Stéphane Heaume écrivait pour l’opéra avant même d’être romancier. Son dernier ouvrage, Le Contemplateur (Editions Anne Carrière), a été sélectionné par le jury du prix Mac Orlan et par celui du prix des Deux Magots.
Comment écrit-on des textes pour une musique ?
Il y a eu plusieurs cas de figure. Le texte est toujours écrit avant la musique, mais l’idée, le thème du texte peuvent naître d’événements très divers. Pour la Valse désarticulée, par exemple, créée au Théâtre du Lierre en juin 2007, c’est Thierry Escaich qui m’a appelé en me disant : « Voilà, il faudrait une histoire qui a un rapport avec Paris ou qui chante Paris, un peu dans l’esprit des années 30 ». Alors, j’ai repris le thème du Doppelgänger de Schubert, en l’inversant : c’est une morte qui observe depuis la verrière de son atelier de Montmartre son ancien amant infidèle la supplier de lui ouvrir sa porte tout en dansant sur les pavés d’une petite place en contrebas ; mais il ignore qu’elle est morte. C’est un fantôme qui chante, et j’aimais cette idée. Et puis, Thierry a composé avec toute liberté pour répéter certaines phrases, certains mots, les déplacer, pour que la matière texte épouse les rythmes haletants, fulgurants de sa musique.
Pour Le Voyage écarlate, créé par Jean-François Heisser et Didier Henry à la Péniche Opéra, c’est Didier qui m’avait demandé d’écrire un texte, sans thème précis. À l’époque, nous avions chacun perdu un être cher ; lui, son père – que je connaissais bien – et moi, un ami âgé qui longtemps avait représenté la figure du père idéal. J’ai donc conçu un cycle de 5 mélodies racontant l’histoire d’un jeune homme qui prend place dans le compartiment d’un vieux train type Orient-Express ; un vieil homme dort en face de lui, très pâle. Des photos s’échappent de son manteau. Le jeune homme les regarde et comprend que c’est son père mort. Pour ce cycle, Richard Dubugnon a composé une musique pour la voix de Didier Henry – dont il connaissait bien la tessiture de baryton-martin. Nous avons fait peu de modifications dans le texte. C’est une belle musique, dramatique, très « opéra de chambre ». Le cycle a été repris au Festival d’Aix.
En dehors de la musique contemporaine, quels sont vos compositeurs de prédilection et celui avec lequel auriez-vous aimé collaborer ?
Difficile d’évoquer tous ceux que j’aime ; ce qui est certain, c’est qu’avec le temps, mon oreille a accueilli des œuvres qu’il y a vingt ans je trouvais difficiles. Pour ce qui est de l’opéra, je grimaçais lorsque j’écoutais, par exemple, Britten ou Janáček. Aujourd’hui, ils font partie de mon « tapis sonore » quotidien, bien davantage que Verdi ou Puccini dont j’adorais la musique à vingt ans ! Ce qui m’attire chez un compositeur, c’est l’efficacité de sa musique, la façon dont sa partition sert le drame. Il existe de « beaux » opéras, mais qui ne fonctionnent pas parce que le livret est ennuyeux. Je pense par exemple aux Oiseaux de Braünfels, ou même à Butterfly, alors que dans les deux cas la musique est admirable.
Si je devais emporter cinq opéras sur une île, ce serait Tristan, La femme sans ombre, Peter Grimes, Le voyage à Reims et Otello. Et puis un bonus, La Fanciulla del West, quand même – ça, c’est mon côté kitsch. J’avoue, tant pis. Quant à la musique symphonique et de chambre, impossible de faire un choix. Bach, Berlioz, Brahms, Dvoràk, Liszt, Mahler, Poulenc, Prokofiev, Schubert, Tchaïkovski sont pour moi des blocs insécables. Il faudra hélas que je fasse également une croix sur mes « chouchous » : les « post-romantiques » (Schreker, Korngold, Stephan, Krenek et les autres), l’opérette britannique (Gilbert&Sullivan), viennoise (Kálmán, Lehár) et française (Offenbach), et puis les comédies musicales américaines (Bernstein, Porter et Sondheim en tête).
Pour ce qui est de la collaboration avec un compositeur : Benjamin Britten, sans aucun doute. Me plaisent chez lui son sens aigu du drame et la façon très mesurée dont il orchestre. Il n’y a rien de trop. Parfois très économe, puis soudain d’une grande générosité symphonique mais sans que cela soit gratuit. Et puis les thèmes abordés, bien sûr. Ses choix de livrets au texte resserré, qui ne dit que très peu, montrent à quel point il « savait » : toute la puissance de sa dramaturgie vient de l’espace qu’il laisse entre les mots à double-fond et la musique jamais « illustrative » qui tisse la partition. Voyez Le Tour d’Ecrou, Billy Budd ou Le Viol de Lucrèce. C’est un traitement à contre-jour, subtil, jamais vulgaire. Et c’est finalement une très grande liberté qu’il offre au spectateur : celle de pouvoir s’approprier la véritable histoire se déroulant dans le « hors champ » laissé par Britten, dans cet interstice intime que ni les mots ni la musique ne montrent mais suggèrent. Je ne vois pas d’autres compositeurs qui soient parvenus à un tel degré de « mystère » à l’opéra. Janáček, peut-être, dans Makropoulos et De la maison des morts…
L’opéra influence-t-il votre écriture romanesque ?
Oui, l’influence est devenue comme naturelle. Lorsque j’ai habité New York, j’ai vécu dans un bain d’opéra continu, presque chaque soir, pendant des années, grâce à la grande générosité d’un des patrons du Metropolitan Opera. Tout dans ma vie était alors musique, mise en scène, productions. Les décors certes poussiéreux mais réalistes du Met ont réveillé la fibre de l’architecte – une fibre très familiale sur plusieurs générations. Du coup, la vision du décor et des bâtiments tient une place très importante dans mon travail. Pour le reste, j’avoue un penchant pour le romantisme que l’audition d’opéras n’arrange pas, mais enfin, c’est comme ça. En revanche, je n’écoute aucune musique en écrivant, ni ne pense à un opéra en particulier lorsque je construis mes romans. Il ne faut pas chercher à reproduire, c’est impossible. On ne peut que saisir une « couleur », une tonalité que les mots ont parfois bien du mal à rendre. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de travailler avec un vocabulaire que le temps a parfois détourné, émoussé. Rendre aux mots leur force première. Voilà le pari. C’est très difficile. Plus jeune, j’ai essayé d’écrire un chapitre en écoutant un passage musical très dramatique (c’était un acte de Simon Boccanegra) ; je me disais que le texte serait forcément à la hauteur de la musique. En relisant les pages sans écouter cette musique, j’ai dû admettre que c’était lamentable, pauvre. Depuis, discipline : le silence.
Si l’un de vos romans devaient être transformé en livret d’opéra, lequel choisiriez-vous ?
Le Clos Lothar, mon premier roman, pourrait à la rigueur être adapté. Un huis clos dans un galion échoué au milieu de vignes dont le raisin donne de l’encre. Un refuge pour deux artistes, le danseur Lothar et l’écrivain Baptiste, traqués par un régime totalitaire qui a interdit toute forme d’expression artistique. Les retrouvailles de deux hommes dans la neige et la solitude des sentiments. La jalousie d’une gitane délaissée, Claude, qui sombre dans le suicide. Un despote manipulateur, le prince Sterpu, qui brise les jambes des danseurs ; sa vieille épouse déjantée mais bienfaisante, Madame de Frontval ; deux figures de guide spirituel : le libraire Armadèle et le gitan Mahdius, qui conduisent nos protagonistes à un salut discutable… Oui, je crois que l’on pourrait en tirer quelque chose. Une scène impossible à réaliser, en revanche : la bataille avec les loups ; il faudrait trouver une astuce. Là-dessus, une musique modale. Je pense évidemment à Thierry Escaich. Nos univers sont proches, tourmentés, denses, et parviennent rarement à une résolution. Nous avons un projet d’opéra ensemble, mais sur un livret original. Nous en parlons depuis longtemps. Côté chanteurs, une distribution idéale pour Le Clos Lothar, pêle-mêle et qui se moque du temps :
Baptiste, heldentenor – Fritz Wünderlich
Lothar, baryton-basse – José van Dam
Madame de Frontval, soprano lyrique – Renata Tebaldi
Claude, mezzo-soprano dramatique – Grace Bumbry
Le prince Sterpu, basse – Nicolaï Ghiaurov
Le libraire Armadèle / le gitan Mahdius, baryton – James Morris
La petite gitane, rôle muet – Sumi Jo (je blague)
Les hommes de la Présidence, chœur d’hommes
En toute simplicité…
Alors finalement l’opéra, « prima le parole o la musica » ?
Primo il publico.
Propos recueillis par Christophe RIZOUD