Economiste et essayiste, auteur de plusieurs ouvrages de référence en économie intervenant régulièrement dans le débat public, Nicolas Bouzou a depuis quelques mois laissé découvrir à ses lecteurs son autre passion, la musique. Il a en effet écrit plusieurs billets, sur Liszt et Wagner entre autres et fait une belle part à l’art et à la musique dans son dernier ouvrage, L’Innovation Sauvera le Monde.
On vous connaissait économiste, on vous découvre mélomane. Pourquoi ces billets sur Liszt et Wagner ?
J’ai toujours trouvé que dans l’art, au-delà de la musique, l’histoire économique était peu utilisée comme moyen d’explication. Il n’y a jamais rien sur le contexte économique dans les anthologies sur l’art, à quelques exceptions près comme Georges Duby mais il n’était pas un historien de l’art et a plus écrit sur l’architecture médiévale que sur la musique ! Or ce contexte économique est très éclairant sur des compositeurs tels que Liszt Wagner Mozart Beethoven ou Rossini. Une « histoire matérialiste de la musique » permettrait de comprendre plus en profondeur le processus créatif et même les caractéristiques de la musique d’une époque. C’est avec cette idée en tête que j’ai écrit ces petites variations sur Liszt et Wagner cet été dans l’esprit des travaux de Norbert Elias sur Mozart. L’historien britannique Tim Blanning avait amorcé avec brio une réflexion de ce type dans son ouvrage The Triumph of Music mais, à ma connaissance, il n’a pas creusé ce sillon.
Etes-vous musicien ?
Je viens d’une famille mélomane : mon père écrivait des chansons quand il était jeune, mon parrain était musicien. J’ai pris des cours de piano très tôt et continue d’en jouer encore aujourd’hui. Quand je suis à Paris, ce qui est malheureusement rare, je prends également des cours de chant, mais pas lyrique, car j’aime et écoute 2 types de musique : classique et pop. Je crois d’ailleurs n’avoir qu’un seul grand regret dans la vie, j’aurais voulu être un chanteur pop. Quant à la composition, je me lancerai ces prochaines années mais j’ai besoin de temps pour cela car je veux le faire sérieusement. Ce n’est pas incohérent avec une vie intellectuelle. Après tout Rousseau et Nietzsche étaient également compositeurs. Et, en écoutant la BBC, je viens d’apprendre que le philosophe anglais Roger Scruton avait écrit un opéra.
In fine, si j’interviens comme économiste dans le débat public à la télévision, à la radio, ou en donnant de nombreuses conférences, c’est aussi un substitut au fait de ne pas être un artiste, la Musique étant l’une des choses qui compte le plus dans ma vie. Politique, économie, musique, amour des femmes, des enfants, des parents, tout ceci a une cohérence d’ensemble : le combat de ma vie, c’est de démontrer que, dans cette première partie du 21 siècle, le progrès humain est encore possible et que l’Europe peut être le continent du progrès où j’entends par progrès une sorte d’innovation supérieure rendue possible par des politiques économiques adéquates et guidée par une spiritualité et des valeurs. Mais la notion de progrès doit s’inscrire dans une civilisation, en l’occurrence la civilisation européenne, qui est très marquée philosophiquement, artistiquement et même dans le domaine des relations humaines.
Entrons dans le vif du sujet, innovation et musique. Je vais tenter d’être brève pour nos lecteurs et donc caricaturer quelque peu Schumpeter et votre pensée afin de présenter un résumé rapide de la thèse que vous défendez dans votre dernier livre. L’innovation est porteuse de croissance et de progrès même si pendant les phases de transition entre deux ères, elle peut s’avérer au premier abord plutôt destructrice, d’un ancien état, d’une ancienne donne auxquels elle se substitue mais permet in fine l’avènement de progrès et d’améliorations. De nouveaux métiers, de nouvelles technologies se substituent aux anciens. Il n’y a pas adjonction mais destruction et remplacement.
Peut-on dire que l’on constate également dans l’art une innovation au sens schumpétérien du terme ?
L’art a beaucoup évolué pendant les grandes vagues d’innovation schumpétérienne sans que l’on puisse, évidemment, parler de progrès car le progrès ne concerne pas l’art, mais les sciences. Par exemple ce n’est pas pour moi un hasard si les symphonies de Londres de Haydn ont connu un tel succès à leur époque. Elles ont été composées au début de la révolution industrielle en Angleterre, quand une large classe moyenne a commencé à se développer et que les premiers concerts publics ont été organisés. Les gens veulent voir et entendre les artistes qu’ils aiment et les symphonies de Haydn sont « faciles » à écouter pour le public. Le terme « facile » n’est pas péjoratif pour moi car j’estime que Haydn est un immense compositeur, souvent sous-estimé. De la même manière, Rossini, comme Verdi sont des stars immenses à leur époque et leurs opéras sont en quelque sorte –indépendamment du génie de composition et d’écriture – des archétypes d’œuvres populaires que les gens peuvent s’approprier très facilement. Regardez Liszt également. Pianiste sublime et incroyablement doué, à la beauté irrésistible, inspiré dans le fond et la forme par Paganini. Il connaît son succès quand la classe moyenne s’enrichit et que le taux de diffusion du piano dans les foyers se développe. Dans toutes les familles bourgeoises, notamment à Paris, il y a alors un piano. Bien que Liszt adorât se produire en public, jamais il n’aurait connu un tel succès s’il était né un siècle plus tôt. Comme pour Haydn les gens choisissent ce qu’ils aiment et veulent entendre. A partir de 1820 le PIB par habitant s’envole. De plus en plus de gens peuvent aller au spectacle, acheter des partitions. Cette accélération économique et sociale déclenche aussi une accélération dans l’évolution du goût des gens. Leur goût se sédimente moins et évolue plus rapidement, comme l’art. A peine un siècle sépare la mort de Mozart en 1791 et l’avènement de Stravinski au début du XXe siècle avec tous les stades intermédiaires exceptionnels entre les deux : on a connu Beethoven, Schumann, Strauss et Wagner. L’accès à plus de culture par un plus grand nombre plus rapidement a accéléré le changement des goûts car le public plus nombreux se lasse aussi plus rapidement. Est-ce cela qui a obligé l’art à évoluer ou est-ce les artistes innovants qui ont su plaire aux spectateurs ?
Les opéras de Wagner sont aussi à leur manière un témoignage ou une conséquence de l’évolution économique à trois titres : les conditions matérielles de la vie de Wagner ; la construction de Bayreuth et l’écriture wagnérienne. Louis II doit rompre, au moins en apparence, avec Wagner sous la pression de l’opinion publique bavaroise et très regardante sur les finances publiques. C’est la fin du roi tout puissant et la prééminence de l’opinion publique. Bayreuth est né parce que Wagner a dû quitter Munich et a pu être financé car l’économie était au sommet d’une bulle dans le secteur de la construction ! Ces évolutions s’accompagnent d’une révolution sur le plan stylistique. Wagner fait évoluer la forme classique de l’opéra mariant théâtre et musique pour créer le « drame musical » (et son « Sprechgesang »), héritier en quelque sorte du Singspiel (qu’il rendra obsolète – sans le détruire), introduisant les leitmotiv(s) propres à chaque personnage.
Tous les artistes n’étaient donc pas maudits ?
S’il existe évidemment quelques rares artistes maudits, la plupart des grands artistes étaient des stars de leur époque : Haendel, Verdi, Rossini et Wagner étaient des stars incontestables. Stravinski et Rachmaninov étaient obnubilés par l’argent. Mozart à ce titre est une exception mais pour moi il était en fait très en avance sur son temps. Mozart en quelque sorte a voulu se faire auto-entrepreneur à une époque où les artistes étaient salariés d’un gouvernement ou d’une église. Il voulait une vie différente de son époque, une vie indépendante, contrairement à Haydn qui a été sur ce plan, plus sage. Norbert Elias a consacré un petit livre magnifique au décalage entre les aspirations économiques de Mozart et l’infrastructure de son temps comme aurait dit Marx.
Il y a donc indiscutablement une conséquence de l’économique sur l’esthétique.
L’œuvre d’art est contextualisée par son époque mais ne se limite évidemment pas à cette dernière. Sinon comment expliquer que Bach dont on reconnaît immédiatement l’écriture contrapuntique fascine encore aujourd’hui par la modernité de ses thèmes ? De la même façon, je ne connais rien de plus drôle que Don Quichotte. Le style et l’intrigue sont évidemment datés mais les répliques savoureuses sont intemporelles.
L’art, le grand, tout en évoluant, produit des œuvres intemporelles qui servent de refuge à l’humain pendant les grandes périodes de changement. C’est la thèse d’Hannah Arendt à laquelle j’adhère et que je reprends dans mon livre.
Que dire alors de la musique dodécaphonique et de la musique contemporaine actuelle dont on devine le peu d’affection que vous lui portez à la lecture de votre livre ?
L’apparition de la dodécaphonie est parallèle à la déconstruction du cubisme et ce n’est pas un hasard si cela se produit pendant l’une des grandes phases schumpétériennes. L’économie du début du XXe siècle fut une période de destruction créatrice liées aux innovations de la Belle Epoque –enregistrement, voiture, photo – qu’on retrouve dans l’art. Vous allez me dire que le cubisme et le surréalisme sont une réaction à la première guerre mondiale. Je veux bien mais la première guerre mondiale est elle-même liée à la grande naïveté technologique et économique née de la Belle époque. Comme le dit Stefan Zweig, cette guerre a servi de réceptacle à un excès de force et de confiance.
Malgré tout la persistance de la musique dodécaphonique dans un monde capitaliste est une anomalie. J’aime énormément La Nuit Transfigurée de Schoenberg et j’ai toujours écouté Dutilleux mais suis en revanche complètement fermé à cette partie de la musique du XXe siècle qui abolit l’harmonie, la mélodie et le rythme. Je ne suis pas le seul, ces musiques n’ayant pu être joué que grâce à l’argent du contribuable mais pas celui du public. Nous en reparlerons avec Karol (Beffa) tout à l’heure mais je pense que David Bowie et les Beatles seront les artistes que l’on retiendra de la deuxième partie du XXe siècle, bien plus que Boulez (je parle du compositeur car Boulez chef d’orchestre, en revanche, est grandiose). La Pop music a pris la place de la musique dite classique car cette dernière s’est enfermée dans un genre qui ne génère pas spontanément de sentiment de beauté et donc de contemplation, comme l’explique bien Roger Scruton. Le XXe siècle restera le siècle au cours duquel les gens ont peu écouté la musique savante de leur époque, à quelques exceptions près. Et cela se retrouve dans l’art conceptuel et l’art contemporain. Je reviens à Hannah Arendt qui elle avait raison de considérer que l’art doit être rattaché à une forme d’esthétique. Aujourd’hui l’œuvre d’art conceptuelle est considérée comme telle plus pour le message qu’elle véhicule que pour sa réalisation, indépendamment donc de toute forme d’esthétique. De ce point de vue, une partie de l’art conceptuel est contraire à l’idée Hégélienne extrêmement puissante selon laquelle l’art nous touche car c’est le concept caché dans la beauté qui nous plaît. En creux, cela signifie que la beauté est nécessaire.
Vous disiez tout à l’heure que l’art devient refuge de l’homme pendant les phases de changement schumpétériennes. L’art devrait-il être une mission régalienne de l’Etat ?
Quand on est dans un monde qui change, dans une phase de profonde mutation hyper-schumpétérienne comme celle que l’on traverse aujourd’hui, il faut impérativement enseigner aux enfants un savoir classique et intemporel : jamais aujourd’hui latin grec musique classique n’ont été aussi importants à transmettre. A mon humble niveau, je me replonge en permanence dans Smith, Marx, Keynes et Schumpeter. La création spontanée n’existe pas. On peut être libéral et intelligent à la fois, en tous cas il faut essayer. Investir dans l’éducation génère évidemment du positif pour la société. C’est pareil pour l’Art et la Culture.
Oui il est nécessaire de conserver des subventions pour ces derniers, et particulièrement pour le spectacle vivant mais il est également certain que l’Etat ne doit pas s’ingérer en dictant les goûts musicaux sinon on aboutit à un échec de l’esthétique comme le prouve le financement de l’Ircam et l’ère Boulez.
Le spectacle « en public » ou spectacle vivant comme on l’appelle aujourd’hui existe sous sa forme actuelle depuis la fin de la renaissance environ. C’est un secteur très difficile à rentabiliser car on a constaté qu’il n’y a pas de gain de productivité contrairement à tous les autres domaines de l’économie. Le coût de mise en scène d’un opéra aujourd’hui est le même qu’autrefois, voire plus exorbitant, du fait des cachets de certains metteurs en scène, chefs ou chanteurs. Comparé à l’évolution du pouvoir d’achat des spectateurs, le prix demeure incroyablement élevé. Il faut donc mettre de l’intelligence ailleurs : produire dans des salles plus grandes, faire des co-productions, mais ça ne suffit pas. Il faut donc des financements complémentaires aux achats de billets. Ces financements peuvent éventuellement être publics mais pas forcément.
L’Etat doit accorder des subventions octroyées sur des bases simples et transparentes; le partenaire privé reçoit un cahier des charges culturel qualitatif en échange. Il faut inventer un nouveau Business Model du secteur musical, le rendre plus libéral.Pourquoi ne pas imaginer aussi que des banques ou des grandes entreprises commandent et financent des opéras ? Que faisait Bach ? Il répondait à des appels d’offre d’institutions ecclésiastiques, et ses œuvres ne sont pas des sous-œuvres ? L’histoire de la musique montre que si la forme d’une œuvre dépend de son commanditaire, ce n’est pas le cas de sa qualité. Pourquoi pas un opéra sur la gestion d’actifs, par John Adams ou Karol Beffa financé par Deutsche Bank par exemple ?Il faut de toute façon aller vers des fondations de financements privés ou alternatifs. Et c’est là que le ministère de la culture peut jouer un rôle important de coordination par exemple. La musique et le capitalisme ont toujours eu une relation pour le pire et pour le meilleur mais, avec du recul, plutôt pour le meilleur. Le siècle d’or de la création musicale, c’est bien le capitalisme qui l’a permis.
Ce sont les grands labels qui vont être contents de lire cela, avec l’arrivée du streaming…et que dire aussi des intermittents du spectacle dans ce contexte ?
L’industrie du disque a bien subi ces dernières années une phase de destruction créatrice. Cela a eu un impact important sur la création car on a asséché toute la chaîne de valeur, et ce jusqu’à la production et la création. Une négociation entre les producteurs et Deezer ou Spotify sur les redevances liées au streaming, à mon sens trop faibles, est urgente. Cela passera sans doute par une augmentation du prix des abonnements mais je ne vois pas le problème. Entre le prix d’un CD et la quasi-gratuité, il y a un entre-deux à trouver. Nous sommes aujourd’hui trop proches de la gratuité. Comme je vous l’ai dit, le spectacle vivant n’aura jamais la capacité à financer toute la création et la production.
Quant aux intermittents, l’activité culturelle de type spectacle vivant est par essence une activité intermittente avec des périodes d’inactivité donc. Si ce n’est pas le chômage qui finance ces périodes, comment les rémunérer ? On sous-traite au ministère de la culture? On aboutirait inéluctablement à une nationalisation de la culture ce qui serait inacceptable. Le régime général paie donc pour les intermittents. In fine, c’est à se demander si l’évolution de l’état providence en cette période de profonde mutation schumpétérienne ne devrait pas être un renversement complet du système en faisant du système intermittent le système général par exemple.