piano). On passe allègrement le cap du contre-ut, puis du contre-ré bémol, du contre-mi bémol, et la pièce culmine sur un contre-fa, quadruple-piano et tenu, sur le mot « mystique », bien sûr.
Considérant le défi de cette miniature d’à peine trois minutes où le contre-ut fait figure de note de passage confortable, peu de sopranes se sont risquées à porter Herzgewächse au disque. Mady Mesplé fait habilement pencher Schönberg du côté de Donizetti, mais c’est à Christine Schäfer que va notre préférence. Son contre-fa est peut-être contre-mi dièse bas, mais quand on est si haut, on ne compte presque plus. Les musiciens de l’Ensemble intercontemporain sous l’inévitable haut patronage de Pierre Boulez enchâssent la chanteuse dans un écrin instrumental tout de plantes diaphanes et maladives. [Alexandre Jamar]
Franco Corelli, extrait…
Le vrai contre-ut n’est pas une note esquissée en passant. Ce n’est pas un geste vocal longuement préparé. Ce n’est pas une prouesse athlétique. Le vrai contre-ut est une note venue d’ailleurs. C’est l’énergie du cosmos soudain concentrée en un son. Et ce son vous vrille les nerfs du sommet du crâne à la plante des pieds. Ce bref extrait l’atteste : le contre-ut est le miracle d’une voix qui se laisse traverser par on ne sait quelle transe, qui immédiatement vous gagne et vous rend dépendant comme une drogue dure. Ne me dites pas que vous ne réécouterez pas ces quelques secondes…quoi? Dix, vingt, cent fois? [Sylvain Fort]
Nicolai Gedda, Guillaume Tell, Gioacchino Rossini
En matière de contre-ut, la puissance et la durée ne sont pas les seuls éléments du spectacle. Il y a aussi la quantité ! Les neuf contre-ut de Tonio dans le « Ah mes amis quel jour de fête ! » de la Fille du Régiment en sont un bel exemple. Parfois ces exploits passent scandaleusement inaperçus : il en est ainsi du rôle d’Arnold dans Guillaume Tell, surnommé « le tombeau des ténors » à cause des ses multiples suraigus : selon certains spécialistes, 2 ut-dièse, 28 contre-ut et un nombre hallucinant de si naturels ou bémol. Ecoutons ici les 8 contre-ut de l’exceptionnel Nicolai Gedda dans la grande scène qui ouvre l’acte IV (à 3.07, 4.10, 4.15, 5.30, 5.35, 5.59, 6.25 et 6.38). Le dernier aigu dure même près de 10 secondes ! [Jean Michel Pennetier]
Bruno de Sà, Polifemo, Giovanni Battista Bononcini
A des années-lumières des contre-ut de poitrine d’un ténor, Bruno de Sà s’envole vers l’éther et frôle le contre-ut des sopranos avec un Si 5 proprement inouï: à notre connaissance, aucun homme n’avait encore atteint de telles cimes en conservant cette pureté et cette douceur d’émission. En outre, l’interprète est touché par la grâce et les inflexions infiniment tristes du tendre Acis achèvent de nous désarmer. [Bernard Schreuders]