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7 mai 1824 : embrassez-vous, millions !

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Actualité
7 mai 2024
« Le meilleur de moi-même, je le dois à Beethoven. Et je pense que des milliers d’humbles gens, dans tous les pays, lui doivent, comme moi, la consolation, la force vitale (…). Il est le symbole rayonnant de la réconciliation de l’Europe, de la fraternité humaine » (Romain Rolland, au moment du centenaire de la mort de Beethoven, 1927)

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Détails

Automne 1792. La vie de Ludwig van Beethoven prend un tournant décisif et, chez lui, à Bonn, c’est l’effervescence. Le voilà en effet qui va partir pour Vienne, afin d’y perfectionner son art auprès du compositeur le plus prestigieux d’Europe depuis la mort de Mozart : Joseph Haydn. Ce dernier, rentrant de son premier séjour londonien, avait fait halte à Bonn au mois de juillet précédent. Il avait rencontré la société musicale de la ville et, à l’instigation du comte Ferdinand von Waldstein, lui-même viennois, mécène de Beethoven, celui-ci avait pu lui présenter quelques-unes de ses partitions, dont sans doute l’une des cantates composées pour Léopold II ou Joseph II. Au moment de repartir pour Vienne, Haydn avait suggéré à Waldstein de faire venir Beethoven auprès de lui pour lui donner des leçons de composition. On avait obtenu l’accord de l’Archevêque-Électeur de Cologne, Max-Franz d’Autriche, à la Cour duquel Beethoven était alors organiste adjoint. Mieux : Max-Franz avait accepté de payer le voyage, le séjour et de maintenir la pension du jeune homme. Cela montre dans quelle estime ce dernier était tenu à Bonn. C’est à l’occasion de ce départ que Waldstein lui avait écrit dans un album où ses amis pouvaient laisser un témoignage, ce mot resté fameux : `

« Cher Beethoven, vous allez à Vienne pour réaliser un souhait depuis longtemps exprimé : le génie de Mozart est encore en deuil et pleure la mort de son disciple. En l’inépuisable Haydn il trouve un refuge mais non une occupation ; par lui, il désire encore s’unir à quelqu’un. Par une application incessante, recevez des mains de Haydn l’esprit de Mozart ».

Le comte Waldstein

Beethoven dit donc adieu à ses amis, parmi lesquels figure un professeur de droit nouvellement arrivé à Bonn, Ludwig Fischenich. Ce jeune homme, à peine plus âgé que le musicien, est un intime du grand poète Friedrich Schiller. Quelques semaines après le départ de Beethoven, Fischenich écrit donc à Charlotte von Lengefeld, l’épouse de Schiller. Il joint à sa lettre une partition et mentionne :

« Je vous envoie la composition de la Feuerfarbe – l’un des lieder composés par Beethoven les années précédentes sur un poème d’une autre amie de Schiller – et désirerais avoir votre opinion là-dessus. Elle est d’un jeune homme d’ici, dont les talents musicaux deviendront universellement célèbres (…) Il veut aussi mettre en musique la Joie de Schiller, et même toutes les strophes. J’en attends quelque chose de parfait ; car, pour autant que je le connais, il est tout à fait porté au grand et au sublime ».

Si ce n’est pas de la prophétie …

Schiller par Graff, au moment de la composition de son poème l’Ode à la Joie

En effet, Beethoven avait adoré ce poème, témoin d’un retour de Schiller à une forme d’optimisme et de foi en l’humanité après une période difficile de sa vie et qui avait été publié en 1786. Il avait eu beaucoup de succès, et ce bien que Schiller ait ensuite quelque peu désavoué une œuvre que sa popularité lui rendait soudain odieuse.

Quoi qu’il en soit, dans la tête garnie jusqu’au moindre recoin de projets, d’idées et de thèmes de Beethoven, la volonté de mettre en musique un poème qui l’avait frappé par sa lumière, son élan, par l’écho qu’il donnait à sa propre vision de l’Humanité, sera un fil rouge de sa vie, dont la matérialisation variera avec le temps, témoin des hésitations du compositeur, qui tourne longtemps autour de l’Ode, sans parvenir à se fixer, comme intimidé. Il le dira d’ailleurs à son ami et collègue Czerny :

« Les poésies de Schiller sont extrêmement difficiles pour le musicien. Il doit s’avoir s’élever loin au-dessus du poète : qui le peut avec Schiller ? Goethe est bien plus facile ! ».

Au tournant du siècle, il trouve ainsi des thèmes musicaux pour certains vers de l’Ode : d’abord pour « muss ein lieber Vater wohnen », puis pour « wer ein holdes Weib errungen », qui ne changeront presque pas 20 ans plus tard.

C’est en 1812 que les choses commencent à prendre une nouvelle dimension. Comme il l’avait fait pour les 4, 5 et 6è symphonies, composées ensemble, il envisage de faire un nouveau trio de symphonies et l’annonce à son éditeur Breitkopf et Härtel. Les 7 et 8e sont donc écrites elles aussi au même moment entre 1811 et 1812. Pour le troisième volet, il songe à une œuvre plus monumentale, qui réunirait sociétés philharmoniques et sociétés chorales. Dans ses notes, il écrit : « Symphonie en ré mineur : troisième symphonie ». On sait que la 9e sera bien dans cette tonalité.)

Pendant l’été 1812, un troisième thème musical vient justement s’ajouter aux précédents pour les deux premiers vers du poème ; mais il pense d’abord à une ouverture. Puis tout s’arrête. Le compositeur traverse une crise personnelle profonde. Il a des ennuis d’argent, des procès avec des puissants – en particulier le prince Lobkovitz – des soucis de santé dont il se lamente dans ses lettres. Au procureur Varenna, il écrit ainsi à la fin 1812 :

« Ma santé n’est pas des meilleures et, sans que je l’aie mérité, ma situation par ailleurs est plus malheureuse que jamais dans ma vie ».

Il n’arrive plus à écrire, semble comme asséché. Bien sûr, on peut émettre l’hypothèse que sa surdité, alors devenue totale, l’accable : on le serait à moins. Sa solitude, aussi, lui pèse. Tant d’amour à donner et tant de vide pourtant : ses trois fameuses lettres à l’Immortelle (et énigmatique) bien-aimée datent de juillet et d’une cure à Teplitz qui ne lui a apporté aucun soulagement.

Lettre à l’immortelle bien aimée

Pour sa future nouvelle symphonie, plus rien ne vient avant 1817. Le 9 juillet, il répond à son ami Ferdinand Ries, qui lui avait fait part un mois auparavant de l’invitation de la Société philharmonique de Londres et de la commande, à cette occasion, de deux symphonies. En retour, Beethoven indique commencer à travailler à ces dernières pour le mois de janvier 1818, date à laquelle il se rendrait à Londres.  

Mais, malade, à nouveau déprimé, Beethoven n’honorera ni la commande, ni le voyage, qu’il ne cessera de repousser ensuite.

C’est pourtant en 1818 que se produit un nouveau tournant. Il écrit sur une feuille d’esquisse une nouvelle idée :

« Adagio-cantique. Chant religieux pour une symphonie dans les anciens modes – Seigneur Dieu nous te louons – Alleluja ! – Soit d’une façon indépendante, soit comme introduction à une fugue. Cette symphonie pourrait être caractérisée par l’entrée des voix dans le finale ou déjà dans l’adagio. Les violons de l’orchestre etc. à décupler pour les derniers mouvements ; les voix à faire entrer une par une ; ou bien répéter en quelque sorte l’adagio dans les derniers mouvements. Dans l’adagio, le texte sera un mythe grec, un cantique ecclésiastique. Dans l’allegro, fête à Bacchus ».

La référence à l’Ode à la Joie n’apparaît plus, mais le concept pour la symphonie se dessine alors clairement.

Tout s’interrompt à nouveau jusqu’en 1822. Il reprend alors l’idée des deux symphonies, dont l’une serait destinée à la Société philharmonique de Londres, décidément insistante. Pour l’autre, Beethoven évoque une « symphonie allemande » dont la fin intégrerait un chœur et une « musique turque » et donc des percussions caractéristiques (cymbales et triangle en particulier). À l’été, c’est le retour de l’Ode à la Joie : Beethoven rassemble les thèmes déjà trouvés bien des années auparavant et les réunit, créant l’Hymne à la Joie. A la fin de l’année, il décide que le fameux chant choral supposé clôturer sa future 10e symphonie sera bien le poème de Schiller, tandis que la 9e se conclura de façon instrumentale. Le plan définitif de la symphonie s’établit sur ces bases et jusqu’à l’été 1823, il s’attèle aux trois premiers mouvements.  Il en termine deux et esquisse le troisième.

C’est en octobre 1823 qu’il décide que le chœur final de la 9e symphonie (et non plus la 10e) sera l’Hymne à la Joie. La partition est achevée au mois de février suivant. L’ensemble réunit les esquisses précitées et en ajoute d’autres, disséminées dans les différents cahiers laissés par le compositeur, en particulier dans les années 1815, 1816 et 1817.

Fascinantes, les esquisses de Beethoven pour le début du fameux finale permettent de comprendre comment il cherche à établir une sorte de synthèse des mouvements précédents en y faisant référence et en commentant comme s’il parlait à sa partition : « Non, cela nous rappelle trop notre désespoir / Aujourd’hui, c’est jour de fête, il faut le fêter en chantant / Oh non, pas cela, je veux autre chose / Celui-là non plus, il n’est pas meilleur, seulement un peu plus gai… ». Et, sous le mot « Freude », il inscrit : « Ha ! C’est cela ! Il est trouvé : Joie ! ».

Il cherche ensuite, apparemment longuement, un moyen d’introduire le poème. Son ami Schindler raconte :

« Un jour, il cria en entrant dans la chambre : « Je l’ai ! Je l’ai ! » Là-dessus, il me présenta le cahier d’esquisses où il avait noté : laissez-nous chanter le lied de l’immortel Schiller ! ». Puis il remplace cette étrange introduction par cette phrase : « O Freunde ! Nicht diese Töne ! Sondern lasst uns angenehmere anstimmen und freundenvollere ! Ô amis ! Pas sur ce ton ! Chantons plutôt un chant plus agréable et plus Joyeux ! ».

Ne cherchez d’ailleurs pas dans le finale le texte de l’Ode de Schiller in extenso : Beethoven en fait des coupés-collés, changeant l’ordre, choisissant vers et mots, à partir de la dernière version du poème, que Schiller a lui-même plusieurs fois corrigé.

Beethoven (lithographie de 1824)

Alors qu’il a achevé sa symphonie, son projet ancien de partir s’établir en Angleterre renaît et dans le même temps, Berlin lui propose de créer ses dernières œuvres. Dès lors, comme lorsqu’il avait fait mine 15 ans auparavant de quitter Vienne pour se mettre au service de Jérôme Bonaparte alors roi de Westphalie, la société viennoise se ligue pour garder auprès d’elle son génie. Trente éminents membres de la noblesse et de la vie culturelle viennoise, parmi lesquels Moscheles, Czerny, Diabelli, le prince Lichnovski ou l’éditeur Artaria, lui adressent une longue lettre remplie de louanges et l’incitant à présenter sans plus tarder ses nouvelles partitions. La missive produit son petit effet :

«  Je le trouvai, écrit Schindler dans ses souvenirs (parfois un peu enjolivés), l’Adresse à la main. Il me raconta ce qui s’était passé et me remit la feuille avec une émotion contenue qui prouvait assez combien la chose l’avait touché ».

Plaque au 5 de l’Ungargasse à Vienne, où Beethoven acheva sa symphonie

On décide alors que la symphonie serait bien créée à Vienne. Reste à savoir où et comment. L’impresario du théâtre An der Wien, le comte Palfy, tire le premier. Il offre quasiment pour rien d’abriter le concert, à la condition de garder les chefs d’orchestre titulaires du théâtre pour le diriger. Mais Beethoven ne supporte pas d’autre chef que Michael Umlauf, qui avait créé Fidelio dix ans auparavant ; avec Ignaz Schuppanzigh comme premier violon solo, en véritable patron de l’orchestre. Il préfère donc aller dans une salle plus petite et avec des conditions financières beaucoup plus dures pour garder ces deux-là : ce sera le Théâtre de la Porte de Carinthie (Theater Am Kärntnerthor, aujourd’hui disparu et remplacé par l’actuel Hôtel Sacher).

Agacé par l’empressement de ses amis à tout régenter, il menace de ne plus rien organiser du tout et se fâche : « Ne venez plus me voir avant que je ne vous fasse appeler. Pas de concert » écrit-il sèchement à Schindler. Il leur faut des trésors de patience et de précautions pour retrouver la confiance d’un maître « cuit, bouilli et rôti » après ces péripéties.

Lorsque les répétitions commencent, les deux solistes féminines retenues, Karoline Unger et Henriette Sontag, se plaignent de leur partie, qu’elles jugent trop difficile. Beethoven refuse de modifier quoi que ce soit, tout comme il fait tourner en bourriques Umlauf et Schuppanzigh, qui ne comprennent pas ce qu’il attend d’eux en termes de tempo. Il est donc convenu que Beethoven superviserait lui-même la direction du tout, aux côtés de Umlauf, pour lui donner le tempo souhaité.

Pour le programme du concert, on prévoit d’intégrer la Missa Solemnis, créée quelques jours auparavant. Patatras, la censure, jamais bien loin, refuse qu’on exécute une messe pendant un concert dans un théâtre et les autorités religieuses protestent vivement. On s’accorde sur trois extraits (le Kyrie, le Credo et l’Agnus Dei), auxquels on donne le nom d’Hymnes. On entendra également une ouverture (celle de la Consécration de la maison), outre les trois Hymnes et la symphonie.

Puis on s’écharpe à nouveau sur le format et le contenu de l’affiche annonçant le concert. Un accord est trouvé sur celle que vous voyez ci-dessous :

Affiche imprimée pour le concert du 7 mai 1824

Le prestigieux Musikverein de Vienne renforce par ailleurs le chœur du théâtre et les parties de ténor et de basse sont confiées à Anton Haizinger et Joseph Seipelt. Il n’y aura que deux répétitions, de quoi faire craindre le pire.

Ce 7 mai 1824, tout est néanmoins prêt. Il n’y a plus une place libre. Tout est plein à craquer, sauf la loge impériale. Il est incontestable que le sentiment de vivre un moment historique étreint les spectateurs : la 8esymphonie avait été créée dix ans auparavant. L’ambiance est électrique. Le scherzo déchaine des acclamations qui empêchent l’orchestre de poursuivre. Schindler raconte que, l’étiquette des théâtres impériaux ne prévoyant pas plus de trois séries d’applaudissements, le commissaire de police s’était vu contraint d’intervenir en constatant que le scherzo en suscitait jusqu’à cinq.

Le théâtre Am Kärntnerthor

Le concert se poursuit dans la même fièvre. Beethoven, assis près de Umlauf, tourne les pages de sa partition, impassible et en retard sur l’orchestre : il n’entend absolument rien. Sitôt le tout dernier accord retenti, la salle explose littéralement. Voyant que le compositeur reste le dos tourné au public, continuant à feuilleter sa partition, Karoline Unger le prend par les épaules et l’oblige à se tourner pour constater le délire qu’il vient de déclencher. Ému, Beethoven s’incline sous les acclamations.

Ce concert, pourtant, ne lui rapportera presque rien au regard de ce qu’il a coûté et un second concert, le 23 mai, ne réunira que peu de spectateurs. Les jours qui suivent sont mornes, Beethoven est sombre, renfrogné. Il se brouille avec Schindler. La page est tournée comme si on ne venait pas de créer l’un des plus grands chefs d’œuvre de l’histoire de la musique.

Dans son essai À travers chants, Hector Berlioz écrira plus tard : « Quoi qu’il en soit, quand Beethoven, en terminant son œuvre, considéra les majestueuses dimensions du monument qu’il venait d’élever, il dut se dire : “Vienne la mort maintenant, ma tâche est accomplie.” ». Il lui restait de fait trois ans à vivre.

La partition sera publiée par Schott en 1826, avec une dédicace au roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III.

Beethoven achève ainsi par un monument sa production symphonique, la 10e étant restée sous forme d’esquisses. L’aboutissement d’un processus prodigieux qui fera dire à Hugo : « Ces symphonies éblouissantes, tendres, délicates et profondes, ces merveilles d’harmonie, ces irradiations sonores de la note et du chant sortent d’une tête dont l’oreille est morte. Il semble qu’on voie un dieu aveugle créer des soleils »

Mais quel extrait choisir ? Les interprétations sont légion, et beaucoup sont légendaires. Au-delà de cette Joie profonde qu’elle distille dans son finale, dans sa progression même, la 9e est devenue un symbole d’humanisme, de fraternité, un message d’espoir livré au monde. C’est ce message qui a conduit à faire en 1972 de l’Hymne à la Joie, arrangé par un Karajan plus commerçant que musicien, l’hymne européen. Alors, pour cette seule raison, pour tout ce qu’elle représente d’espoir et de paix, j’ai choisi une version terriblement contestée, notamment quant aux choix effectués par le chef en termes de tempo justement, et même considérée comme très inférieure à de nombreuses autres. Mais son souvenir est encore cher au cœur de ceux qui ont connu cette période de grands espoirs dans un monde meilleur : le fameux concert de Noël 1989 à Berlin, où, à la tête de musiciens venant de l’Est comme de l’Ouest , Leonard Bernstein, au comble de l’émotion, remplaçait dans la partition le mot « Joie » par le mot « Liberté » et envoyait à son tour un baiser au monde entier.

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