Après L’Amour des trois oranges en 1990 et Guerre et paix en 2000, L’Avant-Scène Opéra s’enrichit d’un nouveau numéro consacré à Prokofiev, en prévision des représentations de L’Ange de feu données à Lyon à partir du 11 octobre.
Symboliste, Prokofiev ?
En 1907 par le poète Valéri Iakovlevitch Brioussov (1873-1924, portrait ci-contre) publie un roman intitulé L’Ange de feu. Traducteur de Maeterlinck, spécialiste de l’Antiquité gréco-romaine (citons notamment son roman historique L’Autel de la victoire), féru d’occultisme et de magie noire, Brioussov y raconte à la première personne l’histoire du chevalier Ruprecht et de Renata, située à Cologne en 1534. Il s’agit aussi d’un roman à clef, qui évoque la relation tumultueuse entre le poète Andreï Biély et Nina Petrovskaïa, égérie du mouvement symboliste, Brioussov étant lui-même présent sous les traits de l’alchimiste Agrippa von Nettesheim. Serge Prokofiev découvre ce texte en décembre 1919, et envisage aussitôt d’en tirer un opéra, dont il rédige lui-même le livret. Selon Laetitia Le Guay, biographe de Prokofiev pour Actes Sud et auteur d’un des articles du numéro de L’Avant-Scène Opéra, « L’Ange de feu situe assurément le compositeur dans le symbolisme russe, un symbolisme qu’il revisite dans un mélange spécifique de violence amoureuse et fantasmatique, d’ironie et de lyrisme ». Par ailleurs, les vers du poète symboliste russe de Constantin Balmont inspirent plusieurs mélodies à Prokofiev, jusqu’à sa traduction du texte babylonien, point de départ de la cantate Sept, ils sont sept.
Mystique, Prokofiev ?
Au moment où il conçoit son livret, Prokofiev assiste à New York à une représentation de Suor Angelica, et comme le deuxième volet du triptyque puccinien, L’Ange de feu se déroule (en partie) dans un couvent. Bien qu’agnostique, le compositeur est attiré par les superstitions et par les religions les plus archaïques, qui ont inspiré à Stravinsky son Sacre du printemps. Il s’intéresse également à diverses formes de spiritualité comme l’anthroposophie, la Science chrétienne et l’exégèse de la Kabale. L’héroïne de Brioussov, Renata, est depuis l’enfance visitée par un être surnaturel, Madiel, dont Marie-Aude Roux montre dans son article qu’il tient autant de l’ange de lumière vu dans son extase par sainte Thérèse d’Avila que des démons corrupteurs des cas de possession. Le cas Renata va bien au-delà de la simple hystérie qui caractérise sœur Jeanne-Marie des Anges, personnage des Diables de Loudun de Penderecki (1969). L’Ange de feu confère à Renata un pouvoir thaumaturgique, mais elle aspire à l’union charnelle avec lui. Repentie, Renata est prête à entrer au couvent, cadre qui devrait lui permettre de triompher de sa lutte contre le Mal, mais elle finit par reconnaître Lucifer en Madiel. Après une tentative d’exorcisme, l’inquisiteur la destine donc au bûcher.
Alchimiste, Prokofiev ?
Avant d’en arriver là, Renata aura tenté, avec l’aide du chevalier Ruprecht, de trouver une solution dans la magie noire, la voyance, les écrits cabalistiques et la sorcellerie. Dans L’Ange de feu, même si Prokofiev a considérablement réduit leur rôle, on rencontre notamment le couple ô combien opératique que forment Faust et Méphistophélès. Historiquement, c’est vraisemblable puisque le véritable docteur Faust est mort en 1540. Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim (1486-1535, portrait en tête de paragraphe) est un des maîtres de l’occultisme, qui explique comment invoquer les esprits. Johann Weyer (1515-1588) propose, lui, une distinction entre les magiciens « réellement » au service du diable et les pauvres femmes accusées de sorcellerie, victimes d’une illusion psychique et physiologique. Tous ces personnages historiques apparaissent à un moment ou à un autre dans l’opéra, mais Prokofiev n’est pas dupe, et son Méphisto qui avale et recrache des enfants relève plutôt du grand-guignol.
Expressionniste, Prokofiev ?
Prokofiev écrit son opéra à la même que Berg compose Wozzeck. Ce qui frappe dans la partition de L’Ange de feu, c’est son caractère souvent paroxystique, son emploi régulier de l’ostinato, pour un résultat d’une hardiesse qui n’a alors encore que peu d’équivalents. Le langage musical employé, explique André Lischke, responsable du Guide d’écoute pour L’Avant-Scène Opéra, « évolue entre l’attraction vers une tonalité élargie, l’atonalisme prédominant, occasionnellement la polytonalité » sans exclure « des retours à un pur diatonisme tonal ou modal ». Renata est, selon Marie-Aude Roux, « un rôle aussi ardu et plus long que celui de Turandot, plus hystérique que celui de Salomé ».
Indécis, Prokofiev ?
Dès janvier 1920, Prokofiev présente son projet au Metropolitan Opera. Le 1er avril, il joue quelques extraits de sa partition inachevée devant un jury de six chefs d’orchestre. Le verdict est défavorable, mais le succès remporté par L’Amour des trois oranges, créé à Chicago le 30 décembre 1921, incite Mary Garden à envisager un temps d’y produire L’Ange de feu. Une première version de la partition est terminée en Europe en janvier 1923. Au printemps 1924, Jacques Hébertot, directeur du Théâtre des Champs-Elysées, se déclare intéressé : enthousiasmé par la musique, le chef Albert Wolff propose de programmer l’œuvre mais Prokofiev a des exigences financières trop lourdes, et Hébertot perd tous les fonds qui lui venaient de sa maîtresse, ayant été surpris dans ses bras par le mari de celle-ci. En 1925, Prokofiev laisse passer l’occasion de monter L’Ange de feu à Cologne, préférant une possible création à Berlin, mais le projet échoue faute de partition définitive. Le compositeur se résigne à tirer une suite de son opéra : ce sera sa Troisième Symphonie, qu’il considère comme une « paraphrase » de L’Ange de feu. En juin 1928, Serge Koussevitsky donne le deuxième acte en concert au Théâtre des Champs-Elysées, mais Prokofiev ne s’intéresse plus à cette partition, préférant soutenir Le Joueur et L’Amour des trois oranges. Il faudra attendre le 25 novembre 1954 – un an après la mort du compositeur – pour qu’ait lieu, également en concert, et dans ce même TCE, la création intégrale de l’œuvre, mais en français. L’année suivante vient la création scénique, à Venise, en italien. L’original russe n’est donné qu’en 1987, à Perm, puis, hors de Russie, à Genève en 1988.